Les travailleuses d’Égypte : « le jour où j’arrête de travailler, je meurs »
LE CAIRE - En Égypte, puissance centrale du monde arabe, les femmes peuvent travailler à l’extérieur de leur domicile, aller à l’école et à l’université, et sont libres de voter et de se porter candidates à toutes les élections.
Cependant, dans les domaines de l’éducation et de l’emploi, elles sont à la traîne. Selon les statistiques, les femmes ont quatre fois plus de chances d’être au chômage que les hommes. Elles sont aussi moins bien payées.
Quatre ans après la révolution, au cours de laquelle la présence des femmes avait été déterminante, elles demeurent une ressource économique sous-utilisées.
Il y a trente ans, le mari de Zeynab Abd al-Reheem a été renversé par un train à un passage à niveau. Elle était alors âgée de 25 ans et s’est retrouvée seule à s’occuper de ses quatre jeunes enfants.
Analphabète, sans certificat de travail, on lui dit qu’elle ne trouverait jamais d’emploi. Néanmoins, quelques semaines plus tard, Zeynab repéra un vieil homme en train de cirer des chaussures dans une rue près de chez elle.
« Je lui ai demandé de m’apprendre », raconte-t-elle.
Elle a ensuite parcouru les rues pendant des mois, munie de sa cire, de son vernis et de ses brosses.
« On s’est moqué de moi, on m’a malmenée », poursuit-elle. « Les gens me disaient que c’était un travail d’homme. »
Un jour, le propriétaire d’un étal de jus de fruits a eu pitié d’elle et lui a offert un espace de travail près de son magasin. Elle n’a jamais cessé depuis de cirer des chaussures.
« Il n’y a pas beaucoup de travail ces jours-ci car la plupart des gens portent des chaussures de sport et des tennis qui n’ont pas besoin d’être lustrées », déplore-t-elle.
Reheem est désormais âgée de 60 ans. Ses deux fils sont ingénieurs et l’une de ses filles est infirmière.
Lorsqu’on lui demande pourquoi elle continue à travailler, elle répond : « Cela fait trente ans que je travaille dans la rue. C’est quelque chose qui est incrusté en moi. Mes fils me demandent toujours d’arrêter mais j’ai le sentiment que le jour où j’arrêterai de travailler, je mourrai. »
Sabeh Ahmed, 38 ans, est de Shubra, une vaste banlieue du nord du Caire. Veuve, avec quatre enfants et une mère de 90 ans à sa charge, elle conduit un tuk-tuk pour gagner sa vie.
Elle raconte que quand elle a voulu acheter son pousse-pousse jaune et noir, sa famille s’y est opposée.
« Mon aîné a arrêté l’école pour pouvoir conduire le tuk-tuk à ma place mais je ne pouvais pas l’accepter », explique-t-elle. « Cela m’a pris environ une semaine pour apprendre mais j’ai réussi à maîtriser l’engin. »
Au mawkaf local, où les chauffeurs de tuk-tuk attendent les clients, Sabeh dit avoir fait face à l’hostilité des chauffeurs de sexe masculin.
« Tous les chauffeurs étaient des hommes et j’étais une nouveauté, ils ne pouvaient pas m’accepter parmi eux. »
Un jour, alors qu’un conducteur du nom de Mohsen cherchait à lui bloquer l’accès à un client avec son tuk-tuk, elle lui a foncé dessus avec son propre véhicule.
« Cela m’a couté un mois de salaire pour faire réparer mon tuk-tuk mais ça en valait la peine, rien que pour voir cette expression sur son visage », dit-elle en riant.
Ceux qui la connaissent disent que Sabeh porte un niqab, un voile qui lui couvre le visage, parce qu’elle a honte d’être une conductrice de tuk-tuk. Mais elle nie : « Je porte le niqab depuis six ans, bien avant que je ne commence à travailler avec mon tuk-tuk », affirme-t-elle. « C’est mon choix. »
A cause de son nouvel emploi, la pension mensuelle qu’elle recevait de l’Etat a été réduite, indique-t-elle.
« Avec tous les millions que détient le gouvernement, on pourrait penser que cela ne le dérangerait pas trop de me donner 350 livres [45 dollars] par mois. Mais non Monsieur, c’est ce qui se passe. C’est écœurant. »
Oumm Amira, une cuisinière d’une quarantaine d’années originaire de la ville d’Assouan, au sud de l’Egypte, est connue par de nombreux photographes et journalistes au Caire.
Il y a sept ans, elle a déménagé dans la capitale avec son mari, un manouvrier, à la recherche de travail et d’une vie meilleure pour ses filles, Amira et Aziza.
Son mari a installé un petit étal de vente de frites à l’angle d’une rue près de restaurants bien établis mais quelques mois plus tard, il a été renversé par une voiture et s’est retrouvé paralysé. Quelques semaines après l’accident, leur fille aînée, Amira, qui souffrait depuis longtemps d’une insuffisance cardiaque, est décédée.
Oumm Amira se remémore l’épisode avec un sourire triste : « Je voyais tout en noir. J’ai dû dépenser toutes nos économies et emprunter plusieurs milliers à des amis et membres de notre famille à Assouan. J’ai vendu l’or que mon mari m’avait offert le jour de notre mariage. »
Quand un ami lui a suggéré de vendre son étal, Oumm Amira a refusé. « Je ne savais pas pourquoi mais au fond de moi je savais que ce chariot serait bien pratique... Puis un jour, j’ai eu l’idée : pourquoi ne pas reprendre moi-même le commerce ? »
Après l’avoir fait, elle a découvert avec surprise que son petit étal attirait plus de clients que les restaurants qui l’entouraient. Après sept années épuisantes, Oumm Amira a remboursé toutes ses dettes et économisé suffisamment pour acheter son propre petit magasin.
« Ça n’a pas été facile. J’ai fait face à de nombreux problèmes : des policiers exigeant des pots-de-vin aux jours creux où je ne gagnais pas assez d’argent pour acheter des patates. Mais j’ai continué pour mon mari et ma famille, et, surtout, pour la mémoire d’Amira », dit-elle en montrant du doigt un poster placardé sur le mur de son restaurant où est écrit : « Oumm Amira » (mère d’Amira). « Le fait de voir ces mots tous les jours m’aide à penser que toutes ces années de travail en ont valu la peine. »
Traduction de l’anglais (original).
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