La mort de Belmokhtar serait un coup dur pour AQMI
« S’il était mort, cela fragiliserait clairement al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) qui aurait des difficultés à trouver un aussi bon chef de guerre. » Bien que le gouvernement libyen reconnu par la communauté internationale ait annoncé dans un communiqué que Mokhtar Belmokhtar avait été tué lors d’un raid aérien américain dans la nuit de samedi à dimanche, la mort du cerveau de la prise d’otages de Tiguentourine n’est pour l’instant pas confirmée par le Pentagone. Et le journaliste mauritanien Lemine Ould M. Salem, auteur d’une biographie sur le chef djihadiste (Mokhtar Belmokhtar, le Ben Laden du Sahara), a bien du mal à croire à sa disparition, contredite par la liste des combattants tués publiée par la Coalition des révolutionnaires d’Adjabiya, alliance de phalanges islamistes armées libyennes.
Même si le chef des Signataires par le sang, le mouvement dissident créé par Belmokhtar en décembre 2012 pendant la guerre du Mali, se sait localisé, « il a pour l’instant tout intérêt à rester dans cette région de la Libye, très habitée, où il peut se cacher plus facilement que dans le désert, et où ses amis d’Ansar Charia peuvent le protéger », explique Lemine Ould M. Salem à Middle East Eye. « L’autre zone où il pourrait se replier, c’est le Mont Chaâmbi, dans le sud tunisien, encore largement contrôlé par AQMI à travers la katiba [unité de combat] Tariq Ibn Ziyad. »
Les inquiétudes algériennes
Le scénario d’une Tunisie, maillon faible du Maghreb, déstabilisée par la Libye, les services secrets algériens y croient beaucoup. Pour ne rien arranger, trois gendarmes tunisiens ont été tués mardi 15 juin dans la région de Sidi Bouzid, une attaque revendiquée par des djihadistes affiliés à l’organisation de l’État islamique (EI, alias Daech).
« Nous sommes très inquiets de la progression des groupes se revendiquant de l’EI en Libye », reconnaît un cadre des services de renseignements algériens interviewé par Middle East Eye. « En particulier des connexions qu’ils peuvent établir avec les djihadistes au Sahel. Nous n’excluons aucun scénario : celui d’une Libye contrôlée à 80 % par l’EI qui déstabiliserait la Tunisie, ou même celui d’attaques organisées depuis les pays frontaliers sur nos bases pétrolières de Ouargla ou d’Illizi, à l’image de la prise d’otages sur la base de Tiguentourine en janvier 2013, une opération menée depuis le nord du Mali et la Libye. »
Le sud-est de l’Algérie, zone névralgique pour ses bases pétrolières, est aussi si vaste et si peu peuplé qu’il constitue un ventre mou propice à l’infiltration de groupes armés, surtout depuis la détérioration de la situation en Libye.
Après la prise de la ville libyenne de Syrte par l’organisation de l’État islamique le 29 mai dernier, l’Algérie a d’ailleurs décidé de revoir son dispositif sécuritaire aux frontières en déployant une dizaine de milliers d’hommes en renfort et compte aujourd’hui presque 100 000 militaires sur 4 500 kilomètres de frontières avec la Tunisie, la Libye, le Niger et le Mali, soit un tiers des effectifs de l’armée.
« Nous craignons également qu’un deuxième front ne se développe à terme du Nigéria vers le Sahel », ajoute l’officier en faisant référence au message diffusé en mars dernier par le numéro 2 de l’État islamique, Abou Mohammed al-Adnani, appelant tous ceux qui ne pouvaient pas se rendre en Syrie et en Irak à partir combattre au Nigéria.
AQMI affaibli ?
Le scénario est-il réaliste ? Jean-Paul Rouiller, directeur du GCTAT de Genève, un centre d’analyse du terrorisme qui suit de près les mouvances terroristes au Maghreb, nuance à la fois l’intention et les moyens. « Tout dans le fonctionnement de l’État islamique nous indique que son centre d’intérêt reste la Syrie et l’Irak. La Libye n’est qu’un point de fixation pour les djihadistes. Ils sont efficaces dans la guérilla urbaine mais n’ont pas le savoir-faire nécessaire pour des attaques organisées dans un territoire extérieur, ce qu’ils n’ont d’ailleurs pour l’instant jamais tenté », explique-t-il à MEE.
L’attaque planifiée, qui demande de l’ingénierie et des hommes, serait plutôt la spécialité d’al-Qaïda au Maghreb islamique.
Problème : son émir, l’Algérien Abdelmalek Droukdel, est aujourd’hui très isolé. Conséquence de l’endiguement dans les maquis kabyles par l’armée depuis les années 2000, les groupes se réclamant du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) puis d’al-Qaïda ont progressivement – malgré quelques attentats spectaculaires comme celui de 2007 à Alger et un repositionnement dans le Sahel – perdu de la vigueur, en particulier depuis la mort d’Abdelhamid Abou Zeid, émir de la katiba Tariq Ibn Zyad, et celle d’Abdelkrim al-Targui, émir de la katiba al-Ansar, tous deux tués au nord du Mali par les forces françaises en février 2013 et mai 2015 respectivement.
Mohamed Ben Mohamed, journaliste spécialisé dans les questions de sécurité pour la presse arabophone, ajoute que « la cohésion d’AQMI est minée par des dissidences profondes qui ont conduit certaines de ses figures les plus influentes à rejoindre l’EI, y compris au nord du Mali, où l’opération militaire française [Serval] a par ailleurs tué un nombre important de leurs combattants. Mais attention, AQMI n’est pas fini pour autant. Il lui reste encore des ressources », prévient-il lors d’un entretien accordé à MEE.
La preuve : dimanche 7 juin, AQMI a revendiqué les deux dernières attaques en date contre des militaires algériens où un lieutenant colonel de l’armée algérienne a été tué. Selon el-Khabar, quotidien arabophone de référence, des documents saisis récemment sur des djihadistes par la gendarmerie révèleraient qu’Abdelmalek Droukdel avait demandé à Ansar al-Charia de lui fournir des armes, y compris des lance-roquettes.
Pour Jean-Paul Rouiller, « l’aura de la légitimité [d’Abdelmalek Droukdel], qu’il tient de sa relation directe avec le noyau dur d’al-Qaïda, lui vaut encore de servir de pont pour les djihadistes qui passent en Tunisie. Mais s’il reste à la tête de l’organigramme, les forces vives d’AQMI sont rangées derrière Mokhtar Belmokhtar ».
Selon les services de sécurité algériens, les combattants d’AQMI (hors cellules de soutien) seraient 500 à 600 dans toute l’Algérie, localisés essentiellement dans quatre régions : le centre (Kabylie), le Nord-Constantinois, la région de Batna (Aurès), et le Sud (de Tébessa à Djelfa). Dans le Sahel, ils auraient été ramenés de 800 à environ 400 actifs depuis l’opération Serval menée par l’armée française au Mali, de petits groupes se déplaçant du sud de la Libye jusqu’au nord du Mali en passant par le Niger. Un chiffre revu à la hausse par le GCTAT, qui en compte au moins 600 dans le Sahel.
L’engouement croissant pour l’État islamique
« Si Belmokhtar est toujours vivant et s’il voulait mener une action spectaculaire, il pourrait s’appuyer sur ses réseaux, entretenus par vingt ans de présence dans le Sahara. Reste à savoir comment, quand et où il pourrait le faire », ajoute Lemine Ould M. Salem.
La question du passage à l’acte se pose aussi pour les sympathisants de l’organisation de l’État islamique qui arrivent au Maghreb depuis l’Europe ou le Moyen-Orient et sont régulièrement interpellés à l’aéroport. Ou encore des jeunes recrutés dans les quartiers populaires des villes et dans les prisons d’Algérie. Fin mai, un djihadiste algérien a ainsi posté un selfie où on le voit, masqué par un keffieh et exhibant une bague à l’effigie de l’organisation de l’État islamique, brandir une pancarte pour féliciter les avancées en Irak et en Syrie d’Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de Daech. Des dizaines d’Algériens ont créé un compte sur Twitter pour exprimer leur soutien aux combattants de l’EI.
Sur le terrain, les Soldats du Califat, le seul groupe actif à avoir déclaré son allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, a reçu un sérieux coup lors de l’opération menée en mai par l’armée algérienne dans les montagnes de Bouira. Selon un bilan des sources de sécurité, parmi les vingt-trois djihadistes qui ont été tués à cette occasion figuraient plusieurs chefs des Soldats du Califat, dont l’un des responsables de l’assassinat du Français Hervé Gourdel en septembre 2014.
« Il faut reconnaître que l’armée, très présente dans les maquis du nord du pays sur des points stratégiques, laisse peu de marge de manœuvre aux groupes armés », explique à MEE Akram Kharief, spécialiste des questions militaires et auteur du blog Secret Difa3. « L’acquisition de nouveaux équipements technologiques, comme des drones ou des hélicoptères très sophistiqués, commence aussi à donner de très bons résultats dans le désert. »
Les renseignements algériens comptent au plus 150 combattants de l’EI dans leur pays. Mais ils estiment leurs effectifs à une dizaine de milliers en Lybie – soit un tiers des troupes totales de l’EI – dont au moins 4 000 étrangers. Les sources de sécurité libyennes mentionnent pour leur part 2 000 combattants à Syrte et 700 à Sabratha, des chiffres qui se rapprochent des 2 000 à 3 000 djihadistes comptabilisés par la Rivista Italiana Difesa (revue italienne de défense).
Comme le montrent l’engouement des nouveaux djihadistes pour l’État islamique et les attaques régulières menées contre les forces de sécurité algériennes et tunisiennes, la menace djihadiste est réelle mais doit être nuancée par l'affaiblissement des combattants d’AQMI et de ceux se réclamant d’Abou Bakr al-Baghdadi.
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