« C’est le chef de l’État turc qui doit nous protéger ? » Le sentiment d’abandon des musulmans de France
À la terrasse d’un café de Couronnes, un quartier populaire du nord-est de Paris, les conversations tournent toutes autour des dernières déclarations des présidents français et turc.
Le samedi 24 octobre, Recep Tayyip Erdoğan a verbalement attaqué Emmanuel Macron en mettant en doute sa santé mentale. « Quel est le problème de cette personne qui s’appelle Macron avec les musulmans et l’islam ? », interrogeait-il dans un discours.
Celui-ci faisait suite aux déclarations du président français lors de l’hommage rendu à Samuel Paty, professeur de collège décapité pour avoir montré à ses élèves de 4e les caricatures du prophète Mohammed publiées par le journal Charlie Hebdo lors d’un cours sur la liberté d’expression.
« Ces derniers jours, les actes violents et les insultes contre les musulmans se multiplient en France. Comment j’explique à ma fille ce qu’elle a entendu, comment je justifie le fait qu’elle ait vu sa mère humiliée dans un lieu public »
- Hakim
Après les propos d’Erdoğan, réitérés le lendemain, Paris a rappelé son ambassadeur pour consultation. Une première dans les relations diplomatiques franco-turques.
« Pourquoi faut-il nous pointer du doigt à chaque fois ? On ne leur a rien demandé », s’emporte Hakim. Sa femme a été agressée dans le métro la veille.
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« Elle était avec notre fille, elles revenaient de vacances. Un homme l’a insultée en lui disant que c’était de sa faute ces attentats, que si elle n’était pas d’accord avec la liberté d’expression, elle n’avait qu’à partir. Mais elle est française, elle a grandi ici et elle vit ici. »
Hakim, originaire d’Algérie, est en colère. Pour lui, ceci n’est pas un cas isolé.
« Ces derniers jours, les actes violents et les insultes contre les musulmans se multiplient en France. Comment j’explique à ma fille ce qu’elle a entendu, comment je justifie le fait qu’elle ait vu sa mère humiliée dans un lieu public. Personne n’a réagi pour les défendre ou les soutenir. Son professeur d’histoire lui a enseigné la démocratie, mais ces insultes vont être difficiles à digérer et à comprendre. »
À côté de lui, Abdelkrim tourne une cuillère dans sa tasse de café. Le geste est compulsif, presque mécanique. Les sourcils froncés, le vieil homme est préoccupé.
« Il faut qu’ils se calment tous. On nous demande de choisir entre la violence des caricatures contre nous et la virulence des propos d’Erdoğan, mais moi je ne leur ai rien demandé. Je voudrais juste continuer à vivre ma vie et ma religion sans être stigmatisé. »
Les deux hommes en face de lui hochent la tête en signe d’approbation.
« Il faut arrêter de pointer tous les regards sur les musulmans. On n’y est pour rien nous si ce jeune Tchéchène [auteur du meurtre de Paty] s’est radicalisé, si d’autres sont partis combattre en Syrie [avec l’État islamique]. Pourquoi est-ce que, au prix de leur sacro-sainte laïcité, devrais-je me faire insulter ? », demande Hakim.
Mahmud les rejoint. Le jeune Franco-Turc soutient les prises de position d’Erdoğan dénonçant la montée de l’islamophobie en France.
« Depuis 2015, le climat français s’est considérablement détérioré. Les actes racistes sont plus fréquents et cela ne gêne plus personne. On nous regarde comme si on était une partie du problème. La peur des terroristes a dévié vers une islamophobie et, aujourd’hui, un sentiment antimusulman. Les gens ne s’en cachent presque plus. Et c’est le chef de l’État turc qui doit nous protéger ?
« Je vis ici, je vote ici, pourquoi est-ce que je ne compte pas ? Je n’ai jamais été d’accord avec les actes terribles des terroristes en 2015, mais je n’ai jamais aimé non plus ces caricatures. Et aujourd’hui, en quoi les republier et humilier encore ma religion feraient de nous un plus grand pays ? Je suis libre de ne pas être d’accord, non ? Ou la liberté d’expression ne vaut pas pour tout le monde ? »
Ses amis tentent de le calmer. Tous ont peur de critiquer les caricatures du prophète, peur d’être considérés comme des soutiens des intégristes.
« Aucun autre dirigeant arabe ne se positionne pour nous défendre »
Dans son restaurant à Lyon, Ahmed est du même avis quant aux prises de position de Recep Tayip Erdoğan.
« Le président turc se positionne en défenseur de tous les musulmans, y compris ceux qui vivent en France, parce qu’aucun autre dirigeant arabe ne le fait. Tous les autres ont peur de subir des répercutions venant d’Europe. Il a répondu violemment et de façon virulente parce qu’il a été provoqué », estime-t-il.
« Il faut qu’ils se calment tous. On nous demande de choisir entre la violence des caricatures contre nous et la virulence des propos d’Erdoğan, mais moi je ne leur ai rien demandé. Je voudrais juste continuer à vivre ma vie et ma religion sans être stigmatisé »
- Abdelkrim
« Erdoğan est devenu gênant pour les autorités françaises car il dit tout haut ce qu’il pense. Beaucoup de musulmans en France sont d’accord avec lui. »
Ahmed est originaire du Maroc, mais il vit en France depuis plus de 30 ans. Il est marié et père de trois enfants. « Moi j’aime la France, j’aime mon pays, mais il doit être juste avec tous. Nous, les musulmans de France, on demande juste à avoir les mêmes droits que tous. »
Quand Middle East Eye l’interroge sur la caricature du président turc publiée mercredi 28 octobre par le journal satirique Charlie Hebdo, Ahmed reste pensif un instant, il est préoccupé.
« Il va falloir que les journalistes et les caricaturistes du journal arrêtent leur provocation, la situation devient vraiment dangereuse. »
À Paris, au café, les trois amis sont du même avis. Abdelhakim s’inquiète pour tous les ressortissants français qui vivent dans un pays où des groupes extrémistes violents continuent d’exercer.
« Je m’attends à voir un nouvel attentat frapper la France ou ses intérêts dans le monde. Ce n’est pas seulement le président turc qui est en colère, c’est toute une partie de la population locale qui manifeste depuis une semaine et la rediffusion des caricatures du prophète.
« Aujourd’hui, j’ai peur pour eux, qu’ils soient musulmans ou non, leur passeport français les met en danger. »
La crainte d’une recrudescence des attentats anti-français
Les musulmans de France interrogés par MEE font tous part de leur crainte d’une recrudescence des attaques sur le territoire français, qui ne ferait qu’empirer les choses.
Jeudi 29 octobre, plusieurs attaques ont visé la France à quelques heures d’intervalle. Dans le sud du pays, à Nice, un homme a assassiné trois personnes dans une église du centre-ville. Quelques heures plus tard, un Saoudien a été arrêté après avoir blessé au couteau un garde du consulat français à Djeddah.
Outre la Turquie, la plupart des pays musulmans ont exprimé leur désapprobation vis-à-vis de la nouvelle publication des caricatures du prophète dans Charlie Hebdo, notamment via le boycott des produits français.
Au Bangladesh, au Pakistan, mais aussi à Gaza, en Arabie saoudite et dans de nombreux pays à travers le monde, les manifestations populaires ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes.
Pendant ces rassemblements, des drapeaux français et des effigies du président Macron ont été brulés. Face à cette montée du sentiment anti-français, le ministère français des Affaires étrangères a appelé ses ressortissants à l’étranger à la plus grande prudence.
Mercredi 28 octobre, l’association BarakaCity, accusée par le gouvernement d’entretenir des « relations avec la mouvance islamiste radicale », a été dissoute en conseil des ministres.
« Moi j’aime la France, j’aime mon pays, mais il doit être juste avec tous. Nous, les musulmans de France, on demande juste à avoir les mêmes droits que tous »
- Ahmed
Le président de l’ONG, Driss Yemmou, dit Idriss Sihamedi, a immédiatement réagi sur les réseaux sociaux : « Nous demandons l’asile politique de notre ONG à un pays garant de l’intégrité des musulmans. Nous mettons tout en œuvre pour sauver les intérêts de nos bénéficiaires présents dans 26 pays. »
Peu après, Sihamedi a publié un autre tweet sur le réseau social, demandant « officiellement l’asile politique au président turc Recep Tayyip Erdoğan pour son équipe et lui », et faisant état de « menaces de mort ».
* Les personnes interviewées n’ont pas souhaité communiquer leur nom de famille.
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