La Turquie et l'UE en passe de raviver la flamme ?
Les commissaires européens en charge des Affaires étrangères, de l'Elargissement et de l'Aide humanitaire ont effectué une importante visite en Turquie la semaine dernière, juste un mois après leurs nominations. Tandis que la haute-représentante de l'Union pour les Affaires étrangères, Frederica Mogherini, faisait état des préoccupations européennes sur le sujet des sanctions vis-à-vis de la Russie et des combattants européens en Syrie, les négociations pour l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne (UE) étaient aussi à l'ordre du jour.
« L'ajustement de nos politiques en matière d'affaires étrangères et de sécurité doit être amélioré. Le processus n'a jamais été aussi lent et ceci est un problème pour l'Union européenne et surtout pour la Turquie », a déclaré Mme Mogherini durant une conférence de presse à Ankara.
Des préoccupations similaires – encore que davantage centrées sur le point de vue britannique – furent exprimées par le Premier ministre de Grande-Bretagne, David Cameron, lors de sa visite mardi dernier. Durant une conférence de presse commune avec le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, Cameron a appelé de ses vœux une coopération accrue en matière de partage de renseignements entre les deux pays.
« Il s’agit d’assurer davantage de sécurité à la fois en Turquie et chez nous au Royaume-Uni », a dit le Premier ministre britannique.
La délégation européenne a également mis l'accent sur le besoin d’une coordination renforcée en matière de diversification des ressources énergétiques européennes. Ceci intervient suite à la décision du Président russe, Vladimir Poutine, de renoncer au projet du gazoduc « South Stream » qui devait passer à travers l'Europe de l'Est et d’avancer sur la possibilité d'un trajet d'approvisionnement alternatif par la Turquie.
Bien que la Turquie ait les mêmes priorités de diversification des trajets d'approvisionnement de l'énergie, elle joue un jeu énergétique complexe dans la région.
En outre, Ankara n’ayant pas rejoint les sanctions occidentales contre la Russie sur la crise ukrainienne, l'Union européenne a activement exhorté la Turquie à revoir sa position, ou tout du moins à s'abstenir de profiter de la situation actuelle pour exporter certains produits en Russie, telles que des denrées agricoles.
Les négociations d'adhésion
L'accent mis par les officiels européens sur les sanctions vis-à-vis de la Russie et les combattants en Syrie est indicatif de la priorité qu’accorde l'Union européenne à l'adhésion de la Turquie au sein de l'Union.
Depuis le début du processus de construction européenne, datant de l’époque de la formation de la Communauté européenne du charbon et de l'acier en 1952, la Turquie a cherché à devenir membre du bloc européen.
Elle a inauguré son partenariat avec la Communauté économique européenne (le nom de l'UE avant 1992) en 1963, avec l'espoir d’être finalement admise au groupe. En 1987, elle a présenté une demande officielle pour devenir membre à part entière. Cependant, ce n'est qu'en 2005 que la Turquie a officiellement commencé à négocier les critères de son adhésion.
Tandis que le processus d'adhésion connaissait des hauts et des bas, l'élargissement de l'UE vers l'Europe de l'Est à la chute du communisme a ralenti l'intégration de la Turquie. L'UE dut fournir des efforts considérables pour réussir à incorporer les anciens Etats soviétiques, laissant pendant ce temps la Turquie en suspens.
Près de dix ans après le début des négociations, le processus n'a pas abouti à grand-chose. Jusqu'à présent, sur les 35 chapitres des « acquis communautaires » – le corpus de lois européennes – seul un chapitre a été conclu, et 14 autres sont en cours de négociation. 17 chapitres ont par ailleurs été gelés, conséquence de l'opposition de la France et de Chypre face la réticence de la Turquie à ouvrir ses ports et aéroports au trafic chypriote.
L'opposition de certains Etats européens et la déception ressentie par la Turquie face à la lenteur du processus d'adhésion ont mis un frein aux négociations.
Obstacles à l'adhésion
L'ancien président français Nicolas Sarkozy et la chancelière allemande Angela Merkel sont les chefs de file de l'opposition à l'adhésion de la Turquie à l'UE. A de multiples reprises, Sarkozy a exprimé son désaccord à ce que la Turquie devienne un Etat membre. Merkel a pour sa part émis l'idée d'un « partenariat privilégié » avec la Turquie, au lieu du statut de membre. Cependant, la teneur de ce partenariat n'a jamais été clarifiée.
Chypre est un autre obstacle majeur puisque la moitié du pays est de facto sous la coupe de la République turque de Chypre du Nord, un pseudo pays qui n'est reconnu que par la Turquie. La loi internationale considère la Chypre du Nord comme étant sous occupation turque.
Malgré ces déboires, une tentative de redynamisation du processus a été entreprise en octobre 2014. « Le temps est venu de remettre le processus d'admission sur les rails », a déclaré l'ancien commissaire à l'Elargissement et à la Politique européenne de voisinage, Stefan Füle, lors de la conférence de presse donnée à l’occasion du « paquet élargissement » 2014 à Bruxelles.
Selon Emre Gonen, professeur spécialisé dans les relations UE-Turquie à l’université Bilgi d’Istanbul, la récente visite de la délégation de la Commission européenne est un signe tangible du souhait de l'UE de raviver les relations défaillantes entre les deux parties.
Néanmoins, Gonen pense que cette visite n'est rien d'autre « qu'un geste de bonne volonté ». Il y a encore tellement de chapitres devant être traités par « la conférence inter-gouvernementale » que la perspective de dégeler les 17 chapitres demeure peu vraisemblable.
L’universitaire a expliqué à Middle East Eye qu'il « était difficile de voir comment de telles négociations pourraient reprendre. Pour couronner le tout, le parlement européen n’a choisi que des députés grecs et chypriotes grecs pour coprésider la commission parlementaire mixte ». Cette commission est chargée d'examiner la mise en œuvre de l'union douanière et de suivre les progrès des négociations à l'adhésion.
Par ailleurs, outre des relations au point mort depuis de nombreuses années, les conditions de négociations ont été modifiées par des développements significatifs dans les affaires intérieures turques. Alors que la Turquie avait rempli les critères politiques de Copenhague, qui définissent l'éligibilité d'un pays candidat à l'adhésion, son éligibilité est à présent menacée par de sérieux revers dans les domaines de la gouvernance démocratique et des droits de l'homme.
Selon Cengiz Aktar de l'université Suleyman Sah, la politique intérieure et étrangère du gouvernement turc est la source principale des délais supplémentaires.
« La Turquie ne remplit plus les critères politiques de Copenhague dans sa politique intérieure et fait inutilement étalage de sa force à Chypre », a indiqué à Middle East Eye cet expert des questions européennes.
Bien que le gouvernement du parti pour la Justice et le Développement ait passé des réformes législatives significatives pour protéger la liberté d'expression et les droits de l'homme durant la première décennie du XXIe siècle, les dernières années ont été témoins de sérieuses régressions venant menacer ces acquis.
Tout juste une semaine après la visite de la délégation européenne en Turquie, la police a effectué une descente dans les bureaux du journal le plus vendu du pays et arrêté 27 personnes. La haute-représentante de l'Union pour les Affaires étrangères, Mogherini, a exprimé les inquiétudes du bloc européen dans un communiqué : « Cette opération va à l'encontre des valeurs et des normes européennes dont la Turquie aspire à faire partie et qui sont au cœur même du renforcement de nos relations. »
Le président Erdogan a adopté une attitude querelleuse, rétorquant que « l'UE ne peut interférer avec des mesures prises […] en accord avec la loi du pays contre des éléments qui menacent la sécurité nationale, même si ce sont des membres de la presse ».
Une dimension externe est également en jeu. En octobre, en réponse aux efforts déployés par Chypre en vue d'exploiter du gaz naturel récemment découvert dans l'est de la Méditerranée, la Turquie a envoyé des vaisseaux de guerre dans la zone économique exclusive chypriote. Cet acte provocateur a conduit les officiels européens à voir en la Turquie l'unique responsable de l'impasse.
Changement de priorités, divergence de vues
Suite aux effets déstabilisateurs de l'Etat islamique (EI) en Syrie et en Irak ainsi qu’au retour des combattants européens dans leurs pays, les inquiétudes sécuritaires semblent éclipser les pourparlers de l'adhésion de la Turquie.
Pour le professeur Emre Gonen, l'UE est terrifiée par la possibilité d'une vague accrue d'immigrants venus du Moyen-Orient, spécialement de Syrie. « Il y a une peur bien réelle que les combattants islamistes ayant connu leur "baptême du feu" en Syrie ne reviennent dans leur pays d'origine en Europe pour participer à des actes terroristes », dit-il.
Ainsi, la visite de Cameron est intervenue après la décision du Royaume-Uni d'intensifier les projets d'annulation des passeports des combattants de l'EI à leur retour, ce qui laisse à penser que la visite du Premier ministre britannique avait davantage à faire avec les besoins urgents de la Grande-Bretagne que l'adhésion de la Turquie à l'UE.
Bien que les gouvernants des deux pays aient réitéré le renforcement de leur coopération pour combattre efficacement l'EI, l'insistance de la Turquie sur l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne avec de possibles « îlots de sécurité » en Syrie pour arrêter un flux potentiel de réfugiés est la principale source de désaccord.
Ce point éclaire la situation actuelle : la Turquie et ses homologues européens sont profondément divisés dans leurs priorités en matière de politique étrangère et il en résulte, pour la Turquie, une isolation régionale accrue.
Aktar pense que l’adhésion de la Turquie au bloc n'est plus une priorité pour l'Europe. « L'UE veut pouvoir contenir la Turquie de manière à empêcher les dommages qu'elle pourrait lui infliger », argumente-t-il.
« La priorité de l'UE est maintenant de convaincre Ankara d'adopter des mesures anti-terroristes plus strictes vis-à-vis des djihadistes sur le retour et de se joindre aux sanctions contre la Russie », a ajouté Aktar.
Cependant, tandis que la Turquie semble accroître ses mesures anti-terroristes conformément aux demandes européennes, elle n'a laissé apparaître aucun changement dans sa politique envers la Russie.
Aussi longtemps que la carte russe restera sur la table, aucun acteur ne pourra sérieusement parler de « normalisation » en Ukraine et en Syrie.
Selon une analyse politique récemment publiée par la Brookings Institution, intitulée « La Turquie et l'Union européenne : un voyage dans l'inconnu », la Turquie dispose de trois options possibles concernant l'UE : « compétition et conflit », « coopération » et « convergence ».
L'auteure, Nathalie Tocci, experte en relations UE-Turquie et conseillère spéciale de la haute-représentante de l'Union et vice-présidente de la Commission européenne, pense que la future trajectoire de la relation demeure extrêmement incertaine.
Elle dépendra non seulement de la position des deux parties mais aussi de la conjoncture politique internationale. Pour l’heure, la configuration actuelle ne semble pas promettre de « coopération », encore moins de « convergence ».
Dans ce contexte, Gonen pense que les relations prennent la forme d’un « tour d'horizon », sans qu'aucune décision tangible ne soit prise dans un avenir proche.
Aktar est sur la même longueur d'onde : « Alors que les officiels européens ne parleront essentiellement que des mesures anti-terroristes en relation avec la Syrie et des sanctions contre la Russie, la Turquie agira comme si les négociations à l'adhésion étaient en cours. »
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