Plongée dans les prisons tunisiennes
A première vue, l’ouvrage ressemble à ceux que l’on pourrait mettre sur une table basse pour décorer un salon. Sa couverture reliée jaune et noire et les yeux de l’auteure soigneusement rehaussés de khôl qui fixent le lecteur donnent l’impression d’un « beau livre ». Mais entre le regard perçant et le titre, Corridors, les photomontages en noir et blanc témoignent d’un sujet plus profond. D’autres figures apparaissent, entassées les unes sur les autres dans des lits de fortune. Ce sont des prisonniers, anonymes, dont la vie a été jetée sur du papier glacé le temps du passage d’Héla Ammar.
De l’artiste au témoin
C’est sans doute la seule et dernière fois qu’Héla Ammar photographie les prisons tunisiennes. Ce livre illustré qui relate le quotidien carcéral de douze prisons tunisiennes relève pratiquement du jamais vu dans un pays où l’information a été verrouillée pendant les vingt-trois années de la dictature.
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Tout commence pendant la révolution pour cette juriste quarantenaire. Héla Ammar est alors une artiste visuelle qui travaille sur des sujets comme le corps, la religion, la sexualité. Dans un petit atelier du village de Sidi Bou Saïd, en banlieue nord de Tunis, la jeune femme est discrète même si elle aborde déjà des enjeux tabous. Comme beaucoup de Tunisiens, elle descend dans la rue manifester pendant la révolution. C’est là que, sans le savoir encore, l’artiste devient « engagée », même si elle n’aime pas le mot. Depuis, son œuvre artistique se mêle intimement à son vécu de citoyenne, aux changements révolutionnaires et à ses expériences de juriste.
Juste après la révolution, les premiers règlements de compte émergent et le désir de vérité se traduit par l’ouverture de lieux jusque-là fermés au public. Héla Ammar se retrouve propulsée dans une commission d’enquête menée par la Commission nationale d'investigation sur les abus commis pendant la révolution, en tant que juriste et non artiste.
« Rien n’était prévu, j’ai pris mon appareil photo car à l’époque nous avions carte blanche, nous pouvions enregistrer les entretiens, discuter avec les détenus », déclarait-t-elle lors d’une interview en juin 2014. A cette époque, le livre Corridors était déjà décrit mais Héla peinait à le sortir. Elle avait déjà montré une partie de son travail photographique dans une exposition intitulée « Counfa », comme le couffin de nourriture que la famille apporte au prisonnier en Tunisie, l’un des seuls liens avec le monde extérieur.
« L’exiguïté des lieux est accentuée par les cabas des détenus, leurs affaires personnelles et les couffins qu’ils reçoivent et qu’ils rangent tant bien que mal en dessus ou en dessous des lits (quand ils existent). Des restes de nourriture ou de pain rassis traînent par terre. Il n’y a pas de cantine dans les prisons. Tous dorment, mangent, fument, font leurs besoins et parfois se lavent au même endroit. » (Extrait de Corridors)
Montrer les prisons dans le détail
Les photos avaient été exposées dans un parking près de la place de la Kasbah, où avaient eu lieu de nombreux sit-in en 2011. « Une fois le rapport de la commission d'enquête publié, je n’étais plus soumise au devoir de réserve mais je ne voulais pas faire du reportage. Ces photos étaient là parce que j’avais ressenti le besoin de témoigner personnellement », a-t-elle confié à MEE dans une interview accordée en mai 2015.
Le souci de l’artiste est d’abord d’éviter le voyeurisme. Entre les pages du livre, les photomontages ne révèlent jamais l’identité du détenu, le noir et blanc est choisi pour son aspect intemporel. Il donne aussi aux photos l’aspect d’archives, de documents. Ce sont des détails qui apparaissent dans les images : un tatouage de fortune, une main, une gamelle, un couloir…
On découvre dans ses moindres recoins la prison des femmes de la Manouba, ou encore les ambiances de trocs à la prison de Monarguia, dans un décor de « Club Med » où les fleurs cachent la misère des détenus. Chaque ambiance, chaque détail du quotidien révèle une faille, un abandon total de ces êtres humains. Comme dans la prison de Mornag :
« A Mornag, le directeur nous avait fait visiter lui-même les ateliers d’informatique ainsi qu’une grande salle de détente où trônait une table de ping-pong. Les deux salles étaient vides, les ordinateurs recouverts de leur cache n’avaient jamais servi et la table de ping-pong faisait office de décoration. » (Extrait de Corridors)
Puis vient le texte, un témoignage et non une enquête.
« ‘’Parce qu’en prison, même si on ne l’est pas, on apprend à l’être [criminel]’’, raconte un détenu. Il me montre son pied et me dit : ‘’Voilà ce que j’ai appris en prison : je me suis tatoué ça avec la suie d’un pot de yaourt cramé et une aiguille, c’est courant ici. Mais ce n’est pas tout, j’ai appris à tricher, à voler et je pourrais même tuer. Mes compagnons de cellule m’ont appris comment m’y prendre !’’ » (Témoignage d’un prisonnier extrait de Corridors)
« La plupart des détenus voulaient bien se faire prendre en photo, surtout pour témoigner de leurs conditions d’incarcérations ; les plus réticentes étaient les femmes qui ne voulaient pas que l’on voit leur visage », commente Héla Ammar.
Un microcosme de la société
Chaque prison est un microcosme de la société tunisienne et des conséquences de la dictature : la loi du plus fort, les petits arrangements, la corruption, tout se retrouve, ordonné par le personnage du « cabrane » :
« A l’intérieur des chambrées, les clans se forment par affinités mais aussi par appartenance à un quartier, à une tribu et surtout à une région. Ainsi les animosités tribales ou régionales latentes dans le civil sont-elles exacerbées en prison ; et les fréquentes disputes qui en naissent sont souvent violentes. Un semblant d’ordre est toutefois maintenu par le chef de la chambrée, el-cabrane, comme ils l’appellent. Il s’agit d’un détenu connu pour sa bonne conduite, désigné par l’administration pénitentiaire pour veiller à l’ordre dans la chambrée et superviser les activités des détenus. C’est donc lui qui conduit les sorties de ses codétenus dans l’aria [le lieu de promenade] et qui les emmène par petits groupes aux douches. » (Extrait de Corridors)
« Je suis entrée dans ces prisons avec tous les préjugés que l’on peut avoir sur les personnes incarcérées. Le sentiment, en sortant, ce n’est pas de la compassion pour ces gens qui restent des criminels pour la plupart mais plutôt le sentiment que leurs conditions d’incarcération sont une bien lourde peine par rapport à leurs actes », déclare Héla Ammar en mai 2015. Car sans le dire explicitement, l’auteure dénonce les conditions de détention, les maltraitances mais aussi l’oubli complet dans lequel vivent les détenus, qui sont environ 25 000 en Tunisie.
Documenter dans un contexte post-révolutionnaire
Plus tard, en décembre 2012, l’artiste retourne dans les prisons pour un ouvrage collectif sur la peine de mort en Tunisie, intitulé Le Syndrome de Siliana. Sans possibilité de photographier, Héla Ammar se sert de cette enquête pour compléter une partie de son livre et confirmer certaines impressions. « Ce qui avait changé à l’époque, c’était que la peur avait choisi un autre camp. Les gardiens de prison nous demandaient souvent pourquoi nous ne parlions pas de leurs difficultés à eux. On les sentait tendus car depuis les mutineries de la révolution, tout était instable. »
Si Corridors n’est pas une enquête, il reste un document précieux sur les prisons tunisiennes où la rigueur de la juriste prend souvent le pas sur l’artiste. Des chiffres, des détails sur les armes qu’utilisaient les prisonniers dans leur cellule pendant les soulèvements révolutionnaires ou encore des témoignages sur les actes de torture subis par certains. L’auteure s’est aussi entretenue avec les agents pénitentiaires, dont elle décrit également les conditions de vie.
Après la révolution, l’état des prisons a empiré, beaucoup de prisonniers témoignent des dérives et des abus commis pendant les premiers jours où le pays a failli sombrer dans le chaos. Dans chaque établissement pénitentiaire, les détenus portent les stigmates d’une révolution qu’ils semblent avoir subie plus que vécue.
« La surpopulation carcérale explique en partie l’ampleur des dégâts matériels et des pertes humaines enregistrés pendant les mouvements qui ont secoué les prisons pendant la révolution. À Monastir par exemple, quarante-neuf détenus sont morts, la plupart d’entre eux calcinés ou par suffocation. Les mouvements avaient commencé par les incendies des chambrées. » (Extrait de Corridors)
La nécessité d’agir
Entre les lignes, le livre est un vrai plaidoyer pour une réforme du système carcéral tunisien.
« Je sais très bien que mon livre reste une goutte d’eau dans l’océan car le sujet est très tabou en Tunisie ; avoir un membre de sa famille en prison est une honte, surtout pour les femmes qui sont pour la plupart abandonnées. Mais en parler, montrer ce qu’ils vivent, reste un premier pas. » Outre les témoignages et les détails très précis, le livre d’Héla Ammar a le mérite de rester objectif, distant par rapport à ses sujets.
Un an après que l’ONU a épinglé dans un rapport les conditions de vie « insalubres » dans les vingt-sept prisons que compte la Tunisie, le sujet reste encore d’actualité. L’organisation de la militante des droits de l’homme Radhia Nasraoui, qui lutte contre la torture, a comptabilisé une dizaine de cas de torture en prison pour l’année 2015 et trois morts suspectes en détention.
Aujourd’hui, les portes des corridors des prisons sont de nouveau fermées, ni la société civile ni les organismes protégeant les droits de l’homme n’y ont accès.
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