Kamel Daoud : « Que faire de l’ex-colonisateur ? »
Certains lecteurs se souviennent de Funes. Il s’agit d’un personnage d’une nouvelle de Jorge Luis Borges, l’immense écrivain argentin, que l’on trouve dans le recueil Fictions sous le titre Funes ou la mémoire. Ce personnage, suite à une chute de cheval, devient hypermnésique. C’est à dire qu’il se retrouve capable de se souvenir de tout, jusqu’au moindre détail, vivant la tragédie inconcevable et presque divine de ne rien pouvoir oublier.
Je tente ici une première hypothèse : à l’extrême, le corps et la mémoire totale sont presque antinomiques. On ne gagne pas l’un sans perdre l’autre
Funes, un homme appliqué mais sans éclat, accablé de ce don inutile et poignant, est toujours décrit comme isolé, immobile, allongé, comme tétanisé par une vigilance infinie.
La nouvelle raconte les péripéties de ce personnage pour surmonter son don et on y retient, outre le génie de l’économie, le rappel d’une loi ancienne : le don vient toujours au prix d’une mutilation.
Je tente ici une première hypothèse : à l’extrême, le corps et la mémoire totale sont presque antinomiques. On ne gagne pas l’un sans perdre l’autre. Les morts le savent peut-être.
Voici une autre histoire. Ce dernier été, à Oran, sous un ciel brûlant que la mer, en contrebas, creusait, je me suis promené avec un grand photographe français et son épouse. On perdait des pas dans le vieux quartier de Sidi El Houari. Des piétons, français en apparence, absorbés dans la contemplation des vieilles façades en ruines, précautionneux et silencieux, on en voit parfois dans le pays. Mais rarement, il faut le dire. À cause de la peur ou des visas difficiles. Je fus cependant témoin d’une scène : un homme s’approcha du couple français et leur posa cette question « Le pays vous manque ? Vous regrettez d’être partis ? ».
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Pourquoi posa-t-il cette question ?
Parce qu’il croyait, comme le croit la mémoire algérienne, que tout Français a fait la guerre et que tout Français est nostalgique, et que tout Français qui visite l’Algérie visite d’abord une mémoire. L’épouse du photographe eut l’élégance et l’intelligence de ne pas s’étonner et expliqua, avec assurance, qu’elle n’avait jamais mis le pied en Algérie et qu’elle n’avait aucun lien avec la colonisation. Ce malentendu, presque théâtral, m’amusa.
On tua, enterra, massacra
L’histoire de Funes et ce dialogue à la Samuel Beckett entre un homme qui se souvient de tout et une femme qui n’était coupable de rien, sur le lieu déserté d’un crime ancien, ont un lien direct avec ce que j’essaye de construire et dont je propose l’énoncé ambitieux et provocant de « Que faire de l’ex-colonisateur ? »
Pourquoi ce choix ? Si la question semble abrupte, c’est parce qu’elle se révèle à moi depuis quelques années comme urgente, m’imposant de trouver une réponse comme condition impérative pour envisager un avenir et une vraie libération. « Que faire de l’ex-colonisateur ? » ne m’oblige pas, en vérité, à trouver une réponse pour lui, l’ex-colonisateur, mais pour moi-même.
La colonisation, œuvre négative, absolument injustifiable, a été la tragédie des siècles. Abruptement, après la victoire du conquérant, elle posa une question terrible, commune au geôlier et au chef d’armée, au fermier comme au prêcheur zélote, incommodante et encombrante pour le vainqueur d’autrefois comme pour son descendant aujourd’hui : « Que faire du colonisé ? »
Pour faire vite : à la question, on répondit souvent par l’extermination. On tua, enterra, massacra. Des milliers de Caïn, inspirés par des milliers de corbeaux, ont enterré vivants des millions d’Abel. On retrouvera, en écho sublimé, cette confrontation meurtrière dans des fables universelles comme Robinson face à Vendredi, Meursault face à l’Arabe.
Le fait est que le « Que faire du colonisé ? » n’a jamais trouvé une réponse qui ne fut pas un effacement. C’est ce crime, nié depuis des siècles, converti en récits de conquêtes et exotisme, en devoir de conversion et humanisme unilatéral, qui explique aujourd’hui cette hypermnésie des ex-colonies. On veut s’y souvenir de ce que le déni veut effacer.
Il suffit aussi de rappeler ce qui oblige les enfants des indépendances, dont je fais partie, à se souvenir, sans faillir de la guerre et de ses actes, à réciter les chiffres et les pertes et à se faire ventriloques des martyrs et des ancêtres. La sommation, qui accompagne la naissance et se perpétue jusqu’à l’âge adulte, est même proclamée dans les deux camps.
Le fait est que le « Que faire du colonisé ? » n’a jamais trouvé une réponse qui ne fut pas un effacement
D’abord chez les miens qui refusent, depuis si longtemps, toute parole dissidente, une parole qui défend le droit au présent, plaide la liberté face à ce qu’Albert Memmi dans le féroce Portrait du décolonisé nomme « l’écrasement du présent ».
Toute parole qui se voudrait séditieuse est déchiffrée, dans le braille des morts, comme traîtrise, calcul pour obtenir la faveur du colonisateur ou l’avantage d’une assimilation sous servitude. On donna même à cette dérive la noblesse dévoyée d’une discipline : le postcolonial.
À l’excès, je pense qu’on en a fait une rente, une rente éditoriale, un refus et même un confort. Que faire en effet si on ne fait pas la guerre ? Et que faire du temps à venir lorsque l’ex-colonisateur aura demandé pardon ?
D’un autre côté, dans l’autre camp, en Occident, cette hypermnésie m’est aussi dictée comme devoir par ceux qui confondent culpabilité et compromission. Étrangement, j’ai découvert depuis quelques années qu’en Occident, si je ne joue pas au colonisé en colère, je cesse presque d’être visible et crédible.
Mon discours manque alors le casting de ma condition. Faut-il rappeler que, personnellement, je fus même sommé de garder le silence par ceux qui m’expliquaient qu’ils pouvaient mieux défendre ma cause que moi-même ? Le postcolonial coupe la parole comme autrefois, le colonial.
Refaire une guerre que je n’ai pas vécue ?
Ce que je veux dire, c’est qu’on sait tous que la colonisation est un meurtre. De mille et une façons. Mais aussi que le souvenir de la douleur efface les traces du présent. Et ce déni du présent m’incommode.
Dans son exagération optique, il me ravit le droit de parole, de procès des miens et fausse ma responsabilité. La précaution m’oblige à citer, encore une fois, Albert Memmi : « Dire la vérité à son peuple, même si les autres peuvent l’entendre et s’en servir, n’est pas ajouter à ses misères mais au contraire le respecter et l’aider », écrit-il dans son Portrait du décolonisé.
Parce que né dans un pays qui a payé sa libération par la chair des siens, je sais que la colonisation a massacré. Mais est-ce une raison pour m’interdire la parole au présent ? Est-ce que je dois refaire une guerre que je n’ai pas vécue, ou jouir d’une liberté qui a été chèrement payée et qui m’était destinée ?
Et si parler sans cesse de la colonisation n’était qu’une autre façon de se dérober au présent ? Et si la théorie du « tout colonisation » supposée expliquer nos malheurs n’était que l’alibi des hypermnésiques que nous sommes, allongés dans l’ombre recluse, frappés du malheur de se souvenir de tout et ne rien pouvoir faire de nos propres mains ?
La question « Que faire du colonisé ? » a toujours trouvé sa réponse dans l’inhumain. Mais cette question n’est plus la mienne depuis des années et sa réponse, si elle rappelle des crimes, nourrit plus ma mémoire que ma lucidité. Ce qui, peu à peu, se formule au fil de mes voyages, est l’autre question, inédite, dangereuse, insolente et grave, outrancière et inquiétante : « Que faire de l’ex-colonisateur ? »
Car nous en sommes là, à cause du temps, des migrations ou des livres d’histoire.
Dans une formidable rétraction, l’Occident, du moins à mes yeux, change de vocation, se replie et essaye de sauver, dans sa fuite vers ses terres, sa mission et ses frontières. Le voit-on ? Aujourd’hui, l’Occident ne cherche plus à convertir mais à ne pas être converti. Il ne veut plus civiliser « la barbarie » mais préserver sa civilisation. Il ne veut plus incarner l’universel mais s’en délester.
Il faut imaginer, en effet, sur une plage déserte et sans nom, un Robinson indécis jusqu’au désossement. Un homme pâle et interdit qui ne se mêle plus de l’affaire des cannibales, ni de leur souveraineté culinaire, précautionneux sur les genres et les chairs, attentif aux différences et aux espèces, soucieux de la culpabilité de son estomac plutôt que celle de ses idées.
« L’Occident est-il coupable ? »
Ce qui attire ma réflexion, c’est la vigueur de son vis-à-vis qui, migrant, croyant, converti, voyageur, politique, passeur ou demandeur de papiers, banlieusard ou amateur du postcolonial, se pose cette terrible question lancinante : « Que faire de l’ex-colonisateur ? ». Le dévorer, le voiler, le pendre, l’acculer ou l’épouser, l’aimer, habiter chez lui ou le dominer ?
« L’Occident est-il coupable ? » Oui, répond la mémoire. Alors tuons ses enfants, ses descendants puisqu’on ne peut rien contre ses ancêtres qui ont anéanti nos ancêtres. Cette question du meurtre ou de la rencontre, ce solde intenté et définitif de la colonisation est une question qui se pose à chacun. On ne peut plus l’éluder, sinon dans la complicité du meurtre.
Dans le désordre, la question a imposé la réponse radicale du terroriste, mais elle peut aussi se décliner autrement : au « Que faire de l’ex-colonisateur ? », certains répondent par la loi du Talion : je vais habiter chez lui, prendre ce qu’il m’a pris, récupérer sa richesse qui fut la richesse des miens durant la colonisation. L’assimiler à ma culture au nom de sa démocratie. Ou peut-être l’obliger à reculer au nom de mon droit. Je perpétue une colonisation par une autre, formulent les plus insolents.
« Que faire de l’ex-colonisateur ? » Le culpabiliser sans fin sur la scène d’une hallucinante précision, celle de la mémoire totale. Peut-être faire du commerce avec lui ou lui demander des excuses, une réparation financière. Je peux aussi, au choix, en faire un partenaire stratégique ou un ennemi commode.
« Ironie du sort, le ressentiment est encore l’expression d’une dépendance »
- Albert Memmi, écrivain
C’est d’ailleurs cette dernière formule qui fait mode depuis des décennies : un ex-colonisateur, si on ne peut rien contre lui, explique tout chez nous : l’état des routes, la ruine des villes, les fièvres du nationalisme, etc.
On a même inventé, pour donner à l’excuse le verbe d’une nouveauté, l’expression de « néocolonisation ». Et si le terme désigne, à juste titre, des lois de prédations internationales patentes, il dérobe cependant sa tricherie pour se décharger de la responsabilité sur le dos de l’histoire.
Je croise, dans mes voyages, ici ou ailleurs, même ceux qui, à la question, répondent par le sarcasme et l’ironie sur l’ex-colonisateur imaginaire, « le blanc » honni et odorant, reconduisant les clichés du racisme et les facilités des théories totalisantes.
Exilés inaptes au bonheur mais incommodés par la contradiction d’avoir fui des pays en échec, sublimés par la nostalgie, pour vivre dans des démocraties imparfaites mais détestées car rappelant sans cesse l’échec du pays natal. Là aussi, au « Que faire de l’ex-colonisateur ? », on répond par « on en fait un sarcasme », c’est à dire une caricature. « Ironie du sort, le ressentiment est encore l’expression d’une dépendance », écrit Albert Memmi.
Le catalogue peut être long et il suffit de quelques exemples.
La primauté du souvenir sur le devenir
Au bout de cette réflexion, je veux conclure en soutenant que s’il n’y a pas de réponse parfaite à la question que je pose ici en condition paradoxale pour une véritable introspection, la question « Que faire de l’ex-colonisateur ? » nous impose, quand on dépasse son prétexte, une autocritique qui tarde, une réévaluation de nos perceptions de l’Autre, le procès strict du victimaire en nous et pose les prémisses d’une imagination capable de nous recentrer sur nous-mêmes. Obscures ambitions ? Que non !
Nous pouvons toujours peupler le ciel ou nos mémoires de nos croyances, il ne s’agit en fait que de l’Autre, l’humain qui nous fait face, dans la limite qu’il impose et le reflet qu’il propose, capable de nous renvoyer à nos vérités cachées.
Et le sort, dans nos croyances, de l’ex-colonisateur, les images que nous nourrissons de lui, l’entretien coûteux de son prétexte, est la voie possible pour envisager la cohabitation, le dépassement, le fameux et vague vivre ensemble, un difficile retour sur soi et en soi : en somme, une guérison.
Je ne me proclame nullement d’un savoir ou d’une approche universitaire pour parler de cette question, mais seulement de mon parcours : je suis né dans un pays où, par manœuvre du régime, par utopisme ou par lâcheté, on a décidé de la primauté du souvenir sur le devenir et encore plus sur le présent. Il m’a fallu nourrir, par là, une réflexion qui devait trouver un équilibre toujours suspect entre le devoir de mémoire et le droit au réel.
Fatalement, et dès qu’on demande que cesse cette utopie de la rétrospection permanente de la mémoire de la colonisation, on fait face à ceux qui proclament une trahison, une servilité ou une soumission à l’adversaire. Mais si je me soumets encore plus à l’empire du souvenir, c’est au regard de mes enfants que je devrais faire face un jour.
L’hypermnésie est, selon les spécialistes, une pathologie qui vous offre la mémoire de presque tout mais dans le désordre de la qualité et des sens. On se souvient du futile comme de l’héroïque. Cette pathologie aboutit, dit-on, à un lien malaisé avec le réel : paranoïa, soupçon, impuissance, délire.
Elle se double même d’une difficulté encore plus perverse : la perpétuation. Aujourd’hui, alors que démographiquement, la génération des colonisés et des colonisateurs s’est épuisée, on fait face, à cause d’une mémoire non soldée d’un côté et d’une hypermémoire de l’autre, à un jeu de rôles et de surenchères entre descendants.
Le huis-clos du colonisé/colonisateur
En Algérie, certains observent aujourd’hui ce phénomène, qui s’offre comme inexplicable, d’une mémoire (fausse) plus vive de la colonisation chez les plus jeunes que chez les plus âgés. Exacerbée par les réseaux sociaux et le régime qui en fait son fonds de commerce. La guerre fantôme et imaginaire à une France imaginaire prend des apparences qui confinent au grotesque.
L’intensité de cette hypermnésie qui reconstruit l’épopée est proportionnelle au vide du présent
Souvent, on m’interroge sur ce mystère inattendu, alors qu’on prévoyait une extinction du trauma par le bénéfice du temps passé. La vérité est que l’intensité de cette hypermnésie qui reconstruit l’épopée est proportionnelle au vide du présent, à l’échec et au déficit de sens.
Le huis-clos du colonisé/colonisateur aboutit à un insondable malentendu qui voit ceux qui n’ont jamais colonisé un pays se faire juger par ceux qui n’ont jamais vécu la colonisation, les deux camps, l’un entretenant l’amnésie et l’autre l’hypermnésie, refaisant, dans l’absurde, une guerre depuis longtemps finie.
Retour à Funes, le personnage de Borges.
L’auteur argentin raconte dans sa nouvelle que cet homme condamné à se souvenir de tout en arriva même à vivre une ultime dépossession en essayant de tirer profit de son don malheureux. Je le cite : « Deux ou trois fois, il avait reconstitué un jour entier ; il n’avait jamais hésité, mais chaque reconstitution avait demandé un jour entier. » C’est à dire que Funes perdait un jour à se souvenir de ce jour. N’est-ce pas là, parfois, ce qui nous coûte de revisiter la mémoire à n’en plus finir ?
Je devine que cet avenir de pleine conscience de soi et des siens procède plus de l’utopie que de la possibilité immédiate. Une histoire mêlée d’affects et de blessures, de peur face au présent et de culte des ancêtres, de récit épique et de futurs angoissants, d’amnésie et de dénis, empêchera l’avènement immédiat.
Faire la part des choses et la part des morts
Je devine qu’il est même difficile de comprendre, pour certains, cette lueur que j’essaye de convertir en mots, mais cela ne peut pas empêcher d’en parler et de se faire l’avocat de cette ultime indépendance : celle qui nous impose de se libérer de nos faiblesses au lieu de continuer à plaider la faute de l’Autre et continuer l’apologie, encore indépassable, de la victime.
Cette espérance incomprise exige la patience mais aussi l’indifférence face aux procès en traîtrise, aux facilités de ceux qui condamnent et insultent, surtout à l’époque des réseaux sociaux. Même avec l’effort, il est encore difficile de faire la part des choses et la part des morts.
Et il reste ardu, dans nos géographies, de plaider pour le présent et la responsabilité et de récuser l’apologie de la douleur et le dolorisme.
Si aujourd’hui, je ne veux plus faire le procès de l’ex-colonisateur, ce n’est pas par oubli ou facilité. C’est juste que retenir ce rôle pour mon adversaire impose de se désigner soi-même comme ex-colonisé.
Or, je ne le veux pas. Je suis libre. Je me rêve acquitté des immobilismes de la mémoire.
« La colonisation fut une spoliation dans tous les domaines, inutile de revenir là-dessus, il est plus judicieux de voir ce qu’il en reste et de ne pas lui attribuer ce qui n’est plus », conclut Memmi. Très lucide.
Ce texte a été lu par Kamel Daoud lors de l’inauguration du Maghreb-Orient des livres, à Paris, le 7 février 2020. Il est publié sur Middle East Eye avec l’autorisation de son auteur.
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