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Les dérives implicites de la loi française sur le renseignement

L’écrasante majorité des gouvernements européens tente de s’approprier la menace sécuritaire afin de mieux contrôler des citoyens devenus plus imprévisibles de par le foisonnement des technologies modernes

Le respect des libertés citoyennes s’accommoderait-il mal de politiques jugées incontournables pour une prévention efficace du terrorisme et de tout acte attentatoire à la sécurité nationale ?

C’est à tout le moins ce que l’on peut comprendre au parcours du projet de loi relatif au renseignement adopté à une large majorité (438 voix pour, 86 contre, et 42 abstentions) en première lecture par l’Assemblée nationale française le 5 mai dernier. Alors que l’adoption définitive de ce projet de loi doit encore être confirmée, un groupe de 75 députés (majoritairement issus de l’UMP, principal groupe de l’opposition) ont d’ores et déjà saisi le Conseil constitutionnel afin de faire valoir leurs doutes et interrogations sur certaines de ses dispositions.

La polémique engendrée par ce dispositif législatif express fut telle que le Président François Hollande lui-même, dans un élan manifeste d’apaiser les inquiétudes suscitées par le texte, a annoncé qu’il ferait de même à l’issue de son adoption parlementaire.

Un faisceau prouvé de présomptions

La liste des griefs faits par les détracteurs de ce projet de loi est d’autant plus longue que ses dispositions sont étendues.

Le principal reproche que l’on pourrait faire à cette loi est facile à cerner : elle donne à l’Etat français – et plus spécifiquement à ses services de renseignement – une palette étendue de moyens permettant d’identifier tout mouvement ou comportement supposé menacer les intérêts nationaux. Soit un dispositif qui, même si le Premier ministre Manuel Valls s’en est défendu, évoque les dispositions privilégiées au lendemain des attaques du 11 septembre aux Etats-Unis à travers l’adoption du très disputé USA Patriot Act.

En parallèle, certaines dispositions depuis longtemps controversées (la pose de mouchards chez des personnes identifiées comme suspectes, l’interception de conversations téléphoniques à travers des IMSI-catchers, etc.) sont tout simplement légalisées, ajoutant au flot de critiques issues, notamment, par la Fédération Internationale des Droits de l’Homme.

Le travail des services de renseignement se voit par ailleurs placé directement sous le contrôle du « Premier ministre ou [de] l’une des six personnes spécialement déléguées par lui » qui délivrent leurs autorisations « après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement » (CNCTR, Art. L-821-1) sauf si des « cas d’urgence absolue » excluent la quête a priori de cet avis (Art. L 821-5). Autrement dit, le gouvernement français se réserve le droit d’outrepasser l’avis préalable de la CNCTR s’il estime que les circonstances l’exigent.

Quant aux personnes qui penseraient faire l’objet d’une surveillance, elles se voient reconnaître un droit de recours auprès de la CNCTR puis du Conseil d’Etat, à condition toutefois qu’elles puissent prouver leur « intérêt direct et personnel » (Art. L 833-3), c’est-à-dire certifier du fait qu’elles sont surveillées. Soit des preuves qui demeureront extrêmement difficiles à apporter, ajoutant ainsi à l’emprise potentielle du gouvernement sur la vie privée des citoyens.

Un contexte catalyseur

Bien qu’il ait été en préparation un an avant son adoption officielle, le projet de loi français sur le renseignement n’en reste pas moins l’expression d’un contexte particulier : celui qui a vu les attaques de Charlie Hebdo et de l’hyper casher de Vincennes, en janvier dernier, susciter un large mouvement d’union nationale.

Ainsi, et malgré certaines apparences, ce ne sont pas ces douloureux événements qui ont donné au projet de loi sur le renseignement sa raison d’être. Dans les faits, quelle que soit la sincérité du gouvernement français dans sa volonté d’éviter à la France de revivre les massacres de janvier, les socialistes au pouvoir depuis 2012 avaient déjà posé les jalons de dispositions amenées à être largement liberticides.

En témoigne notamment la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, texte qui, dès la fin 2014, criminalisait le délit d’« apologie du terrorisme » en le déplaçant de son champ originel (la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse) vers le code pénal français. C’est d’ailleurs au titre de cette disposition que les inculpations et condamnations pour ce même délit afflueront, particulièrement au lendemain des attaques de Charlie Hebdo.

Avec ces dernières, et l’esprit d’union nationale abondant dans le sens d’un considérable rebond de popularité pour le Président François Hollande, les temps paraissaient idéaux pour permettre aux socialistes de procéder à un renforcement du champ sécuritaire – largement initié par une autre disposition polémique : la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, adoptée du temps où Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur. Mais alors que cette dernière paraissait être dictée par les impératifs du monde post-11 septembre, le gouvernement de Manuel Valls semble plus précisément vouloir s’inscrire à l’encontre d’options politiques radicales que pourraient privilégier tant les citoyens européens que français.

Quand les gouvernements craignent leurs citoyens

Il serait vain de vouloir noter le paradoxe incarné par la restriction du champ public des libertés opérée par un gouvernement aux orientations officiellement socialistes. Il n’en paraît pas moins intéressant de constater que des formations issues notamment de la droite classique, et jusqu’au Front national, expriment des critiques à l’encontre de ce dispositif. Cependant, les raisons sont ici purement liées à des mouvements de tactique politique.

Plus sérieux et révélateurs sont les motifs avancés par des organisations telles que la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), pour qui le combat justifié contre « la criminalité » ne doit pas pour autant permettre d’accorder un blanc-seing à des dispositions liberticides.

C’est en effet ici que se révèlent le principal enjeu et le risque le plus avéré pour nos sociétés. D’Europol aux principaux leaders européens, et de l’Allemagne à l’Espagne, nous assistons aujourd’hui à l’inquiétude des dirigeants politiques devant la montée de deux extrêmes idéologiques (l’un appartenant à la gauche, l’autre à la droite) virtuellement et très indirectement unis par un combat au socle similaire : la lutte contre les politiques libérales et une volonté de substitution des systèmes politiques contemporains par d’autres aux orientations contraires.

C’est devant ces tendances - symbolisées tant par la victoire de Syriza aux dernières élections législatives grecques que par la montée du Front national en France – que l’écrasante majorité des gouvernements européens tente de s’approprier la menace sécuritaire, incarnée par un radicalisme violent à l’essence politico-religieuse, afin de mieux contrôler des citoyens devenus plus imprévisibles de par le foisonnement des technologies modernes (communications cellulaires, internet, etc.).

Peut-on être à la fois juge et partie ?

La loi française sur le renseignement ne vient que confirmer ce dont tout un chacun se doutait : les services de renseignement français mènent d’ores et déjà des opérations de surveillance à grande échelle. De ce point de vue, le contenu de cette loi n’est ni plus étonnant ni plus effrayant que les révélations faites récemment par Edward Snowden. Et peu de choses paraissent pouvoir inverser cette tendance, sinon la détention par les citoyens de contre-pouvoirs protecteurs.

En ce sens, la question de fond demeure la même : les instances étatiques et gouvernementales peuvent-elles prétendre être à la fois partie à ce dispositif de surveillance et garantes fiables de la préservation des libertés publiques citoyennes ? On aimerait ici pouvoir trouver un exemple permettant de répondre sincèrement par l’affirmative.

- Barah Mikaïl est directeur de recherche à la Fondation pour les Relations Internationales et le Dialogue Extérieur (FRIDE, www.fride.org) et professeur associé à l’université Saint Louis de Madrid. Il a travaillé auparavant à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, 2002-2011) et est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : manifestations contre le nouveau projet de loi relatif au renseignement, 4 mai 2015, Paris (AFP).

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