Quand les États-Unis abattaient « par erreur » un vol commercial iranien
Tous les regards se tournent désormais vers Téhéran. Si le crash du Boeing 737 de la compagnie Ukraine Airlines, avec à son bord 176 passagers, a été immédiatement qualifié d’accidentel par l’Organisation de l’aviation civile iranienne (CAO), l’étau se resserre autour des autorités iraniennes.
Les accusations du Premier ministre canadien Justin Trudeau – citant des sources de renseignement –, selon lesquelles l’avion civil aurait été abattu par un missile iranien, semblent être confirmées par une vidéo publiée et authentifiée par le New York Times, où l’on distingue un objet lumineux s’approchant de l’appareil avant sa chute.
Il faut dire que cette nuit du 8 au 9 janvier avait été brûlante : afin de venger l’assassinat du général iranien Qasem Soleimani, chef de la force al-Qods des Gardiens de la révolution, des missiles lancés depuis l’Iran s’abattaient simultanément sur deux bases militaires américaines en Irak ; c’est l’un de ces projectiles qui, selon les autorités canadiennes et américaines, aurait touché l’avion ukrainien.
Un scénario qui en rappellerait d’autres. En particulier, l’épisode d’un vol civil iranien abattu par les Américains au-dessus du golfe Persique en 1988, qui a couté la vie à près de 300 personnes, et pour lequel les États-Unis ont toujours refusé de s’excuser.
Un tragique événement que Hassan Rohani n’a pas hésité à rappeler à son homologue américain par tweet interposé le 6 janvier.
New MEE newsletter: Jerusalem Dispatch
Sign up to get the latest insights and analysis on Israel-Palestine, alongside Turkey Unpacked and other MEE newsletters
La malédiction du vol Iran Air 655
Rembobinage. 3 juillet 1988, 10 h 17. Un Airbus A-300 de la compagnie Iran Air, arrivé précédemment de Téhéran, décolle de l’aéroport de Bandar Abbas à destination de Dubaï.
À quelques kilomètres de là, dans les eaux du golfe Persique, des navires américains patrouillent. La guerre Iran-Irak fait encore rage, et les États-Unis, en soutien aux troupes irakiennes, ont envoyé depuis plusieurs mois des navires dans le Golfe. Les accrochages sont réguliers.
C’est le cas ce 3 juillet 1988 : quelques heures avant le décollage du vol Iran Air 655, le croiseur américain USS Vincennes ainsi que les frégates Sides et Montgomery détectent un convoi d’une dizaine de vedettes des Gardiens de la révolution et partent à leur poursuite.
La suite est racontée par Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM), dans son ouvrage La Guerre Iran-Irak. Première guerre du Golfe 1980-1988.
« Plusieurs opérateurs du Vincennes, probablement par manque d’entraînement et sans doute à cause du stress ambiant, font une erreur d’interprétation des signaux radars et estiment que ce contact [le vol Iran Air 655] perd de l’altitude tout en gagnant de la vitesse, profil type d’une attaque aérienne contre un navire.
« L’Airbus, qui suit méticuleusement le couloir aérien réservé à la circulation commerciale, continue en réalité de grimper pour atteindre son altitude de croisière de 4 500 mètres, la traversée du détroit d’Ormuz ne prenant qu’une demi-heure de vol. En manœuvrant pour engager les vedettes des Pasdarans [Gardiens de la révolution], le Vincennes s’est placé exactement sur la trajectoire du vol Iran Air 655. »
L’Airbus, muni d’un transpondeur civil, ne répond pas aux tentatives de prise de contact du Vincennes, qui, lui, évolue désormais dangereusement dans les eaux territoriales iraniennes.
« La destruction du vol 655 d’Iran Air est pour les Iraniens un symbole de la volonté américaine de s’en prendre au peuple iranien »
- Bernard Hourcade, chercheur émérite au CNRS
Le commandant du navire, William Rogers, est convaincu qu’il s’agit d’une attaque. Il ne juge pas opportun de consulter les frégates qui l’accompagnent afin d’en avoir la certitude, et ouvre le feu. À 10 h 25, deux missiles antiaériens pulvérisent le vol 655.
« À bord des frégates Sides et Montgomery, c’est la consternation ! Leurs commandants, qui avaient clairement identifié l’écho radar comme un vol commercial, sont stupéfaits d’assister à un tir de missiles auxquels ils ne s’attendaient pas, car pendant les sept minutes qu’a duré l’engagement, pas une fois William Rogers ne les a avertis ni consultés.
« Cette tragique méprise résulte donc d’une accumulation d’erreurs humaines associées à une interface homme-machine déficiente. Il ne s’agit en tout cas ni d’une attaque volontaire ni d’une provocation délibérée des États-Unis, comme le prétendent toujours aujourd’hui les autorités iraniennes », analyse Pierre Razoux dans son ouvrage.
Un sentiment « d’injustice »
Cette catastrophe aérienne, une des dix plus meurtrières de l’histoire mondiale de l’aviation, marque une nouvelle page sanglante dans le conflit entre l’Iran et l’Irak.
Bernard Hourcade, chercheur émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), alors en poste en Iran, se souvient.
« Nous touchions à la fin de la guerre Iran-Irak, et, pour la première fois, l’armée américaine faisait face à la marine iranienne. Les Iraniens, auparavant en position de force, étaient sur le recul. Ce drame a donc pris les contours d’une malédiction : les troupes iraniennes sont en difficulté, la marine écrasée, des missiles tombent sur Kermanshah et Ispahan, et voilà qu’un vol ordinaire est abattu », rappelle-t-il à Middle East Eye.
« Cela a provoqué chez les Iraniens un profond traumatisme, et une certaine fatalité, la fatalité de la mort. Un événement qui a largement amplifié leur sentiment de victimisation », estime le chercheur.
Une plainte est déposée par l’Iran auprès de la Cour pénale internationale de la Haye. Côté américain, si Ronald Reagan regrette une « tragédie humaine » – tout en justifiant une « mesure défensive appropriée » –, George Bush déclarera un mois plus tard ne jamais vouloir « présenter d’excuses au nom des États-Unis ». Et d’ajouter : « Que m’importe les faits... »
En Iran, cela ne fait aucun doute : les États-Unis ont abattu ce vol sciemment, une théorie nourrie par les distinctions attribuées au capitaine du Vincennes, William Rodgers, qui sera décoré de la légion du mérite par le président américain en 1990.
Des années après, ce sentiment d’injustice persiste, renforcé par l’attachement viscéral des Iraniens à leur histoire. D’autant que Donald Trump ne s’en cache pas : en menaçant de s’en prendre à 52 sites iraniens, en référence aux 52 otages américains détenus en Iran entre novembre 1979 et janvier 1981, le président américain replace les heures sombres des relations irano-américaines au cœur de l’actualité. Un marqueur, s’il en était besoin, de l’ampleur de la rancune historique qui anime les deux pays, plus de 40 ans après la révolution iranienne.
« La destruction du vol 655 d’Iran Air est pour les Iraniens un symbole de la volonté américaine de s’en prendre au peuple iranien. Cela intériorise pour eux l’opposition politique entre les deux pays, et fournit la preuve que ce ne sont pas seulement le régime, les mollahs ou les Gardiens de la révolution qui sont visés par les États-Unis, mais bien l’ensemble du peuple iranien », explique Bernard Hourcade.
« Cette épisode a profondément marqué les Iraniens, et ce sentiment, lui, est toujours très ancré dans le pays. »
Middle East Eye delivers independent and unrivalled coverage and analysis of the Middle East, North Africa and beyond. To learn more about republishing this content and the associated fees, please fill out this form. More about MEE can be found here.