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Algérie : l’État profond face au mouvement du 22 février

Alors que le frère du président et deux ex-patrons du renseignement ont été placés en détention provisoire, que cherche l’armée ? Côté cour, elle affirme protéger la révolution pacifique, mais côté jardin, elle s’attelle à la consolidation d’un pouvoir prétorien
Le général Mohamed Mediène, aussi connu sous le nom de Toufik, patron des services secrets algériens durant 25 ans, a été arrêté samedi (capture d’écran Al Jazeera)

Le congrès de la Soummam, en août 1956, a mis en place un embryon d’État national, séculier et civil. Le texte définit le futur État comme « une république démocratique et sociale garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d’une même patrie, sans discrimination ». 

Le processus de la mise en place d’un État démocratique reposait sur la primauté du civil sur le militaire comme principe directeur de la lutte de libération. L’assassinat de l’architecte de cette rencontre (Abane Ramdane) a permis aux colonels, comme une force politique conquérante, de rendre ce principe caduc. 

La militarisation de la lutte de libération et du politique dans la période post-coloniale a consolidé cette orientation. Cette démarche a trouvé un terrain fertile dans la radicalité du nationalisme algérien dont le discours était étranger à la langue de la démocratie. 

Le congrès de la Soummam, qui s’est tenu le 20 août 1956, voulait structurer la révolution, lui donner une assise nationale et lui assurer une présence sur le plan international (capture d’écran)

Ce processus est mis en branle au détriment de la promotion de la société civile et du respect des libertés individuelles et collectives. La  mise en place d’un puissant appareil sécuritaire reposant sur l’arsenal de lois de l’État colonial fut l’enjeu véritable de la construction de l’État national. L’État profond s’est consolidé au gré des soubresauts de l’islamisme, des revenus pétroliers et de la lutte des clans au sein du bloc social au pouvoir. 

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Le mouvement du 22 février n’est en rien un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il traduit une accumulation des luttes de toute une période répandue dans des milieux sociaux, professionnels, culturels, géographiques et politiques. Une fois que le verrou de la peur a sauté, une véritable lame de fond s’est libérée au son de L’Ode à la joie. 

L’État profond s’est consolidé au gré des soubresauts de l’islamisme, des revenus pétroliers et de la lutte des clans au sein du bloc social au pouvoir

Depuis l’indépendance nationale, paradoxalement, les différents gouvernements qui se sont succédé ont édicté l’espace public physique comme une propriété privée. Toute manifestation publique est perçue comme une atteinte à la sécurité de l’État et la cohésion nationale. 

Sans demander d’autorisation, les Algériens se sont brusquement appropriés physiquement la sphère publique dans une ambiance bon enfant. Ils sont résolument déterminés depuis plus de deux mois à mettre un terme à un système politique archaïque.

La puissance du mouvement social a brutalement fissuré le bloc au pouvoir sous-tendant l’État profond et ses démembrements. Si la revendication « Système, dégage ! » n’est pas n’est au centre des préoccupations des élites, elle représente, en revanche, pour la rue, la revendication pivotale, autour de laquelle gravitent les autres. 

La jeunesse, acteur majeur de la révolte populaire, perçoit la mobilisation de type horizontale comme l’instrument privilégié pour un changement radical. Pour l’opposition institutionnelle, il faut rapidement transformer cette mobilisation en une autre forme de mobilisation, verticale. Cette approche, soutenue par la communauté internationale, suppose que les tenants du pouvoir sont prêts à céder le pouvoir. La génération des réseaux sociaux qui a tiré un grand enseignement de la génération des émeutes, a rejeté cette sortie de crise. 

Fin de la primauté du politique sur le militaire

L’unanimisme de façade du FLN-ALN (Armée de libération nationale) est rompu dès la première réunion du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA)qui s’est tenue au Caire en août 1957. Pour atteindre le quorum, des officiers n’appartenant pas au CNRA sont cooptés, dix colonels sont associés à cette réunion. 

La primauté du politique sur le militaire est de jure supprimée. Cette réunion a mis à mort Abane Ramdane, si ce n’est pas physiquement, du moins politiquement. Il est précisé lors de ce conclave que « le but de la révolution algérienne demeure l’institution d’une république démocratique et sociale qui ne soit pas en contradiction avec les principes fondamentaux de l’islam ». 

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Cette réunion constitue le premier coup de force des colonels. Depuis, le coup de force, militaire, économique, islamique, électoral ou  constitutionnel deviendra la méthode privilégiée pour conquérir le pouvoir ou le préserver au détriment de l’alternance politique.

Au lendemain des accords du cessez le feu, l’Armée des frontières,  sous la houlette du colonel Houari Boumediène, marche sur Alger et parvient à destituer le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), le pouvoir légitimité de l’Algérie indépendante. 

Cette armée, moderne et disciplinée, est baptisée « Armée nationale populaire » et s’attribue de la légitimité de la glorieuse armée de libération, l’ALN, une rente révolutionnaire, historique, intarissable. L’ANP sera perçue dans le discours officiel comme le prolongement du combat libérateur tout en prenant le soin de  gommer la lutte politique et diplomatique. 

L’indépendance nationale était beaucoup plus une victoire politico-diplomatique que militaire. La prise du pouvoir par les colonels marque ainsi la fin d’un rêve de tout un peuple, d’une lutte séculière de plus d’un siècle.

L’élimination des opposants à la confiscation du pouvoir a conduit au putsch du 19 juin 1965, dans lequel Abdelaziz Bouteflika a joué un rôle important dans sa préparation. Le « groupe d’Oujda » consolide son assise politique et sociale après l’échec du coup d’État de décembre 1967. L’appareil sécuritaire armée-sécurité militaire-police-gendarmerie-services parallèles, allait permettre au régime d’assurer sa pérennité à travers un total maillage des institutions et de la société.  

Les programmes de développement, à partir de 1969, permettent la mise en place d’une gigantesque infrastructure économique et d’industrialisation donnent infrastructure  au processus de construction étatique. « Un État fort qui survivrait aux hommes et aux événements », telle fut la devise de Boumediène et des élites socialistes reconverties en protagonistes de l’économie de marché sous le règne des généraux militaires.  

L’appareil sécuritaire armée-sécurité militaire-police-gendarmerie-services parallèles, allait permettre au régime d’assurer sa pérennité à travers un total maillage des institutions et de la société

L’armée parviendra à construire son propre État en se substituant à la souveraineté populaire. Le discours ambiant fait un véritable dogme de la parfaite identité entre armée et nation. 

Il faut attendre les émeutes d’octobre 1988 pour assister à sa fissure. Une armée révolutionnaire tira sur de jeunes manifestants en faisant plusieurs centaines de victimes. Les tenants du pouvoir tentent aujourd’hui de regagner la légitimité populaire qu’Abdelaziz Bouteflika a fini par confisquer pour asseoir sa domination politique et son hégémonie. 

L’ANP, sous la direction du général Ahmed Gaïd Salah,vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, a envahi l’espace médiatique depuis la détérioration de l’état de santé de Bouteflika. 

Gaïd Salah professe à qui veut l’entendre que son implication directe dans le champ politique vise seulement à « accompagner » le mouvement citoyen comme si la jeunesse, le fer de lance de cette insurrection, n’était pas consciente des véritables enjeux auxquels le pays fait face. Le peuple est toujours perçu comme un enfant n’ayant pas acquis encore l’âge de raison. Il a besoin d’un tuteur. Pour les esprits militaristes, d’un homme fort. 

Dans les textes fondamentaux, l’islam est consacré religion d’État alors que le contexte révolutionnaire de l’époque ne s’y prête pas.

Les Algériens qui vienne de montrer au monde entier que leur identité nationale est restée indemne durant la colonisation n’ont en réalité pas besoin d’une loi pour prouver leur religiosité et leur foi. La société à la fin de la guerre de libération n’a perdu ni sa personnalité ni ses repères. Bien au contraire, l’idendité nationale dans toute sa diversité s’est consolidée durant la lutte anti-coloniale. 

Dans le secteur de l’éducation, une politique forcenenée de l’arabisation est mise à en branle dans un tohu-bohu indescriptible alors que le bilinguisme était la méthode la plus appropriée pour l’intérêt national. 

Le peuple, toujours perçu comme un enfant

Cette politique n’a pas comme objectif ultime de préparer les Algériens  à relever les nouveaux défis pour reconstruire nationale. Elle a en réalité un double objectif. D’une part, cette politique vise la « décolonisation » des esprits acquis à la rationalité cartésienne et aux valeurs occidentales et universelles. D’autre part, elle vise l’islamisation des générations  montantes pour en faire des militants prêts à rebondir à tout moment  pour protéger les « constantes nationales ». 

L’enjeu n’est pas de former des citoyens en mesure de gérer la cité. L’esprit de délibération n’est pas, comme dirait Pierre Rosenvallon, l’objectif ultime de l’éducation nationale. Le système éducatif a finalement marginalisé l’ensemble des Algériens, dits « arabisés », en réalité « françarabisés », ne maîtrisant ni l’arabe ni le français. 

Sans compétence avérée, la jeunesse algérienne dans les années 2000 rencontre de sérieuses difficultés à s’intégrer dans la mondialisation  dont l’offre de travail est déjà structurellement limitée. 

L’appareil militaire et les services de renseignement sont désormais réunis sous l’autorité du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah (AFP)

Ce n’est pas un harsard fortuit, si le nom de Taleb Ibrahim, un protagoniste de l’arabisation tous azumits, a circulé sur le web pour diriger la période de transition politique. Aussi, le nom du général Liamine Zeroual, prédécesseur de Bouteflika, a circulé, mais pour d’autres raisons. 

La révolution des technologies de communication a toutefois permis à la nouvelle génération de se réveiller du fanatisme aveugle, de l’engourdissement ambiant et des manipulations puériles. Cette révolution l’a propulsée à l’avant-garde du mouvement social mondial.  

En 1958, un ministère au renseignement est attribué dans le premier GPRA. La fonction policière est incorporée à la fonction politique avant même la naissance de l’État indépendant.

Ce ministère émerge à la veille du cessez-le-feu comme l’institution la plus importante du GPRA. Il regroupe près de 1 500 cadres parmi les plus formés quand les « ministères civils » n’en comptent que quelques dizaines. 

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De jeunes officiers sont envoyés dès la veille de l’indépendance pour une formation spécifique en URSS et en Europe de l’Est. La première promotion est formée par le KGB et aura pour nom de code « tapis rouge ». Kasdi Merbah fait partie de ce groupe, il deviendra le chef de la redoutable SM (Sécurité militaire) de 1962 à 1979, et Mohamed Mediène, alias Toufik, chef duDépartement du renseignement et de la sécurité (DRS) de 1990 à 2015.   

Les « hommes de l’ombre » seront au cœur de la décision politique dans l’Algérie post-coloniale. Les membres du Ministère de l’armement et des liaisons (MALG) passent à la postérité sous la dénomination de « Malgaches ». Ils restent très influents dans la prise de décision de nos jours, y compris ceux qui se sont reconvertis dans les affaires. 

L’histoire des services de sécurité est intimement liée l’évolution du système politique. Leur association vient de dénoncer « un système qui a atteint ses limites », cette dénonciation exprime clairement que la lutte des clans ne peut aller au-delà. 

L’État, c’est l’armée, le DRS, la nation, l’économie de bazar. Aucun  commis de l’État, quel que soit le secteur dans lequel il officie, ne peut être coopté sans qu’une enquête d’habilitation effectuée par le DRS ne lui soit favorable. Sous le règne du parti unique, la carte du FLN était même exigée pour pouvoir prétendre à la fonction supérieure de l’État.

Contrairement à une idée très répandue dans l’opinion, la décision révolutionnaire prise par le gouvernement Hamrouche n’est pas l’ouverture médiatique, mais la décison relative à l’enquête d’habilitation.

Son sucesseur l’a rapidement rétablie. L’establishment militaro-policier n’a pas pardonné particulèrement à un des leurs d’avoir commis une faute irreparable. 

L’État, c’est l’armée, le DRS, la nation, l’économie de bazar

Le mouvement de protestation, de par son ampleur et son horizontalité, a fait l’objet d’un jeu d’ombres. La contre-révolution a infiltré dès le début l’insurrection citoyennne. 

Les appels anonymes contradictoires sur les réseaux sociaux dénotent clairement qu’ils ne proviennent pas de la même source. Cette fois-ci la protestation populaire n’est pas un « chahut de gamins » comme ce fut le cas lors des émeutes d’octobre 1988. 

La région MENA est traversée par une lame de fond depuis une dizaine d’années. La contre-révolution sous la houlette de l’État profond est rapidement parvenue à écraser dans le sang le Printemps arabe. 

La Tunisie est l’un des rares pays à avoir réussi une transition démocratique. Cette transition a toutefois permis à l’État profond de se redéployer dans les institutions de l’État post-Ben Ali et se faire une nouvelle virginité. La Tunisie est aujourd’hui telle que le tissu social risque de partir en lambeaux. La transition politique a été idéologisée en rejetant aux calendes grecques la question socioéconomique dont le traitement se complique davantage chaque jour qui passe.

La lame de fond régionale a donné naissance au Mouvement du 22 février. Comme une grande particularité algérienne, l’État profond n’ a pas réussi, deux mois après l’irruption de la colère salutaire, à la contrôler, et par conséquent, à l’orienter vers une direction particulière.

De par son caractère national, son ampleur et sa radicalité, d’une part, et, d’autre part, la guerre clanique, l’insurrection citoyenne semble être incontrôlable et imprévisible. 

Manœuvres, ruses, intimidations et fake news

Dans la configuration actuelle, la mobilisation horizontale, sans canalisation, sans organisation, est la seule force politique capable de changer le rapport de force ambiant pour mettre irreversiblement un processus révolutionnaire en marche. Le mouvement d’action ne pourra pas se transformer en mouvement d’expression politique tant que le personnel politique reste en place.     

Les tenants du pouvoir ont mis en effet en branle, pour avorter le mouvement citoyen diverses techniques, manœuvres, ruses, intimidations et fake news.Le pouvoir, déconnecté de la réalité de l’Algérie profonde, a sous-évalué la détermination d’un peuple à en découdre avec le système de prédation et de la hogra. 

L’intelligence politique de la jeunesse a déjoué plusieurs pièges tendus par la main invisible qui n’a pas hésité à activer ses réseaux anciens récents et dormants. Pour l’instant, le mouvement reste solidaire et uni à travers tout le territoire national en dépit des provocations des forces sécuritaires.

Le chef de l’état-major de l’ANP, au lieu de restituer la clé de la citadelle aux Algériens, a tendance à préférer la garder jalousement comme un trophée de guerre

Le général Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense,  qui avait  joué un rôle actif dans la cooptation de Abdelaziz Bouteflika en 1999, a révélé que Said Bouteflika, arrêté samedi et placé dimanche en détention provisoire avec les généraux Mohamed Mediène et Athmane Tartag, était prêt, pour garder le pouvoir, à décréter « l’état d’urgence ou l’état de siège ».  

Liamine Zeroual, qui avait quitté le pouvoir par la grande porte, a refusé d’y revenir par la petite. Il n’était pas très intéressé à diriger ce coup de force fomenté par « la bande anticonstitutionnelle ». Le commandement de l’armée avait pris par la suite la précaution de mettre en garde : « toute décision prise en dehors du cadre constitutionnel est considérée comme nulle et non avenue ».

Gaïd Salah, qui a menacé l’ex-chef du DRS de « mesures fermes », n’a  rien entrepris entre-temps contre lui. Un mois plus tard, il lance de nouveau des accusations à son encontre, d’avoir provoqué l’insurrection  citoyenne. Auparavant le commandement militaire a offert une sortie honorable à l’ex-président Bouteflika, une sortie honorable, une  démission, alors qu’il était attendu une destitution. Une ligne rouge semble circonscrire la guerre des clans : la perennité du système politique est au dessus l’intérêt national.

Le chef de l’état-major de l’ANP, au lieu de restituer la clé de la citadelle aux Algériens, a tendance à préférer la garder jalousement comme un trophée de guerre. Il persiste, en s’opposant à la volonté populaire, à faire valoir un constitutionalisme anachronique, un costume taillé sur mesure par l’ancien président. 

Il est devenu entre-temps l’homme fort de la nouvelle feuille de route  alors que le chef d’État par intérim, un apparatchik, fait de la figuration protocolaire.Si, côté cour, l’armée affirme qu’elle protège la révolution pacifique, côté jardin, elle s’attelle à la consolidation d’un pouvoir prétorien. En un mot, elle joue à merveille son rôle de Janus.

En Afrique et au Moyen-Orient, les militaires n’ont pas tendance à remettre le pouvoir aux civils. Ils n’ont pas opéré la révolution copernicienne. 

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Le Soudan semble faire exception. Le mouvement populaire, en tirant les enseignements de l’Égypte et des autres expériences, ne s’est pas contenté de la destitution du président Omar el-Béchir. Le mouvement exige le retour des militaires aux casernes. Une partie du pouvoir est déjà transférée aux civils. Les Soudanais ne sont pour autant rentrés chez eux après cinq mois de manifestations populaires à travers le pays.

Cette victoire n’est pas le résultat en grande partie du Conseil militaire de transition mais de la lutte du peuple soudanais sous la direction de l’Association des professionnels soudanais (APS).

La lutte entre les différentes ailes de l’État profond s’est infiltrée dans le hirak au lendemain du coup de force du 30 mars 2019. Le comportement de la police à l’égard des manifestations pacifiques a en effet changé depuis la quatrième marche.  

Ce constat s’est confirmé de manière spectaculaire le vendredi 12 avril  alors que les policiers ont réprimé des manifestants à Alger en usant de gaz lacrymogènes.

À la veille de chaque manifestation, la gendarmerie nationale, corps dépendant de l’ANP, se déploie dans tous les accès périphériques menant vers Alger. Il semble que les barrages filtrants sont salutaires pour les manifestants, comme si la kalashnikov était plus efficace que la loi. 

Les médias publics et les médias privés continuent à fonctionner comme au plus fort du bouteflkisme

Cette attitude contredit fortement les professions de foi que fait chaque mardi le chef d’état-major de l’ANP, sous l’autorité duquel est placé ce corps de sécurité. La Constitution, dans son article 55, est claire à cet effet. Il y est précisé dans son alinéa 1 que « tout citoyen jouissant de ses droits civils et politiques a le droit de choisir librement le lieu de sa résidence et de circuler sur le territoire national ». 

Il est aussi énoncé que « toute restriction à ces droits ne peut être ordonnée que pour une durée déterminée, par une décision motivée de l’autorité judiciaire ».

Les Algériens ne demandent aucune protection singulière, mais seulement l’application de la loi dans toute sa rigueur. « Les forces armées sont motivées par la préservation du régime », souligne le Financial Times, « plutôt par le moindre désir de démanteler un système de gouvernance en place depuis l’indépendance de la France en 1962 ».

Des colonels à la retraite, des chefs de partis, des universitaires défilent, pour amplifier le discours contradictoire de l’État profond, à longueur de journée sur les plateaux télé et les studios des radios.Les médias publics et les médias privés continuent à fonctionner comme au plus fort du bouteflkisme.

L’ANEP (entreprise nationale de communication, d’édition et de publicité) distribue toujours la publicité selon des règles non écrites, opaques, comme le gouvernement Bedoui l’a reconnu lors du premier Conseil du gouvernement post-Bouteflika. Une mesure de cette réunion annonce, « l’adoption de la transparence et de l’objectivité dans la distribution de la publicité publique sans exclusion ni discrimination aucune entre l’ensemble des médias publics et privés ».

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Le monopole de fait de l’ANEP sur la publicité publique, une juridiction contredisant les règles de l’ouverture médiatique, est préservée contre toute attente. La lutte contre de la grande corruption se joue aussi dans le champ médiatique.

Le champ économique offre un autre front des luttes de sérail. La guerre clanique s’est infiltrée dans le dossier le plus sensible du Bouteflikisme : la prédation. 

La justice s’empresse de traiter certains dossiers de corruption et des affaires de dilapidation des deniers publics. L’appareil judicaire décrié par les Algériens comme l’instrument privilégié du système de hogra s’active à traiter certains dossiers alors qu’il était plus logique de mettre en place une approche plus sereine. 

Des mesures conservatoires devraient être prises dans l’immédiat en attendant l’installation d’une justice transitionnelle pour préserver les biens publics face à l’impunité de la prédation. 

Cette justice, animée par une volonté politique, sera en mesure de récupérer un montant équivalant aux revenus pétroliers de toute une année. Cette somme contribuerait inéluctablement à nous mettre à l’abri du scénario vénézuelien qui nous guette. 

Historiquement, tout nouveau pouvoir prétorien lance une campagne de lutte anticorruption pour se crédibiliser

La lutte anticorruption sous la houlette de Gaïd Salah est une autre ruse face à l’exigence de changement du régime politique. Aucun oligarque ne peut violer durablement la loi s’il n’est pas couvert par l’État profond,  bras politique séculier de l’armée.

Historiquement, tout nouveau pouvoir prétorien lance une campagne de lutte anticorruption pour se crédibiliser. L’Algérie ne fait pas exception. Le président Bouteflika a déclaré au lendemain de sa cooptation par le cabinet noir que l’Algérie était minée par la corruption et quinze généraux ont fait main basse sur l’économie nationale. Vingt ans plus tard, il n’y a pas un seul secteur d’activité qui ne soit pas traversé par des affaires de corruption, malversation et prédation.   

Le hirak, plus de deux mois après son irruption, n’a pas réussi à instaurer un débat démocratique et contradictoire sur la transition politique. 

J’ai comptabilisé plus d’une vingtaine de propositions et de programmes de sortie de crise. 

La grande faiblesse de cette riche litérature, c’est qu’elle ne définit pas clairement cette transition, par contenu et étapes. En revanche, on discourt sur sa durée, de six mois à deux années.  

La question de la transition politique

La période actuelle ressemble étrangement à celle qui a prévalu pendant la crise de l’été 1962. Une course effrénée à la course au pouvoir alors que le peuple en liesse pansait ses blessures. 

La question du rôle du militaire dans cette période reste le grand tabou  alors qu’elle avait figuré au centre des débats lors de la guerre de libération. L’élite actuelle, bardée de diplômes, a tendance à escamoter  les véritables enjeux de l’heure.

La période actuelle ressemble étrangement à celle qui a prévalu pendant la crise de l’été 1962

La dissolution de la police politique et du pouvoir occulte est un préalable à la transition démocratique. La doctrine sécuritaire a évolué avec la révolution des technologies de l’information. L’enjeu crucial du renseignement n’est plus la collecte des données, comme pendant la guerre froide, les informations sont facilement disponibles aujourd’hui.  Le problème réside dans le traitement de cette masse de données par des experts. 

La formation d’un expert en sciences humaines et sociales nécessite un investissement de 40 années. Le hacker d’aujourd’hui était l’agent secret d’hier. Les guerres de demain seront des cyberguerres. 

L’urgence n’est pas donc de limiter la durée de cette transition, ni d’en réduire ses objectifs. Ce qui est vital, c’est de définir politiquement et économiquement une transtion cohérente intégrée dans la phisolophie politique du hirak. 

Comme autre préalable important, la transition ne peut être conduite par les protagonistes zélés des troisième et quatrième mandat et ceux qui ont mis en mouvement la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat.  

Les Algériens intègres et compétents mais marginalisés sont très nombreux, ici et ailleurs. Dans cette perspective, toutes les bonnes volontés mettant l’interêt national au-dessus des intérêts particuliers, corporatistes et oligarchiques sont les bienvenues.  

Les Algériens vivent aujourd’hui un moment historique inédit, privilégié. Si les forces anticonstitutionnelles et occultes reprennent la main, la mobilisation pacifique reviendra violente d’ici quelques années, déstabilisera profondément l’unité nationale et détruira la cohésion sociale. Le chaos s’installera à tout jamais en Algérie et au Maghreb. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Rachid Tlemçani est enseignant-chercheur à l’Université d’Alger, professeur en relations internationales et sécurité régionale. Il a exercé dans plusieurs universités et think tanks (Harvard University, Georgetown University, Uppsala University, European University Institute et Carnegie Institution). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles dans des revues spécialisées comme Middle East Quarterly et Maghreb Machrek. Il travaille actuellement sur le thème de la consolidation de l’État sécuritaire de type autoritaire.
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