Blanchiment d’argent : la Tunisie quittera bientôt la liste grise du GAFI
Les autorités jubilent : la Tunisie a enfin finalisé le plan d’action fixé par le Groupe d’action financière international (GAFI), un organisme intergouvernemental qui vise à lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
La Tunisie sera donc bientôt retirée de la liste « grise », celle des pays sous surveillance où on retrouve entre autres le Ghana, l’Éthiopie, la Syrie ou le Pakistan.
Le chef du gouvernement Youssef Chahed l’a fièrement annoncé via son compte twitter dès jeudi soir, avant l’annonce officielle en conférence de presse par le gouverneur de la banque centrale tunisienne (BCT).
Traduction : « L’assemblée générale du GAFI décrète de l’efficience du système tunisien de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, ce qui permettra à la Tunisie de quitter la liste noire avant la fin de l’année »
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« Nous répondons à 36 recommandations sur 40 au total, ce qui est une bonne nouvelle pour la Tunisie. Notre avantage comparatif est désormais la transparence », a affirmé vendredi Marouane Abbassi, le gouverneur de la BCT.
Sur son site, le GAFI a précisé : « La Tunisie a achevé l’essentiel de son plan d’action et justifie une évaluation sur place pour vérifier que la mise en œuvre des réformes tunisiennes et que l’engagement politique nécessaire reste en place pour poursuivre la mise en œuvre dans le futur ».
Une visite des représentants du Groupe d’action financière est prévue pour septembre, puis l’officialisation du retour à la normale aura lieu lors de la plénière d’octobre.
Un contexte politique bien particulier
Mais même si le gouverneur appelle « à ne pas impliquer la BCT dans les polémiques politiques », cela reste un vœu pieu, car « la moitié du travail pour sortir de la liste ‘‘grise’’ est basée sur le soutien politique », explique à Middle East Eye Lotfi Hachicha, secrétaire général de la commission tunisienne des analyses financières (CTAF), l’interlocuteur du GAFI.
Cette annonce intervient en pleine période de précampagne pour les élections législatives et présidentielle, et quelques jours après l’amendement controversé de la loi électorale.
Il serait surprenant que le gouvernement ne cherche pas à tirer profit de ce qui est présenté comme un exploit « de rapidité et d’efficacité ». « En moyenne, les pays mettent deux à trois ans pour sortir des listes du GAFI, la Tunisie n’y est restée que dix-sept mois », relève-t-il.
« En moyenne, les pays mettent deux à trois ans pour sortir des listes du GAFI, la Tunisie n’y est restée que dix-sept mois »
- Lotfi Hachicha, secrétaire général de la commission des analyses financières
Le classement en décembre 2017 de la Tunisie sur la liste grise du GAFI a été l’un des moments forts du quinquennat, en particulier car l’image du pays à l’étranger est une source de préoccupation pour les autorités.
Le fait que l’Union européenne (UE) a emboîté le pas au GAFI et classé la Tunisie sur sa liste des juridictions fiscales non coopératives, a d’autant plus marqué les esprits. Elle en est définitivement sortie le 12 mars 2019.
Liste grise, liste noire : la confusion
« La Tunisie n’a jamais fait partie de liste ‘’noire’’ du GAFI où seuls l’Iran et la Corée du Nord figurent », rappelle le secrétaire général. La confusion entre les deux listes (GAFI et UE) et la concomitance des faits a semé la confusion dans l’opinion. « Nous n’avons fait partie que de la liste ‘’grise’’, c’est un gros malentendu qui s’est propagé très vite dans les médias », regrette Lotfi Hachicha.
Le GAFI a pointé du doigt des failles et décliné un plan d’action pour déclasser la Tunisie. « Les associations et le gel des avoirs des terroristes étaient nos principaux points faibles », poursuit-il. De ce fait, il a fallu amender dès 2018, la loi antiterroriste et celle contre le blanchiment d’argent adoptée en 2015.
Les débats parlementaires autour des amendements étaient expéditifs, les élus n’ayant aucune marge de manœuvre. Il fallait « se conformer aux recommandations », pouvait-on entendre en commission de législation générale lors de la discussion.
Le gouvernement a mis la pression sur le Parlement pour adopter une loi sur « le registre national des entreprises » qui met en place un identifiant unique et facilite l’identification des bénéficiaires finaux et réels se trouvant derrière chaque personne morale.
Au-delà du cadre légal, l’exécutif et la banque centrale se sont montrés dynamiques, organisant des conseils ministériels restreints, une dizaine de réunions présidées avec le gouverneur de la BCT et des dizaines de réunions techniques... L’équipe qui a géré ce dossier voulait communiquer l’image d’un travail acharné et marathonien.
L’une des mesures phares est le gel des avoirs. Deux mécanismes de gel sont mis parallèlement en place. D’abord, celui de la commission tunisienne des analyses financières, régi par la résolution du Conseil national de sécurité onusien datant du lendemain des attentats du 11 septembre 2011.
Prête-noms et argent de l’EI
Neuf millions et demi d’euros, 105 millions de dollars, 2 millions de francs suisses (1,8 million d’euros), et près de 52 millions de dinars tunisiens (15 millions d’euros) ont été gelés en 2018 et 2019. Des montants considérables d’autant que les Tunisiens vivant en Tunisie ne sont pas autorisés à détenir des devises.
« Il s’agit de comptes de sociétés ou de résidents à l’étranger. Souvent ce sont des prête-noms : un mineur, un chômeur ou un petit paysan qui ont des comptes sans lien avec leur situation réelle », explique à MEE Lotfi Hachicha.
Le deuxième mécanisme se conforme à une autre résolution onusienne plus récente, décidée en réaction à l’émergence du groupe État islamique (EI). La commission nationale de lutte contre le terrorisme, présidée par Mokhtar ben Nasr, un ancien colonel de l’armée tunisienne, a émis 103 décisions de gel d’avoirs d’islamistes armés avec des volumes variables.
Les revers de la lutte contre le blanchiment
Traquer, bloquer, geler… L’approche sécuritaire préventive notamment contre l’usage malintentionné des associations a toutefois des effets pervers. Les associations en Tunisie peinent à ouvrir des comptes bancaires.
« Les banques sont libres d’accepter ou de refuser un client selon leurs appréciations du risque qu’il représente », affirme encore Lotfi Hachicha.
Ainsi, les ONG identifiées précédemment par la CTAF comme un potentiel espace de blanchiment d’argent,se retrouvent hors du circuit bancaire, avec peu de suivi effectif possible par les instances de contrôle. Pire, la difficulté d’accès aux services bancaires signifie aussi une difficulté d’exercer pleinement la liberté d’association, un des rares acquis de la révolution de 2011, en plus de la liberté d’expression.
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