Le mandat de Béji Caïd Essebsi en sept événements
Le premier quinquennat post-Constitution de 2014 n’aura pas été un long fleuve tranquille. Béji Caïd Essebsi (BCE) a eu à affronter les attentats et l’effondrement économique. Il aura dû trouver un équilibre entre les aspirations de la révolution et la situation sur le terrain. Retour sur sept événements qui ont marqué la « politique de consensus » prônée par le chef de l’État.
Février 2015 : main tendue à l’ennemi Ennahdha
« Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. » Deux mois à peine après son intronisation et après l’échec du Premier ministre, Habib Essid, de former un premier gouvernement, Béji Caïd Essebsi, élu sur une ligne dure contre l’islam politique, fait volte-face.
Cette alliance contre-nature est perçue comme une habile manœuvre politique du président
Il tend la main au parti des Frères musulmans d’Ennahdha pour constituer un gouvernement de coalition et mettre fin « à l’esprit du parti unique », comme il se justifie alors.
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Proposition aussitôt acceptée par Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha. À respectivement 88 et 74 ans, les deux vieux loups dominent le jeu politique. Leurs partis pèsent 155 députés – 86 pour Nidaa Tounes et 69 pour Ennahdha – sur 217.
Les autres formations politiques n’ont que deux choix peu emballants : entrer dans la coalition et récupérer des miettes de pouvoir comme le feront l’Union patriotique libre (UPL) et Afek Tounes, ou être reléguées dans une opposition réduite à la portion congrue, à l’image du Front populaire (gauche radicale, quinze députés).
Au début, cette alliance contre-nature est perçue comme une habile manœuvre politique du président pour contrôler son ennemi-allié et éviter de violentes confrontations comme en Libye ou en Égypte.
À la fin de l’été 2014, les Frères musulmans libyens prennent le pouvoir par la force à Tripoli alors même que le scrutin législatif de juin leur avait été défavorable.
En Égypte, Abdelfattah al-Sissi est élu président de la République et maintien une politique répressive contre tout membre de la confrérie.
Au fil du temps, le spectre d’une guerre civile s’estompant, cette union est critiquée pour être à l’origine de la paralysie sociale et économique qui gangrène le pays.
À l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), aucun projet de loi n’est voté avant de faire l’objet d’une relecture attentive au sein de la « commission du consensus » où députés de Nidaa Tounes et d’Ennahdha se mettent préalablement d’accord.
Or, cette commission n’a aucune existence légale et empêche toute transparence des débats. Surtout, elle retoque les nombreux projets qui n’ont pas obtenu l’assentiment des deux partis mastodontes. Résultat, sur les 310 projets de lois passés par le Parlement, plus de 40 % concerne des textes techniques comme les accords de prêts internationaux.
2015 : les attentats et l’état d’urgence
Le 18 mars, attentat du musée du Bardo, 21 touristes tués. Le 26 juin, attentat dans un hôtel touristique à Sousse, 38 étrangers tués. Le 24 novembre, attaque contre un bus de la garde présidentielle, 12 victimes policières.
La société civile dénonce des fichages et des arrestations arbitraires par la police
Lors de ses premiers mois en tant que président de la République, Béji Caïd Essebsi a affronté les pires heures de la Tunisie post-révolution depuis les assassinats politiques des leaders de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en 2013.
Le pays vit depuis sous état d’urgence, sans cesse renouvelé par la présidence. L’année suivante, le 7 mars, des islamistes armés venus de Libye réussissent à planter le drapeau noir quelques heures au centre de Ben Guerdane, ville tunisienne située à la frontière.
La société civile dénonce des fichages et des arrestations arbitraires par la police au nom de l’état d’urgence.
L’image de la Tunisie comme « modèle du Printemps arabe » s’en trouve écornée.
Le pays est rayé de tours-opérateurs comme Thomas Cook, faisant dévisser la fragile économie tunisienne alors que le tourisme représente entre 7 % et 14 % du PIB et qu’il est le principal apport de devises. Le dinar tunisien a perdu plus de 40 % de sa valeur face à l’euro depuis janvier 2015.
Février 2016, août 2018, avril 2019 : l’implosion à fragmentation de Nidaa Tounes
Conséquence directe de cette stratégie d’alliance, Nidaa Tounes ne tarde pas à se déliter.
Pire, Hafedh Caïd Essebsi (HCE), fils de, se voit comme l’héritier naturel, au grand dam des militants historiques comme Mohsen Marzouk, ministre-conseiller du président de la République. De nombreux caciques, notamment dans l’aile gauche du parti, acceptent mal de s’effacer devant des membres d’Ennahdha.
En février 2016, Mohsen Marzouk et ses alliés créent un bloc parlementaire autonome qui deviendra le parti Machrouu Tounes.
Ennahdha devient de facto le premier groupe à l’assemblée. Si Béji Caïd Essebsi avait tendu la main aux islamistes, c’était pour dicter le tempo et non se voir imposer une « cohabitation » de fait.
Le coup de grâce arrive avec les élections municipales de mai 2018 : Nidaa Tounes n’obtient que 20,85 % des voix, loin derrière Ennahdha (28,64 %).
Le Premier ministre, Youssef Chahed, poussé par les sondages, crée un groupe parlementaire issu des rangs de Nidaa Tounes en août 2018, puis un parti politique en janvier 2019.
Nidaa Tounes est alors relégué au troisième rang du Parlement avec 37 représentants
Nidaa Tounes est alors relégué au troisième rang du Parlement avec 37 représentants. En avril 2019, Nidaa Tounes organise son premier congrès électif. Deux clans sont menés par Hafedh Caïd Essebsi et Sofian Toubel, président du groupe parlementaire.
Avec l’éclatement de Nidaa Tounes, ce sont toutes les composantes anti-islamistes qui se retrouvent éparpillées à quelques mois d’élections législatives et présidentielle cruciales.
14 juillet 2015 - 24 octobre 2017 : BCE plie face à la rue et à Ennahdha
Pour « tourner la page du passé » et « dans le cadre de la préparation d’un climat favorable et qui encourage à l’investissement », le président de la République avance le 14 juillet 2015 un projet de loi de réconciliation nationale qui vise à pardonner les hommes d’affaires et fonctionnaires corrompus sous l’ancien régime.
Des dirigeants d’Ennahdha s’indignent face à cette « amnistie »
Un texte peu contraignant pour les fraudeurs avérés. Plusieurs ONG le comparent à un « blanc-seing » donné à la corruption et à la malversation financière.
Un collectif, Manich Msamah (Je ne pardonne pas), se constitue et manifeste régulièrement dans plusieurs villes du pays pour l’abandon de la réforme.
Plusieurs dirigeants d’Ennahdha n’hésitent pas à monter au créneau pour s’indigner de cette « amnistie » offerte aux proches de Ben Ali. Béji Caïd Essebsi, qui revendique ce projet de loi, tient bon et tente de le passer en force en juin 2016 à l’assemblée.
La tentative échoue. Finalement, le président ratifie, le 24 octobre 2017, une loi de réconciliation administrative qui ne vise que les fonctionnaires.
13 août 2018 : le rendez-vous manqué avec l’histoire
La Journée de la femme est fêtée le 13 août en Tunisie pour célébrer le Code du statut personnel (CSP) qui a notamment mis fin à la polygamie.
Le président de la République veut, avec cette réforme, laisser une trace dans l’histoire
En 2018, BCE profite de ce jour anniversaire pour se saisir de l’une des recommandations de la Commission des libertés individuelles (COLIBE) dont le rapport lui a été remis en juin : l’égalité entre l’homme et la femme devant l’héritage.
Comme dans la plupart des pays arabes de la région, l’héritage se fait, à niveau de parenté égale, au détriment de la femme.
Le président de la République veut, avec cette réforme, laisser une trace dans l’histoire au même titre que le CSP de son mentor Bourguiba qui, à l’époque en 1956, n’avait pas osé toucher à l’héritage. Une question trop sensible, qui touche à la religion mais aussi au partage des terres et aux complexes relations intrafamiliales entre les familles de l’époux et de l’épouse.
Plus pragmatique, le fin politicien y voit l’occasion de semer la zizanie entre Ennahdha, dont la base est farouchement opposée au texte, et son nouvel allié Youssef Chahed, Premier ministre et ancien protégé de BCE avant sa rupture fracassante avec Nidaa Tounes.
Mais trop affaiblis au Parlement et eux-mêmes divisés sur la question, les députés du parti présidentiel n’ arrivent pas à inscrire le texte en plénière. Sûrement le plus grand échec politique de son mandat.
31 décembre 2018 : les fantômes du passé ressurgissent
Dès le départ, Béji Caïd Essebsi s’est méfié de l’Instance vérité et dignité (IVD) et de sa présidente, Sihem Bensedrine, jugée trop proche des islamistes.
L’IVD met en cause nommément Béji Caïd Essebsi pour complicité de torture
Il a tout fait pour empêcher l’IVD, en charge de faire la lumière sur les exactions commises en Tunisie de l’indépendance à 2013, d’accéder aux archives sensibles, notamment celles situées au palais de Carthage, la demeure du chef de l’État.
Malgré tout, dans son épais rapport, l’IVD met en cause nommément Béji Caïd Essebsi pour complicité de torture.
Les faits remontent aux années 1960 quand il était directeur de la Sûreté nationale puis ministre de l’Intérieur et, à ces titres, en charge des conditions dans les prisons tunisiennes.
Or, à l’IVD, Moncef el Materi, un ancien détenu, assure avoir décrit à BCE, lors d’une visite à la prison, les mauvais traitements subis.
Ce dernier aurait répliqué : « Tu es toujours têtu ! » Le prisonnier a ensuite été interdit de visite et a été attaché dans sa cellule en guise de punition.
Béji Caïd Essebsi s’est toujours refusé de commenter ces accusations dont il a pu prendre connaissance le 31 décembre 2018 quand il a reçu la première copie du rapport de l’IVD.
31 mars 2019 : le succès de sa politique arabe
« La Tunisie est le seul pays qui a de bonnes relations avec tous les pays arabes. » Le compliment vient de Cho Koo Rae, l’ambassadeur de Corée du Sud en Tunisie, qui précisait pourquoi son pays avait ouvert une chambre de commerce en Tunisie et non dans un pays arabe plus important économiquement.
C’est grâce à sa figure et à son aura que la Tunisie joue son rôle dans la géopolitique du monde arabe
La preuve, le 31 mars 2019, lors du Sommet arabe, dirigeants du Qatar et d’Arabie saoudite se retrouvent assis autour de la même table.
Scène inimaginable ailleurs qu’à Tunis, même si elle fut brève et s’acheva aussitôt que le représentant saoudien eut pris la parole, moment choisi par son homologue qatari pour partir.
Sa taille réduite et son économie insignifiante comparée à celle des pays du Golfe font de la Tunisie un havre diplomatique propice à calmer les tensions.
Mais pas seulement. Béji Caïd Essebsi, du haut de ses 92 ans, de sa longue carrière politique et de sa vivacité d’esprit restée intacte quasiment jusqu’au bout, en impose.
Mohamed ben Salmane (MBS), Mohamed ben Zayed (MBZ), Mohammed VI et d'autres montrent du respect à celui qui a joué un rôle dans l’indépendance de son pays, qui a connu de près Nasser, Hafez el-Assad, Yasser Arafat et qui était aux premières loges lors des guerres israélo-arabes.
C’est grâce à sa figure et à son aura que la Tunisie joue son rôle dans la géopolitique du monde arabe. Et il n’hésite pas à en jouer. En 2015, alors que les monarchies du Golfe classent le Hezbollah comme organisation terroriste, Béji Caïd Essebsi affirme le contraire sans que cela ne provoque de rétorsion de la part des États pétroliers à l’encontre de la Tunisie.
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