Un festival en première ligne de la lutte de la Tunisie contre les militants
WESSAIA, Tunisie – Ce samedi soir, Wided Hallali, dix-sept ans, est assise dans un poulailler en parpaing reconverti en petit théâtre-cinéma par un centre culturel de Wessaia, un village de montagne situé dans le nord-ouest de la Tunisie. Assise sur une botte de foin avec une vingtaine d'autres jeunes, Wided rit, sourit et applaudit Adnen Hallali, un enseignant, acteur et poète de 40 ans qui se livre à un monologue dramatique dans cet espace de fortune.
La performance et la randonnée de nuit à travers un terrain rocheux jalonné de cactus vers le théâtre, situé à une vingtaine de minutes du centre du village, font partie de la quatrième édition annuelle de la Fête des Bergers. Le festival a été fondé par Adnen Hallali, qui partage son nom avec beaucoup de membres de sa famille élargie dans le village, pour célébrer les traditions locales et faire participer les jeunes à des activités culturelles.
Wessaia, qui abrite à peine plus de 1 000 personnes, est un village essentiellement agricole situé dans l'arrière-pays sous-développé de la Tunisie. La plupart des jeunes partent pour aller à l'université et travailler, ou bien adoptent le mode de vie pastoral et agraire de leurs ancêtres.
Mis à part les efforts d'Adnen, peu d'opportunités s’offrent aux jeunes pour leur permettre d'être exposés au monde extérieur au village, un espace qui est devenu davantage confiné dans le contexte des récentes préoccupations sécuritaires.
Les militants s’installent
Wessaia est situé sur le mont Semmama, à environ 50 kilomètres de la frontière algérienne, dans le gouvernorat tunisien de Kasserine. Avec les monts Chaambi et Selloum à proximité, cette montagne est devenue le point central de la lutte de la Tunisie contre les militants d'al-Qaïda issus de la brigade Okba Ibn al-Nafaa. Depuis la révolution tunisienne en 2011, les montagnes où paissent les moutons de Wessaia sont devenues la base d'opérations du groupe.
La brigade Okba Ibn al-Nafaa est une branche officielle d'al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), dont les racines remontent à la guerre civile algérienne dans les années 90. AQMI s'oppose à l'influence occidentale en Afrique du Nord et soutient l'établissement d'un califat islamique par le renversement de ce que le groupe considère comme des gouvernements « apostats » dans la région, dont en Tunisie.
Au cours des deux dernières années, les attaques contre les forces de sécurité dans la région ont causé la mort de plus de soixante-dix soldats, d’après Alaya Allani, professeur à l'université de la Manouba à Tunis, et spécialiste de l'histoire de l'islamisme dans le pays.
Le gouvernement tunisien accuse également la brigade d'être responsable de l'attentat du 18 mars contre le musée du Bardo à Tunis, qui a entraîné la mort de vingt-quatre personnes, dont les deux hommes armés. L'Etat islamique a également revendiqué la responsabilité de cette attaque. Cependant, les experts en matière de sécurité ont rejeté cette affirmation, la considérant comme une manœuvre de propagande de la part de l'Etat islamique.
Les forces de sécurité tunisiennes ont répondu aux attaques des militants en lançant une campagne militaire autour des trois montagnes et en imposant une zone militaire fermée le long de la frontière.
Résister par la culture
Entre les restrictions dans les déplacements imposées par les forces de sécurité et la peur des militants, la situation sécuritaire a freiné l'économie et transformé les conditions de vie des villageois de Wessaia et de la région environnante. En conséquence, la Fête des Bergers a revêtu une dimension de résistance culturelle face aux difficultés quotidiennes rencontrées par les villageois et au spectre des militants en Tunisie.
Lorsqu'Adnen Hallali, qui est professeur de français dans la ville côtière de Nabeul et retourne à Wessaia deux à trois fois par mois, a lancé la Fête des Bergers il y a quatre ans, il recherchait une façon de célébrer les traditions culturelles de la montagne où il a grandi.
« Presque tout le monde est berger dans cette région », a fait remarquer Adnen.
Les autres activités économiques du village tournent principalement autour de la recherche de romarin sauvage et d'alfa, une herbe utilisée pour le tissage de paniers et de nattes. Les produits de l'alfa et du romarin sont vendus sur les marchés de toute la Tunisie et contribuent à l'économie modeste du village.
La région a également un riche patrimoine de chansons populaires qui évoquent le mode de vie traditionnel. Le festival était initialement destiné à attirer à Wessaia des personnes en provenance d'autres régions de la Tunisie et de l'étranger pour écouter de la musique folklorique, partager la nourriture et vivre la vie locale en menant les troupeaux de moutons et en cherchant du romarin et de l'alfa. « L'idée était d'honorer les personnes et les traditions locales », a expliqué Adnen.
Mais ce mode de vie a commencé à changer il y a deux ans. A la fin du mois de juillet 2013, des militants ont attaqué une patrouille militaire au mont Chaambi voisin, tuant huit soldats. Il s'agissait d'une attaque sans précédent dans l'histoire de la Tunisie moderne, qui n'a pas vécu les violences politiques de bon nombre de ses voisins.
Les militants, qui incluent des Algériens, des Tunisiens et des Libyens, avaient profité d'un relâchement de la sécurité suite à la révolution tunisienne pour assurer une présence dans les montagnes. Selon Allani, le gouvernement était au courant depuis plus d'un an, mais « n'est intervenu [...] qu'après leur première opération ».
Au cours des deux dernières années, les militants de la brigade Okba Ibn al-Nafaa ont mené plus de vingt attaques contre les forces de sécurité tunisiennes sur les monts Chaambi, Selloum et Semmama. En réponse, le gouvernement a lancé une campagne pour tenter de repousser les militants de la montagne, en vain jusqu’à présent. La campagne a été intensifiée suite à l'attentat du Bardo et le gouvernement a rencontré un certain succès dans ses attaques ciblant le leadership du groupe.
Dans le cadre de nouvelles mesures de sécurité, une grande partie de la zone entourant les trois montagnes et longeant la frontière algérienne a été déclarée zone militaire fermée par le gouvernement.
Une montagne exiguë
Pour les villageois de Wessaia, cela signifie qu'ils ne peuvent plus faire paître leurs moutons ou chercher des herbes comme ils le faisaient auparavant. « Avant, nous pouvions marcher dans toute la montagne », a déploré Sameh Hallali, un berger et fermier de 29 ans, tout en s'occupant de son troupeau dans un petit champ à proximité du centre du village.
« La zone militaire fermée commence à seulement 200 m du centre du village », a expliqué Adnen. Si les villageois s’aventurent trop loin dans la montagne, l'armée les arrête et les oblige à rebrousser chemin. De même, s'il y a une opération militaire dans la région, la zone militaire fermée est souvent étendue à l'ensemble du village. Ces restrictions ont eu un impact négatif important sur l'économie locale, a-t-il ajouté.
Si les militants n'ont pas attaqué la population locale dans les montagnes, ils entrent de temps en temps dans les villages de la région pour voler du bétail, de la nourriture, de l'eau et d'autres provisions. « Nous avons peur de voir la même chose se passer ici », a confié Sameh.
De plus, selon Adnen, au moins un village sur le mont Semmama est connu pour abriter des sympathisants des militants et pour leur fournir des provisions.
Le 22 avril, trois jours avant la Fête des Bergers, des militants ont tenté d'attaquer une patrouille militaire sur le mont Selloum. L'attaque n'a fait aucune victime, mais les forces de sécurité ont continué de mener des opérations contre les militants pendant les deux jours qui ont suivi, entraînant la mort de trois soldats et de dix militants.
Compte tenu de l'opération en cours dans la région, les forces de sécurité se sont montrées méfiantes quant à la tenue de la Fête des Bergers. « Ils m'ont appelé [...] pour me dire que nous devions annuler », a déclaré Adnen à propos des forces de sécurité, qui craignaient que la présence à l'événement d'un petit nombre d'étrangers, principalement des journalistes, ne fasse du festival une cible pour les militants.
Adnen a cependant insisté pour maintenir le festival. « Cet événement est notre façon de résister. Puisqu’ils insistent à utiliser les armes contre nous, nous allons utiliser notre propre arme contre eux : la culture », a-t-il affirmé.
Un sol où poussent des mines terrestres
Environ soixante-dix personnes de Wessaia et du reste de la Tunisie se sont réunies le 25 avril, le premier soir du festival, pour écouter les chanteurs du village jouer de la musique folklorique locale et assister au spectacle d'un chanteur et joueur de oud tunisois. Les villageois distribuaient des brins de romarin fraîchement cueillis aux personnes présentes, tandis que des membres armés de la garde nationale se tenaient autour du périmètre du rassemblement. Au coucher du soleil, le public a convergé vers la scène de fortune, levé le romarin en l'air et scandé « Vive la Tunisie. Vive le mont Semmama. »
Après le concert, quelques villageois et invités se sont rendus chez la famille d'Adnen pour un dîner à base de couscous d'agneau et une soirée tout en musique et en poésie. Une grande partie des poèmes évoquait de façon humoristique la situation sécuritaire dans la montagne, faisant par exemple des références ironiques au sol où poussent des mines terrestres au lieu de plantes.
Après le dîner, certains invités, dont un important contingent de jeunes du village, se sont dirigés vers le poulailler reconverti en scène pour une performance improvisée.
Le lendemain matin, juste après le lever du soleil, les villageois et les invités se sont à nouveau réunis pour faire paître les troupeaux de moutons dans un champ voisin, tandis qu'un groupe de jeunes du village dansait le breakdance. Ensuite, Adnen et les autres animateurs du festival ont passé la matinée à organiser des activités pour les jeunes du village, leur apprenant des chansons et les faisant réaliser des projets d'art abstrait.
« C'est un moment de joie pour nous », a affirmé Adnen alors que le festival touchait à sa fin. Il n'a cependant pas perdu de vue le contexte plus large de l'événement. « On ne peut pas éradiquer le terrorisme avec des bombes. Nous devons nous pencher également sur la culture [...] C'est une forme de prévention contre l'extrémisme », a-t-il ajouté, soulignant que si les jeunes du village étaient désœuvrés, ils seraient plus sensibles aux messages extrémistes propagés par des personnalités religieuses et sur Internet.
A la fin du festival, Wided Hallali a déclaré que l’excursion de la veille dans le poulailler avait été sa partie préférée du festival. « Je m’y suis sentie en sécurité », a-t-elle affirmé. Il lui reste deux ans de lycée et elle ne sait pas encore ce qu'elle souhaitera étudier à l'université. Mais elle poursuivra peut-être des études en lien avec la culture, a-t-elle indiqué.
Pour l'instant, même si elle vit sur la ligne de front dans la lutte de la Tunisie contre les militants, elle a retrouvé un sentiment de normalité. « Nous vivons et Dieu nous protège ».
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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