Comment l’histoire des relations américano-saoudiennes s’est transformée en contrats de vente d’armes de plusieurs milliards de dollars
Le Sénat américain vote ce jeudi 20 juin pour bloquer (ou pas) les ventes d’armes, contestées par de nombreux élus et d’une valeur de 8,1 milliards de dollars, à l’Arabie saoudite et d’autres pays arabes.
L’administration Trump a employé des pouvoirs extraordinaires fin mai afin de contourner le Congrès pour autoriser directement 22 ventes d’armes distinctes à Riyad et à Dubaï notamment. Pour le justifier, elle a invoqué une situation d’urgence provoquée par l’Iran.
Les détracteurs du soutien sans faille apporté par Donald Trump au pays du Golfe – et aux ventes d’armes américaines au gouvernement saoudien en particulier – commencent à en avoir assez de ce qu’ils considèrent comme l’intransigeance de Riyad.
Cependant, étant donné que Trump insiste sur le fait que les accords de vente d’armes sont un élément clé du plan de son gouvernement pour maintenir des liens étroits entre Washington et Riyad, un changement majeur semble improbable, expliquent plusieurs experts à Middle East Eye.
« L’argument a été que [les ventes d’armes] donnaient aux États-Unis un moyen de pression sur des sujets tels que les droits de l’homme », rappelle à MEE Jodi Vittori, chercheuse non résidente du programme Démocratie, conflits et gouvernance de la Fondation Carnegie. « Mais il est difficile de voir où… ce moyen de pression [serait] utilisé avec succès. Le bilan [saoudien] en matière de droits de l’homme ne fait qu’empirer. »
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1933 et le début de l’exploration pétrolière
Pour comprendre comment les relations américano-saoudiennes se sont ancrées si solidement et comment les dirigeants de Riyad ont été enhardis sous la protection des États-Unis, il faut remonter aux débuts de l’État saoudien moderne.
En 1933, moins d’un an après la fondation du pays, l’Arabie saoudite accorda des permis d’exploration pétrolière à un groupe de géologues américains avec le Standard Oil of California (SoCal), prédécesseur du géant pétrolier américain Chevron.
Le pétrole a été atteint cinq ans après le début de la mission d’exploration, consolidant les relations américano-saoudiennes pour les décennies à venir ; le partenariat entre SoCal et l’Arabie saoudite a été baptisé Arabian American Oil Company (Aramco).
Au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, le président Franklin Roosevelt a approfondi les relations des États-Unis avec l’Arabie saoudite, déclarant que la défense du pays était « vitale pour la défense des États-Unis ».
Roosevelt a commencé à envoyer de l’aide militaire américaine au pays en 1943 dans le cadre du programme américain Lend-Lease, qui a fourni un total de 50 milliards de dollars d’équipement militaire à 30 pays différents.
En retour, l’Arabie saoudite a accordé aux États-Unis le droit de construire des aérodromes sur son territoire.
En 1951, Washington et Riyad ont signé l’accord de défense mutuelle, qui constitue la base des ventes d’armes par les États-Unis au royaume et a créé une mission de formation militaire permanente des États-Unis en Arabie saoudite.
Au cours des années 1950 et 1960, les relations se sont développées, de même que le flux d’armes fabriquées par les États-Unis vers le royaume.
Entre 1950 et 1969, les États-Unis ont fourni un total de 218 millions de dollars de ventes militaires étrangères à l’Arabie saoudite, selon la Defense Security Cooperation Agency (DSCA) américaine.
Au début des années 1970, alors que la Grande-Bretagne se retirait du Golfe – décision qui a permis à Bahreïn, aux Émirats arabes unis (EAU), au Qatar et à Oman de déclarer leur indépendance – les États-Unis se voyaient offrir une chance de doubler leurs propres intérêts dans la région.
Et entre 1970 et 1972, la valeur totale des ventes d’armes américaines à Riyad a grimpé en flèche, passant de 14,8 à 296,3 millions de dollars, selon la DSCA.
Cette augmentation des achats d’armes coïncidait avec une incroyable augmentation des recettes pétrolières du gouvernement saoudien, lesquelles représentaient 25,7 milliards de dollars en 1975 contre seulement 1,2 milliard de dollars en 1970.
Aujourd’hui, l’Arabie saoudite ne fournit qu’environ 9 % de toutes les importations de pétrole brut aux États-Unis, Washington se concentrant sur les ressources nationales. Les armes américaines continuent cependant de circuler librement dans le royaume.
Entre 2013 et 2017, Riyad a acquis environ 18 % de toutes les armes américaines vendues, pour un montant total d’environ 9 milliards de dollars, selon un rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, qui suit les flux d’armes dans le monde.
Ce montant équivaut presque à la vente d’armes de 8,1 milliards de dollars à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, que l’administration Trump a appuyée malgré les objections du Congrès.
Le rejet du Congrès
La décision du président américain de faire passer cette vente – après avoir invoqué l’état d’urgence – intervient à un moment où l’Arabie saoudite fait l’objet d’une surveillance sans précédent du Capitole, en grande partie à cause de la guerre dévastatrice menée par le gouvernement saoudien au Yémen et du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi.
Au cours des deux dernières années, le Congrès a tenté d’user de son autorité pour faire pression sur Riyad afin qu’il mette fin à la guerre au Yémen par de multiples voies.
L’une d’elles était le gel des ventes d’armes par les États-Unis au profit du royaume et des Émirats arabes unis, un partenaire clé de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite dans ce pays déchiré par la guerre.
Mais le président américain a insisté sur le fait que le soutien de Washington à Riyad devait perdurer et la récente décision de Trump défie le Congrès, qui a depuis présenté 22 résolutions pour contester le transfert d’armes prévu.
« Il semble que ce statu quo ne pourra pas durer éternellement, surtout si l’Arabie saoudite poursuit ces actes éhontés »
- Seth Binder, Projet sur la démocratie au Moyen-Orient
« Que les législateurs réussissent ou non à bloquer l’accord de vente d’armes conclu avec l’administration Trump, la pression devrait inciter l’Arabie saoudite à s’aligner davantage sur l’attitude des États-Unis », estime Seth Binder, responsable du plaidoyer au Projet pour la démocratie au Moyen-Orient (POMED). « Mais rien dans les actes de l’Arabie saoudite n’indique un changement dans ses pratiques en matière de droits de l’homme. »
En dépit des récentes protestations des législateurs américains, Binder note que l’acceptation du récent comportement de l’Arabie saoudite par le gouvernement Trump est « un signe alarmant mais révélateur du maintien du statu quo ».
« Mais cela dit, il est clair que de plus en plus de membres du Congrès s’opposent à cela… La dynamique s’amplifie. Il semble que ce statu quo ne pourra pas durer éternellement, surtout si l’Arabie saoudite poursuit ces actes éhontés »
« Une course à l’armement unilatérale »
Mais pour le moment, l’Arabie saoudite semble être à l’aise sous la protection de l’administration Trump, estime Binder, citant la déclaration d’urgence comme un « exemple parfait » de la manière dont le président protège le pays du Golfe de toute responsabilité.
Jeff Abramson, un membre de l’Arms Control Association, un groupe non partisan axé sur des politiques efficaces de contrôle des armements, abonde dans ce sens.
« Il est clair que les États-Unis n’ont pas autant d’influence qu’ils le pensent, compte tenu du comportement de l’Arabie saoudite au Yémen », analyse Abramson pour MEE dans un entretien téléphonique.
L’Arabie saoudite dispose d’autres options en termes d’achat d’armes – une justification avancée par Trump lui-même pour continuer à autoriser les transferts d’armes, même après le meurtre de Khashoggi au sein de l’ambassade d’Arabie saoudite à Istanbul en automne dernier.
« Ils vont prendre cet argent et le dépenser en Russie, en Chine ou ailleurs », a déclaré Trump dans la semaine qui a suivi l’assassinat de Khashoggi, le 2 octobre.
Par ailleurs, d’autres pays proposent des armes que les États-Unis ne proposent pas, telles que la technologie des missiles balistiques, dont la vente est interdite aux États-Unis en vertu d’un règlement interdisant la vente de roquettes capables de porter des armes de destruction massive.
Pour sa part, l’Arabie saoudite a clairement indiqué qu’elle considérait son programme d’armement comme un moyen de garder le contrôle de sa propre population et de défier ses ennemis dans la région, à savoir l’Iran.
« L’Arabie saoudite ne souhaite acquérir aucune bombe nucléaire, mais il est certain que si l’Iran développait une bombe nucléaire, nous ferons de même sans tarder », avait déclaré le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à CBS dans une interview l’année dernière.
Désormais, avec des milliards de dollars d’armes américaines en route pour l’Arabie saoudite, la course à l’armement risque de s’intensifier.
« Nous sommes dans une situation où le Conseil de coopération du Golfe s’arme… comme un moyen de contrer l’Iran, mais l’Iran n’en est vraiment pas là en ce qui concerne les armes. C’est une course à l’armement unilatérale », relève Jeff Abramson, de l’Arms Control Association. « Le déséquilibre du pouvoir est vraiment frappant. »
Traduit de l’anglais (original) et actualisé par VECTranslation.
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