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Les Chinois vus par les Abbassides

La traduction récente d'un récit vieux de 1 100 ans, rédigé par un aventurier arabe, nous offre une vision arabe du 9ème siècle sur la Chine de la dynastie Tang
Les marchands et aventuriers d’Irak et du Golfe ont exploré l'Asie et rendu compte des sociétés étrangères et de leurs coutumes. Ci-dessus, le massacre de Guangzhou de 1978, lorsque des rebelles s’attaquèrent aux marchands arabes et perses, en Chine. (histoireislamique.wordpress.com)

Ils étaient des observateurs curieux et passionnés. Il y a plus de mille ans, les marchands-informateurs et officiels de Bagdad ou Bassora travaillant au service du calife abbasside ont transcrit noir sur blanc des témoignages sur les Vikings d'Europe du nord, les Indiens, les Chinois ainsi que les peuples habitant les régions actuelles du Cambodge, de l'Indonésie et du Sri Lanka. La califat abbasside a régné sur toute l'Asie occidentale et l'Afrique du nord de l'an 750 avant J.-C. jusqu'aux environs de l'an 1000 après J.-C., qui marqua le début de son déclin.

« Bagdad était l'une des plus grandes villes du monde », affirme le Dr Maaike van Berkel, professeur agrégé d'histoire médiévale de l'université d’Amsterdam. Il nous rappelle, lui qui est spécialiste de l'empire des Abbassides, qu’environ un million de personnes habitaient dans la « ville de la paix ». « C'est tout de même énorme et bien plus que les villes et cités d'Europe de l'époque. Bagdad était un centre commercial et économique important. Des liens commerciaux avaient été tissés avec l'empire de Charlemagne en Europe, mais surtout avec la Chine, l'Inde et l'Asie centrale. »

« Des gens des quatre coins du Moyen-Orient se déplaçaient à Bagdad ; il s'agissait du plus grand centre religieux, intellectuel et scientifique de cette partie du monde », nous explique Maaike van Berkel. « Les géographes connaissaient en détail Dar al Islam (maison ou demeure de l'islam), un vaste territoire allant de l’Espagne actuelle au Pakistan et à l'Afghanistan. Ils ont cartographié les routes et rivières, les villes, les éléments de la nature, l'administration, les peuples, etc. Ils étaient également de fins connaisseurs de l'Inde mais en savaient moins sur l'Europe ».

La récente traduction de Récits de Chine et d'Inde, écrit par Abou Zayd al-Sirafi et d'autres chroniqueurs, nous offre un aperçu fascinant sur l’interconnexion et la mobilité de l'ère abbasside. Pour les lecteurs actuels, distants en temps et lieu, certaines des observations réalisées par les auteurs peuvent sembler farfelues et invraisemblables. Pourtant, dans la plupart de leurs akhbārs  – récits crédibles de ce qu'ils ont vu et entendu – les Indiens et Chinois modernes sont facilement reconnaissables.

Un journalisme de l’époque

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Tim Mackintosh-Smith, qui a traduit Récits de Chine et d'Inde vers l'anglais et qui est lui même un auteur de livres de voyage accompli,  compare les akhbārs au journalisme d’aujourd’hui, avec un style comparable selon lui, à celui d’un « site interactif de voyage ».

Abou Zayd veut faire comprendre que ce récit ne décrit pas un monde fantaisiste, mais qu'il brosse simplement le portrait d'une vérité telle qu'elle a été perçue. Il affirme avoir « évité de rapporter le type de périples où les marins affichent leur imaginaire mais dont la crédibilité ne saurait passer l’examen du public ». Sa devise était « plus c’est court, mieux c’est », se rapprochant du précepte journalistique actuel : « soyez bref et précis ».

Les récits de voyage d'Abou Zayd reflètent la volonté arabo-islamique dans la première phase de la dynastie abbasside d'explorer l'Orient et notamment d'établir des liens avec la Chine. Selon le préambule de Récits de Chine et d'Inde, le deuxième calife abbasside et fondateur de Bagdad, Al-Mansour, aurait dit en se tenant au bord du fleuve : « Voilà le Tigre, aucune barrière ne viendra s’interposer entre cet endroit et la Chine ! » Les bateaux arabes avaient l’habitude de naviguer pendant une saison vers l’est lorsque les vents soufflaient en leur faveur, puis vers l’ouest lorsque le mawsim – terme arabe qui donna lieu au mot « mousson » en français – provoquait les vents qui portaient les vaisseaux arabes chez eux.

Le centre principal du commerce des moussons abbasside se situait à Siraf, sur les rives du Golfe, lieu de naissance d’Abou Zayd al-Sirafi, et qui appartient désormais à l’Iran. A partir de Siraf, les bateaux traversaient le Golfe et s’arrêtait dans les ports omanais de Sohar ou de Muscat, avant de continuer vers l’Inde, la Chine, la péninsule Malaise, Java et même au-delà. Leur port chinois était Khanfu, devenu aujourd’hui la métropole de Guangzhou. Alors que les explorateurs abbassides découvraient la Chine, les Chinois découvraient l’Occident, et leurs chroniqueurs décrivaient la route maritime vers l’Irak et Bangda, ou encore Bagdad.

Le « socialisme » de la dynastie Tang

L'apogée du califat abbasside coïncide avec l'âge d'or de la dynastie Tang en Chine (619-907). Dans Récits de Chine et d'Inde, la Chine impériale est dépeinte comme une société fortement organisée et régulée. Le gouvernement veille au bien-être de ses citoyens. Si une personne malade est pauvre, « elle reçoit l’argent pour ses médicaments du Trésor public ».

Les citoyens paient une capitation raisonnable lorsqu'ils atteignent l'âge de 18 ans. Les personnes âgées n'ont pas à payer de taxes, ils reçoivent une pension. Chaque ville possède une école et un professeur, et les enfants des plus démunis sont nourris par le Trésor public. « Les Chinois, qu'ils soient pauvres ou riches, jeunes ou âgés, apprennent tous à former des lettres et à écrire ». Cela ressemble à du socialisme avant la lettre.

Abou Zayd fait l'éloge de « l'admirable gouvernance » des Chinois. Ils possèdent un Etat de droit. La justice est rendue « chaque fois qu'il le faut » et ils ne ferment jamais les yeux sur « les méfaits commis par les personnes au statut élevé ». Un responsable des finances eunuque contrôle les finances de l’Etat, qui puise ses revenus de la capitation et de la prérogative dont disposait le chef d'Etat concernant la vente de sel et de thé. Les Arabes ne connaissaient pas le thé avant leur arrivée en Chine. Dans son récit, Abou Zayd décrit le thé comme « une plante qu'ils boivent avec de l'eau chaude et qui est vendue dans chaque ville moyennant une somme d'argent conséquente. Pour le préparer, ils font bouillir de l'eau avant d'y incorporer les feuilles de thé, ce qui leur sert d'antidote contre de nombreux maux ».

Les voyageurs arabes étaient étonnés de voir à quel point les Chinois étaient travailleurs. « De toutes les créations de Dieu, les Chinois font partie des plus habiles dans la réalisation de gravures, la confection de produits et toutes sortes de fabrication. En effet, aucun autre pays ne les devance dans ce domaine ».

Choc concernant les habitudes hygiéniques  

Cependant, tout n'était pas digne d'admiration pour les Arabes. Le manque d'hygiène des Chinois les scandalisait. Les Chinois n'utilisent « que du papier, jamais d'eau, pour laver leurs derrières après avoir déféqué », et ne se lavent jamais les dents et les mains avant de manger. Les chroniqueurs arabes étaient révulsés par certaines des pratiques sexuelles des non-musulmans. Ils n’approuvaient pas que les Chinois maintiennent des rapports sexuels bien que leurs femmes aient leurs règles, et ne voyaient pas d’un bon œil l’existence d’une prostitution si bien organisée. « Les Chinois sodomisent des garçons mis à disposition à ces fins, et qui sont comme des prostituées sacrées ».

D’une certaine manière, les Arabes vivaient dans un monde meilleur que le nôtre. Alors que de nos jours, le rhinocéros est considéré comme une espèce en danger après avoir été chassé à outrance ; le chroniqueur arabe affirme qu’ils existent « en grand nombre dans tous les royaumes indiens ». Il rapporte avoir mangé la chair de rhinocéros car « c’est permis aux musulmans ». Il se trouve d’ailleurs impressionné par la force des rhinocéros. « Aucun animal ne peut égaler sa force. Un éléphant battrait en retraite en voyant un rhinocéros. »

Tout comme aujourd’hui, la stabilité politique et le commerce ne sont pas éternels. Dans le dernier quart du 9ème siècle, une rébellion a affaibli la dynastie Tang. Des milliers de marchands étrangers de Khanfu/Guangzhou furent massacrés et le commerce direct arabo-chinois pris fin d’un coup. Cependant, le commerce indirect continua, les marchands arabes achetant par exemple, de la porcelaine chinoise en Inde.

Quelques décennies après la rébellion chinoise et le massacre de Khanfu, l’emprise du calife abbasside sur l’empire se relâcha. Maaike van Berkel explique que les autres régions ne reconnaissaient le calife que formellement. C’est précisément à cette époque de déclin qu’un autre voyageur irakien, Abou Fadlan, entrepris son voyage sur les terres des Bulgares de la Volga, retraçant par la suite ses rencontres avec de nouvelles cultures, parmi lesquelles les Vikings, dans son manuscrit Voyage chez les Bulgares de la Volga.

Des gens comme nous

L’akhbar éveille en nous des fantaisies et rêves portant sur des peuples d’une époque révolue qui affichent une étrange ressemblance avec les hommes du 21ème siècle. Voyage chez les Bulgares de la Volga inspira le roman de Michael Crichton Le Royaume de Rothgar et le film Le 13ème guerrier.

L’experte des Vikings Nelleke Ijssennagger trouve ironique que certains en Europe comparent les Vikings aux combattants de Daech ou vice-versa, en alléguant leur cruauté, sauvagerie médiévale, etc. « Je crois qu’il ne connaissent pas grand-chose sur les Vikings, ou sur Daech. A l’origine, les Vikings avaient très mauvaise presse. Ils razziaient certaines régions d’Europe du Nord, brûlant des villages et détruisant tout sur leur passage. Leur mauvaise réputation cache leur excellente organisation, qui à bien des égards était très sophistiquée. »

« Les contacts commerciaux du début du Moyen-Age sont encore très sous-estimés », indique Dr Karl Heidecker, historien à l’université de Groningen. « De nombreux objets du Moyen-Orient, d’Afrique et même d’Afghanistan ont été trouvés sur des sites vikings. Les choses circulaient. » Karl Heidecker souligne que cela ne signifie pas que les Vikings aient été en contact direct avec les Afghans ou les Chinois. Souvent, les choses finissaient à un endroit après un long périple, après être passés par de nombreuses mains.

Une des plus grandes surprises offertes par ces récits de voyage arabes réside dans la sophistication des Vikings, Turques, Chinois, Indiens et Abbassides, il y a plus de mille ans. Récits de Chine et d'Inde dépeint un monde interconnecté, mais également le caractère éphémère de la puissance politique et la relativité du progrès humain.

[1] Abou Zayd al-Sirafi, Récits de Chine et d'Inde et Ahmed Ibn Fadlan, Voyage chez les Bulgares de la Volga, dans Two Arabic Travel Books (New York/London: New York University Press), 2014

Traduction de l’anglais (original) par José Manuel Sandin.

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