Les liens entre le Pakistan et l'Arabie saoudite, le Yémen et le « chantage politique »
Ces deux derniers mois, le Pakistan et l'Arabie saoudite, pays proches en temps normal, se sont retrouvés en sérieux désaccord. Il est inhabituel que les relations soient mauvaises entre les deux pays. L'Arabie saoudite est le sanctuaire des sites les plus sacrés de l'islam et le Pakistan, un pays intégré dans les principes du nationalisme musulman, considère généralement le royaume comme un proche parent.
En 2010, un document Wikileaks révèle l'étendue de l'influence saoudienne au Pakistan : on y rapporte en effet que l'ambassadeur saoudien aux Etats-Unis, Adel al-Jubeir (alors un proche confident du roi Abdallah), aurait déclaré que les Saoudiens n'étaient pas de simples observateurs mais « des participants actifs » dans la politique pakistanaise.
Toutefois, l'amitié entre les deux pays s'est passablement dégradée et la récente demande du royaume d’un soutien militaire sur le terrain au Yémen est typique de ses exigences inconsidérées auprès de son partenaire stratégique. Bien que le parlement pakistanais ait seulement accepté de fournir une assistance « diplomatique » pacifique et l'aide à l'imposition d'un embargo sur les armes, la nature même de ces demandes et les menaces de représailles formulées par le Comité de coopération du Golfe (CCG) ont révélé au grand jour le chantage politique dissimulé derrière « l'unité » qui lie Riyad et Islamabad.
De plus, étant donné la façon dont le bellicisme du royaume a été simulé (à la fois en retrait et confus), il faut se demander pourquoi l'Arabie saoudite a réagi par un tollé diplomatique envers le Pakistan quelques jours seulement avant que la guerre ne soit « gagnée » et un cessez-le feu ensuite annoncé (mais pour être révoqué quelques heures plus tard) ? L'Arabie saoudite et les pays du CCG ont-ils même une stratégie claire dont le Pakistan serait un élément ? Est-ce que la décision du parlement pakistanais de rester neutre refléterait en quelque sorte un manque de conviction plus large ?
L'envoi de troupes pour mener une guerre qui est largement perçue par les chiites pakistanais comme anti-Iran/anti-chiite (plutôt que pro-Yémen) aurait placé le Pakistan - un pays déjà déchiré par l'extrémisme religieux – sous le risque de nouveaux conflits sectaires. Cela aurait pu également mettre en danger l'unité de ses forces armées qui sont déjà investies dans une délicate campagne militaire contre les bandes extrémistes dans le pays même.
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Une histoire lourde de sectarisme
Ce n'est pas la première fois que l'Arabie saoudite ne tient pas compte des priorités nationales du Pakistan. Dans les années 80, les dons privés en provenance d'Arabie saoudite ont commencé à affluer dans des séminaires au Pakistan. Comme l'a souligné le Centre d'Oxford pour les études islamiques, un grand nombre de ces écoles gérées de façon privée (des madrassas dans la terminologie locale) ont fourni une base pour « un rôle indépendant et souvent en opposition pour l'establishment religieux » et sont devenues les lieux de reproduction de la violence sectaire.
Ces séminaires jouent en permanence le rôle de centres de recrutement pour les milices ayant une inclinaison idéologique alignée sur les intérêts nationaux saoudiens. Le Pakistan avait autorisé ces séminaires dans l'espoir qu'ils suscitent une résistance armée qui servirait les intérêts du pays dans la région contestée du Cachemire. Aujourd'hui, les conséquences imprévues de cette politique hantent toujours le Pakistan, un pays ravagé par des décennies d'extrémisme religieux.
En répandant le wahhabisme sunnite - une interprétation rigide et austère de l'islam - l'Arabie saoudite a voulu isoler l'Iran et contenir la montée du fondamentalisme chiite au Moyen-Orient. D'un autre côté, cela s'est avéré être un désastre pour le Pakistan. Ces lieux « éducatifs » ont provoqué des ravages au Pakistan, pays qui abrite quelque 30 millions de musulmans chiites (15 % de la population) qui sont régulièrement pris pour cibles par des groupes militants sunnites. Leur sort est totalement ignoré par le Pakistan, tout comme par l'Arabie saoudite.
Le fossé entre chiites et sunnites au Pakistan s'est dramatiquement creusé depuis les années 90 quand le Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, a assumé son premier mandat. En parlant de déraciner la violence sectaire en un seul endroit et en assurant sa promotion dans un autre, Sharif a pu perdre la confiance de la plus grande minorité du Pakistan.
Les Saoudiens semblent ne pas être au courant (ou volontairement ignorants) des tensions sectaires au Pakistan. Toute implication dans le conflit au Yémen peut potentiellement exacerber les conflits inter-confessionnels au Pakistan car « la confrontation » du royaume avec les rebelles chiites houthis a d'indéniables connotations sectaires.
Divisions à l'intérieur de l'armée
La composition de l'armée pakistanaise est le reflet des rapports démographiques mentionnés ci-dessus : environ 70 % de sunnites et 30 % de chiites. Un nombre important de soldats est recruté dans les districts ruraux du sud du Pendjab - un foyer de tensions. Exercer des pressions sur l'armée pour qu'elle envoie des troupes à l'étranger ne serait pas seulement la priver d'une partie de ses ressources (ce qui signifierait une plus grande pression sur les ressources de l'Etat, donc une plus grande part du budget et donc un rôle politique encore plus important pour les militaires), mais ce serait également exposer l'armée au risque des divisions internes.
L'armée maintient la stabilité en reprenant à son compte le grandiose discours du nationalisme, car les différences ethniques et sectaires peuvent mettre en péril l'unité (et donc, la discipline) de ses soldats. La polarisation ethnique en raison de la domination des Pendjabis dans l'armée pakistanaise est déjà un énorme problème. La « présence militaire » dans la province séparatiste et de plus en plus opprimée du Baloutchistan est considérée par de nombreux critiques comme une occupation à part entière par les Pendjabis. Avec les chiites qui sont systématiquement pris pour cible par des groupes extrémistes à l'intérieur, l'armée pakistanaise a besoin d'étouffer dans l'oeuf les préjugés sectaires dans ses propres rangs plutôt que de se voir utilisée comme une force mercenaire par un pays qui favorise ces mêmes préjugés.
En outre, si l'Arabie Saoudite estime indignes de confiance les soldats chiites pakistanais dans une guerre contre les Houthis chiites, alors le Pakistan aurait à refuser le déploiement de 25 % de ses soldats, lesquels seraient donc victimes d'une discrimination sur la base de leurs croyances religieuses. Qui prendrait alors la responsabilité de convaincre les chiites pakistanais que leur pays ne participerait pas à une guerre sectaire ?
Une autre guerre par procuration
Entraîner le Pakistan sur le théâtre d'une autre guerre pour le compte des Saoudiens et ainsi exacerber les tensions sociales ne peut être considéré comme un geste amical. Par conséquent, en dehors d'une dépendance malsaine vis-à-vis du budget de l'Arabie saoudite, qu'a donc gagné le Pakistan avec cette « amitié » ?
Dans un article caustique, Ahmad al-Jarallah, rédacteur en chef du quotidien koweïtien Al-Siyassa, écrit que les pays du Golfe fournissent une assistance « simplement pour aider à réprimer l'extrémisme endémique et pour aider Islamabad à surmonter la pauvreté qui a contribué à l'émergence de groupes terroristes qui sont une menace stratégique pour le Golfe et la sécurité islamique ».
La citation ci-dessus parait exposer les politiques confuses du CCG vis-à-vis du Pakistan. L'idée que « le terrorisme » au Pakistan puisse être éradiqué grâce à l'amélioration de la vie économique est un peu délirante. Bien qu'il y ait un élément de vérité dans l'idée que la pauvreté matérielle - en particulier dans les structures plutôt rudes du pouvoir au Pakistan - puisse insuffler un esprit révolutionnaire mal inspiré parmi ses citoyens terriblement pauvres, cette analyse ne vaut rien sans une sérieuse condamnation des interventions politiques saoudiennes dans le pays.
Parallèlement à des dons financiers, l'Arabie saoudite a repris à son compte le pouvoir brutal de l'Etat (en termes de dictatures et de politiques gouvernementales draconiennes), de dures politiques néolibérales, et un islam hégémonique qui va dans le sens des propres intérêts nationaux du royaume, mais en diffusant largement des interprétations dangereuses et nihilistes de l'islam politique qui peuvent égarer l'élan révolutionnaire des classes les plus défavorisées du Pakistan.
Cela ne veut pas dire que la décision de rester à l'écart du Yémen était simple à prendre ou que le Pakistan n'aura pas à faire face à de désastreuses conséquences à l'intérieur et à l'étranger pour son insoumission. À l'intérieur, le Pakistan pourrait effectivement assister à un pic de violence inter-confessionnelle.
Les groupes religieux d'extrême droite ont toujours bénéficié d'un certain niveau de soutien de l'Etat, ce qui explique que leur influence pénètre profondément les structures sociales du Pakistan. Le pays est sujet à une vigilance fanatique, en particulier lorsque l'État tente de s'écarter des récits religieux dominants, sapant le pouvoir des groupes religieux.
Pour affirmer sa dignité dans l'arène internationale, le Pakistan a besoin d'agir avec fermeté et intelligence. Ceci est le premier problème du pays à devoir être géré avec le nouveau souverain d'un vieux pays allié. Un schisme entre les deux pays pourrait avoir des conséquences imprévisibles parce que le Pakistan n'a pas beaucoup d'expérience diplomatique avec le régime du roi Salman. Selon les résultats de ce dossier, il pourrait y avoir un énorme changement dans la politique étrangère du royaume envers le Pakistan, laissant le pays plus faible et plus isolé que jamais. Voilà précisément pourquoi les déclarations faisant état d'une symbiose presque spirituelle avec l'Arabie saoudite sont utilisées dans la résolution parlementaire.
Ce que Sharif doit à l'Arabie saoudite
En outre, le Pakistan risque l'argent qu'il reçoit de l'Arabie saoudite, dont il a très souvent besoin afin d'éviter l'effondrement économique. L'année dernière, les Saoudiens ont donné 1,5 milliard de dollars au Pakistan sous forme de « don inconditionnel ». Plus important encore, ceci est un test de capacité à diriger pour le Premier ministre Sharif. L'Arabie saoudite a négocié la libération de Sharif et lui a donné refuge après qu'il ait été renversé par un coup d'Etat militaire de 1999. Il doit au royaume beaucoup plus que ce que son pays peut se permettre. Il devra prouver qu'il peut placer la politique avant les questions personnelles. Cependant, il semble céder du terrain par la négociation d'échanges « d'hommes religieux » entre le Pakistan et l'Arabie saoudite. Bien sûr, l'idée derrière ces initiatives de « réconciliation » est de relativiser les différences culturelles, historiques ou sociales entre les deux pays et de rétablir « l'unité de destin » à travers l'unité de la foi.
Refuser de se battre pour les Saoudiens au Yémen pourrait à court terme avoir des conséquences désagréables pour le Pakistan, mais à long terme, une décision de ne pas utiliser les ressources de l'Etat pour tuer des Yéménites chiites (alors que les chiites à l'intérieur sont sans protection et assassinés) pourrait s'avérer moins catastrophique (et moralement plus juste), en particulier parce que le Pakistan est encore à se chercher une identité inclusive et collective.
Répondre positivement à des demandes ayant de telles implications auraient exigé un manque de dignité de la part du Pakistan, mais, ayant finalement invoqué une conscience de soi nationale - même si ce n'est pas pour toutes les raisons mentionnées ci-dessus - le parlement pakistanais a pris l'initiative d'une réévaluation très attendue d'une amitié controversée.
Photo : Le Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif avec le roi saoudien Salman (AFP).
Farhad Mirza est un journaliste freelance basé au Pakistan. Il contribue régulièrement à de nombreux journaux et magazines au Pakistan, au Kosovo et au Royaume-Uni.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduction de l’anglais (original) par Lotfallah.
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