Derrière l’intervention turque en Libye, la convoitise du gaz en Méditerranée orientale
Réuni en séance exceptionnelle, jeudi 2 janvier, le Parlement d’Ankara a accepté la proposition du président turc Recep Tayyip Erdoğan d’envoyer des troupes et du matériel militaire en Libye – dont des drones Bayraktar TB2 de dernière génération – afin de prendre part au conflit qui oppose le Gouvernement d’entente nationale (GNA) dirigé par le Premier ministre Fayez al-Sarraj au maréchal auto-proclamé Khalifa Haftar à la tête de l’Armée nationale libyenne (LNA). Une armée hétéroclite soutenue par l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis et, selon le président turc, bénéficiant aussi de l’apport des mercenaires russes du groupe Wagner – ce que Moscou dément.
Au prix de lourdes pertes, le GNA, réfugié dans Tripoli, résiste depuis huit mois aux assauts de la LNA. C’est lui qui a « invité » la Turquie à venir à son secours. Les troupes turques on été déployées en Libye dimanche soir.
Préalablement, Erdoğan a fait le voyage à Tunis pour rencontrer le nouveau président Kais Saied, l’informer de sa décision de soutenir le GNA et, semble-t-il, pour préconiser l’instauration d’un cessez-le-feu et l’ouverture de négociations entre les belligérants.
D’un commun accord, le 27 novembre, Sarraj et Erdoğan ont redessiné les frontières maritimes incluant des zones revendiquées par Chypre et la Grèce
Toute la question est de savoir ce qui motive la Turquie de se lancer dans un conflit qui s’éternise dans un pays qui ne lui est pas frontalier et dont les soubresauts dramatiques depuis l’intervention franco-britannique de 2011 ne menacent en aucune manière ses intérêts nationaux. La réponse est à chercher en mer.
Car si le sultan d’Ankara se lance dans une nouvelle aventure militaire, ce n’est pas d’abord pour satisfaire son tropisme néo-ottoman, ni, corollaire de cette inclinaison ultranationaliste, pour dissimuler les difficultés que rencontre son économie.
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C’est principalement pour pouvoir étendre ses revendications territoriales en Méditerranée orientale et avoir accès au gaz qu’elle recèle.
D’un commun accord, le 27 novembre, Sarraj et Erdoğan ont redessiné les frontières maritimes incluant des zones revendiquées par Chypre et la Grèce, prétextant que celles-ci avaient empiété sur le plateau continental libyen. Les blocs d’exploitation et de prospection chypriotes du gaz se situant au sud de la République de Chypre, c’est une façon pour la Turquie d’espérer accéder à une part d’un potentiel gâteau.
En réponse, le Conseil européen a condamné Ankara, considérant que « le protocole d’accord entre la Turquie et la Libye sur la délimitation des juridictions maritimes en mer Méditerranée viole les droits souverains », notamment de la Grèce, et « est contraire au droit de la mer ». Le Conseil européen a réaffirmé « sa solidarité avec la Grèce et Chypre en ce qui concerne ces actions de la Turquie ».
Un sous-sol riche en ressources
En fait, l’affaire remonte à 1974, année où la partie nord de Chypre a été occupée par les forces turques. Un territoire érigé en République turque de Chypre du Nord, non reconnu par la communauté internationale, à la différence de la partie grecque dénommée République de Chypre, membre de l’Union européenne depuis 2004.
L’île est donc coupée en deux par la ligne Attila avec, au nord, une population en majorité turque ainsi que 30 000 soldats stationnés sur un tiers du pays et, au sud, une population à majorité grecque sur les deux autres tiers.
La détermination d’Ankara à modifier la zone économique exclusive (ZEE) à son bénéfice tient à la richesse du sous-sol. Ces dernières années y ont été découverts d’importants gisements gaziers – rien que pour le gisement Calypso, on évoque plus de 6 milliards de mètres cubes de gaz, soit l’équivalent de dix années de la production russe.
D’autre part, suite à des contrats passés avec l’Anglo-Néerlandais Shell, l’Américain Noble et l’Israélien Delek, les autorités de Nicosie attendent du champ gazier d’Aphrodite des recettes estimées à plus de 8 milliards d’euros sur dix-huit ans.
Chypre, dont les ressources sont limitées au tourisme et à la culture multimillénaire de cépages originaux, n’entend pas voir cette manne lui échapper. Pour multiplier les explorations et, à terme, l’exploitation de ce nouvel Eldorado, elle a aussi passé des accords avec l’Américain Exxon Mobil, le Français Total, l’Italien ENI.
L’Union européenne, souhaitant s’affranchir le plus possible des approvisionnements russes, ne peut que considérer avec intérêt ces hypothèses d’extraction et, en juillet, a pris des sanctions contre le trublion turc pour ses activités gazières au large de Chypre, diminuant de près de 146 millions d’euros les fonds européens dont il aurait pu bénéficier en 2020.
Une militarisation croissante
Pour sa part, se portant aux côtés de la République de Chypre dans ses différends territoriaux et énergétiques avec la Turquie, le Congrès américain a levé un embargo datant de 1987 sur la vente d’armes à Nicosie et a condamné Ankara pour ses propres activités de forage au large de l’île, ajoutant ainsi un nouveau différend à ceux qui entachent déjà les relations turco-américaines – controverse sur le rôle des Kurdes de Syrie, achat des S-400 à la Russie en attendant peut-être des avions Soukhoï Su-35 et Su-57, menaces d’Erdoğan de fermer les bases de l’OTAN à İncirlik et Kürecik, utilisées plus particulièrement par les forces américaines, etc.
C’est donc de plus en plus à des manœuvres militaires et maritimes conjointes que l’on assiste dans cette partie de la Méditerranée, où se multiplient les tentatives d’intimidation en réponse aux non moins nombreuses provocations de la Turquie
De son côté, selon le ministère chypriote de la Défense, Nicosie a fait l’acquisition de quatre drones israéliens ; ceux-ci doivent permettre à la République de Chypre d’améliorer la surveillance de sa zone économique exclusive, où les compagnies internationales mènent des opérations d’exploration à la recherche des hydrocarbures. D’après leur fabricant israélien Aeronautics Group, ces drones sont parmi les plus performants de leur catégorie.
C’est donc de plus en plus à des manœuvres militaires et maritimes conjointes que l’on assiste dans cette partie de la Méditerranée, où se multiplient les tentatives d’intimidation en réponse aux non moins nombreuses provocations de la Turquie, le tout sur fond de grandes espérances économiques.
L’une de ces opérations d’intimidation a regroupé la Grèce, l’Égypte et la République de Chypre du 23 au 30 novembre 2018 au large de la Crête.
Pacte entre Israël et Chypre
Le ministre grec de la Défense du gouvernement d’Aléxis Tsípras, qui avait assisté à l’exercice, en a décrit les objectifs de façon précise : « Nous sommes ici en Crète, où les gisements, dont les contrats pour leur exploitation sont déjà signés, notamment ceux dans le secteur au sud de la Crète, seront le centre des progrès de notre pays dans le secteur du gaz naturel, aussi bien de son extraction que de son transport par le moyen du gazoduc reliant les gisements égyptiens, israéliens et chypriotes aux gisements grecs et qui apporteront à l’Union européenne de l’autonomie au niveau des ressources naturelles et énergétiques. » Nul doute que le gouvernement de la « Nouvelle Droite » du nouveau Premier ministre, Kyriȧkos Mitsotȧkis, partage ce point de vue.
C’est en 2010 que les Israéliens ont découvert des gisements gaziers en Méditerranée orientale. Depuis, Israël et la République de Chypre ont renforcé leurs relations bilatérales afin d’exploiter au mieux cette énergie fossile dans leurs zones économiques exclusives respectives.
En 2018, au grand dam de la Turquie, ces deux pays, rejoints par la Grèce et l’Italie, se sont entendus sur le projet EastMed afin de construire un gazoduc de 2 200 kilomètres qui acheminerait le gaz israélien vers la Grèce et l’Italie, où il pourrait ensuite être transporté vers l’Europe.
Pour la Turquie, qui se veut le défenseur inconditionnel de la cause palestinienne, ce projet pose aussi la question de l’origine du gaz israélien, dont une partie serait prélevée sur les ressources des Palestiniens.
Le tout avec la complicité bienveillante de l’Union européenne, qui pourrait ainsi se rendre complice de crime de pillage. Mais plus fondamentalement, EastMed rentre en concurrence directe avec Turkish Stream, un projet de gazoduc allant de la Russie à la Turquie en passant par la mer Noire.
Tensions autour du gazoduc EastMed
Au moment où Ankara signait l’accord sur les frontières maritimes avec Tripoli, la marine turque a contraint le navire océanographique israélien Bat Galim à se dérouter, alors qu’il menait une campagne de recherche dans les eaux territoriales chypriotes, en coordination avec Nicosie.
Selon la chaîne de télévision israéliennes Channel 13, un responsable de l’ambassade d’Israël à Ankara aurait été convoqué pour s’entendre signifier que, pour voir le jour, le projet de gazoduc EastMed devait obtenir l’approbation de la Turquie.
Le chef de la diplomatie turque, Mevlüt Cavusoglu, avait déjà prévenu : « Personne ne peut mener ce genre d’activités [d’exploitation du gaz naturel] dans la zone de notre plateau continental sans notre autorisation. [Si c’est le cas], nous les en empêcherons, bien entendu. »
En réponse à cet avertissement – ou hasard du calendrier –, la France, l’Italie et la République de Chypre ont elles aussi organisé un exercice naval conjoint, dans les eaux chypriotes, le 12 décembre 2019.
« L’exercice envoie aussi un message de synergie, de détermination et de solidarité avec l’objectif de librement exercer les droits souverains de chaque pays et de maintenir un climat de stabilité et de sécurité dans la région de Méditerranée orientale », a argumenté à ce sujet le ministère chypriote de la Défense.
Et depuis, le bras de fer continue puisque, le jour même du vote du Parlement turc, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, le président chypriote Níkos Anastasiádis et le Premier ministre grec Kyriákos Mitsotákis ont signé un accord « inter-étatique » à propos du gazoduc EastMed qui, selon Netanyahou, revêt « une énorme importance pour l’avenir énergétique d’Israël » et « pour la stabilité dans la région ». Et comme le précise le quotidien économique grec Kathimerini : « l’accélération des procédures concernant le projet EastMed est un moyen pour Athènes de contrer les tentatives de la Turquie voisine visant à empêcher le projet ».
La République de Chypre, pays de 1 200 000 habitants où, rapporté à sa superficie, sont concentrés le plus grand nombre de militaires au monde, ouvre ainsi une nouvelle page de son histoire mouvementée qui, du fait de ces considérations économico-stratégiques, l’éloigne d’autant des perspectives de paix, de développement économique et de réunification auxquelles aspire sa population.
De plus, pour que l’extraction soit viable sur le plan commercial, les compagnies privées qui s’activent autour de l’île doivent trouver beaucoup de gaz. Ce qui n’est pas garantie, comme le précise Hubert Faustmann, professeur d’histoire et de sciences politiques à l’Université de Nicosie : « À moins qu’il n’y ait une grande découverte, ce pourrait être beaucoup de bruit pour rien. Il n’y a pas assez de gaz extractible pour l’instant. »
Et, dans le contexte de la transition énergétique, que dire de cette éventuelle abondance d’hydrocarbures ?
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