Paris veut réformer « l'islam de France »
« Mettre tout les sujets sur la table. » Manuel Valls, le Premier ministre français, s'est exprimé au sujet de « l'islam de France » lors des questions au gouvernement posées par les sénateurs, le 12 février dernier. En réponse à Esther Benbassa, sénatrice d’Europe Ecologie – Les Verts (EELV) qui le questionnait sur les financements de lieux de culte par des pays étrangers, Valls a annoncé un cycle de consultations menées par Bernard Cazeneuve, le ministre de l'Intérieur.
Des consultations qui sonnent comme la conséquence des attaques de janvier dernier contre le magazine Charlie Hebdo. « Je sais que nos concitoyens musulmans sont soumis à de fortes tensions et s'inquiètent de la flambée de violences à leur égard, qu'ils ont le sentiment de devoir se justifier d'un acte auquel ils sont étrangers. La République leur doit protection », a déclaré Manuel Valls.
Dans le viseur de Matignon, la formation des imams, le financement étranger des lieux de culte et la prévention des dérives radicales. Des sujets déjà abordés par le passé mais qui sont bien plus compliqués qu'il n'y paraît.
Un gouvernement déterminé
Manuel Valls, qui souhaite aller vite, a d'ores et déjà chargé son ministre de l'Intérieur, Bernard Canzeneuve, d'organiser les consultations en vue d'une réorganisation de l'islam de France. « Si l'Etat ne reconnaît aucun culte, cela ne veut pas dire qu'il les ignore », a-t-il lancé dans son introduction, faisant acte de prudence. Car, il le sait, le respect de la loi de 1905, qui « garantit le libre exercice des cultes », empêche l'Etat de les financer.
La séparation de l'Etat et des cultes en France ne permet effectivement pas aux pouvoirs publics de s'ingérer dans les affaires cultuelles des communautés religieuses. Un travail d'équilibriste auquel Manuel Valls va donc devoir s’atteler, en s'appuyant sur les musulmans eux-mêmes. « Il y a un travail à faire avec les services de renseignement mais aussi un travail intellectuel, philosophique et théologique que l'Etat doit soutenir », a-t-il préconisé. Selon Valls, « cette réflexion sur l'organisation du culte appartient aux musulmans de France, aux responsables religieux, aux intellectuels jamais suffisamment associés à ces travaux, aux acteurs associatifs ».
Concrètement, Bernard Cazeneuve devrait recevoir ces prochaines semaines des philosophes, des imams et des acteurs de la société civile de confession musulmane afin de dégager des pistes d'action pour à la fois réformer le Conseil français du culte musulman (CFCM), résoudre la question de la formation des imams et endiguer le financement étranger des mosquées françaises.
Des perspectives approuvées par Alexis Bachelay, député socialiste des Hauts-de-Seine. « Moi qui suis sur le terrain, on ne peut plus continuer à dire que tout va bien. L'Etat a un rôle à jouer pour aider les musulmans à s'organiser en respectant la laïcité », explique-t-il à Middle East Eye.
Mais ce qui se joue en arrière fond dépasse certainement le simple volet organisationnel.
Selon Valls, « il faut une refonte de la théologie musulmane ». Des propos inspirés de ceux de Tareq Oubrou, imam de la mosquée de Bordeaux, qui défend un islam progressiste. Mais qui étonnent Alexis Bachelay : « S’il a vraiment dit cela, je pense qu'il y a un souci dans l'interprétation de la loi de 1905 ».
Un sujet complexe aux interstices nombreux.
Quel islam de France ?
D'abord parce que la représentativité de l'islam est un projet compliqué à mettre en œuvre tant la communauté musulmane de France est hétérogène et encore affiliée au pays d'origine, Algérie, Maroc ou encore Turquie. Dans ce contexte, difficile donc pour les musulmans de trouver un consensus à travers une instance unique.
D'ailleurs, la création du CFCM en 2003 en témoigne. L'instance, dont Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, avait été le fer de lance, n'a jamais vraiment trouvé grâce auprès des Français musulmans. Dernier exemple en date, le CFCM, dirigé par Dalil Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris, liée à l'Algérie, a dénoncé dans un communiqué une « campagne malfaisante » déplorant « qu'un ancien président de l'institution […] se ligue contre elle ». Une source du CFCM a confirmé jeudi à l'AFP que le texte visait Mohammed Moussaoui, président de l'instance de 2008 à 2013.
Rongé par les rivalités entre fédérations accolées aux pays d'origine, le CFCM n'a jamais réussi à s'imposer comme un organe fiable et crédible auprès des 4 millions de musulmans français.
La tentation électoraliste
Ensuite, parce que la question de l'islam de France représente, quoiqu'en dise Manuel Valls, un enjeu hautement électoral. Et les annonces du Premier ministre le révèlent en filigrane.
Annouar Sassi, membre du bureau national de l’Union des démocrates et indépendants (UDI), pointe du doigt la stratégie électorale de Valls. « C'est classique, chaque fois que le Parti socialiste se sent en danger, il joue la carte du populisme pour faire monter le Front national [et ainsi faire baisser l'UMP de Sarkozy]. »
Samia Hathroubi, responsable Europe de la Foundation for Ethnic Understanding (FFEU) et professeure d'Histoire, partage cette opinion. « Quand un politique français veut marquer l'Histoire, il s'appuie sur l'Islam ! », lance-t-elle, agacée. La trentenaire, dotée d'une expertise pointue sur le sujet, a du mal à cacher son scepticisme quant aux déclarations de Manuel Valls. « Concernant la réforme de l'imamat, je veux bien. Sauf que la France continue à signer des conventions avec les pays du Maghreb et la Turquie pour faire venir des imams », indique-t-elle à Middle East Eye.
Le 18 décembre 2104, le ministre de l'Intérieur français Bernard Cazeneuve et le Premier ministre algérien Abdelmalek Sellal signaient une convention à Alger. Objet du partenariat ? Faire en sorte que les imams algériens envoyés en France puissent être formés « en harmonie avec les exigences de la République » française. Nulle question ici de mettre un terme à la mainmise des consulats sur l'islam de France, pourtant réclamée par bon nombre de fidèles.
Et si Valls aborde bien la formation des imams officiant dans les mosquées françaises, il le fait sans aller au bout du sujet. « Il faut encourager les rapprochements des règles et des standards académiques avec les établissements d'enseignement supérieur », avance-t-il. Un simple effet de communication selon Samia Hathroubi : « on nage dans le populisme et la démagogie ! » Et l'activiste d'ajouter, « tout le monde sait bien qu'en Alsace, où le Concordat est en vigueur, il serait tout à fait possible de créer des formations avec les universités pour former les imams ».
Régime d'exception, le Concordat de 1801 permet à l'Etat d'organiser les cultes catholique, luthérien, réformé et israélite et donc d'en salarier leurs ministres. Elargir ce statut à l'imamat constitue donc une hypothèse envisageable. « Je confirme, sauf que personne ne veut le faire ! », tonne-t-elle. « L'Alsace pourrait très bien servir de laboratoire pour former des imams en France mais en l'absence de volonté politique et donc de moyens financiers, comment voulez-vous avancer ? ».
Le financement étranger des lieux de culte musulmans
Le Premier ministre cherche à comprendre pourquoi « l'islam de France reçoit des financements étrangers ».
Or, si l'on s'en tient au cadre législatif – la loi de 1905 –, le financement public des cultes est interdit. Pourquoi, et surtout à quel titre, empêcher aux fidèles de trouver des supports, fussent-ils à l'étranger ?
« La question du financement des mosquées par l'étranger est agitée comme un épouvantail. Si cela était vrai pour les années 1970 et 1980, les rapports de terrain contredisent les propos de Valls », souligne Anouar Sassi. Dans la réalité, les deux cents mosquées actuellement en construction en France sont financées par les fidèles eux-mêmes, et en partie seulement par des dons de l'extérieur.
Cependant, sur le terrain, bon nombre de fidèles peinent à réunir les fonds pour bâtir des lieux de culte dignes de ce nom. « Si certains acceptent de se faire arroser par l'étranger, ils sont nombreux à mettre des années à collecter les sommes nécessaires », précise Farid, un militant de quartier. « Si nous n'avons pas les moyens de construire des lieux de culte, il n'est pas question de vivre au dessus de nos moyens ! ».
En toile de fond, la guerre d'influence auxquelles se livreraient les mosquées. « Vous savez, tout le monde sait bien qu'il y a des mosquées affiliées à des organisations proches de pays étrangers. Elles reçoivent des fonds directement dans des valises ! », affirme M'hammed Henniche, secrétaire général de l'Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis. Des faits difficilement vérifiables et qui échappent à la réalité vécue par la majorité des fidèles.
L'objectif de réduire l'implication de l'étranger dans le financement des mosquées de France pourrait prendre en compte d'autres considérations, Manuel Valls « s'inquièt[and], par exemple, de l'influence des Frères musulmans » mais aussi « des salafistes » présents « dans un certains nombre de nos quartiers », tout en dénonçant « des accords passés avec des organisations qui ne respectent pas la République ». Comprenez, l'Union des organisations islamiques de France (UOIF).
Une tambouille terminologique qui pose question sur la façon dont la réalité éminemment complexe de l'islam est schématisée à des fins visiblement politiques.
Vingt ans « d'islam de France »
L'Histoire l'a montré. Les musulmans ne veulent pas être les pions d'une instance créée de toute pièce par l'Etat. L'expérience du CFCM en est une illustration criante. Selon M'hammed Henniche, « cette instance a été créée par Nicolas Sarkozy en 2003 dans la perspective des élections présidentielles de 2007 ». But de la manœuvre d'après Henniche : « séduire l'électorat musulman, alors réputé pour voter à gauche, en s'attribuant la paternité de cette instance inédite et très symbolique ».
En réalité, Nicolas Sarkozy est un peu arrivé en bout de chaîne. C'est en 1990 que Pierre Joxe, ministre de l'Intérieur de François Mitterrand, crée le CORIF, le Conseil de réflexion sur l'islam en France. Une démarche innovante mais qui souffre de son mode de désignation des membres, basé sur la nomination et la cooptation.
Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur d'Edouard Balladur dans un gouvernement de cohabitation, tente à son tour d'organiser la communauté musulmane. Il crée un Conseil représentatif des musulmans de France. La mosquée de Paris, affiliée à l'Algérie, est à la tête de cette nouvelle instance, mais ce n'est pas du goût des organisations musulmanes. Nouvel échec.
Jean-Pierre Chevènement, sous le gouvernement Jospin, réactive le projet. En 1999, il initie une concertation auprès des musulmans de France, espérant poser les bases d'une organisation. S'appuyant sur des délégués élus à la proportionnelle en région, l'initiative aboutira en 2003 au fameux CFCM.
Un lent processus, passé successivement par la gauche et la droite, mais qui reste, malgré tout, encore en chantier. Manuel Valls, qui s'est dit « très déterminé », ouvre donc une nouvelle phase de consultations.
Mais la question, pour certains, est de savoir si l'Etat est vraiment dans son rôle. Comme le souffle Farid, militant, « j'ai peur que l'on soit davantage dans une logique de contrôle de l'islam de France ».
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