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L’histoire de deux quartiers de Tripoli, au Liban

Un cours de théâtre rassemble les jeunes des quartiers rivaux de Bab el-Tabbaneh et Baal Mohsen
Le groupe d’acteurs s’entraîne à saluer le public (MEE/Oriol Gallart)

TRIPOLI, Liban – Lorsqu’il avait environ 15 ans, Ali a vendu sa moto pour acheter son premier AK-47.

Avec l’arme récemment acquise, il rejoint Jabal Mohsen, une milice alaouite, dans sa lutte contre les rivaux sunnites de la zone voisine de Bab el-Tabbaneh.

Parmi ses adversaires se trouvait Samir, qui a pris les armes lorsqu’il avait 17 ans. Tous deux luttaient pour les mêmes raisons : la volonté de protéger leur famille et leur quartier ainsi que l’existence d’une haine mutuelle.

Ils avaient bien d’autres choses en commun, mais ils ne le savaient pas encore : ils provenaient tous deux de milieux défavorisés avec de maigres infrastructures et services, ils ont tous deux quitté l’école avant l’heure, et après cela, aucune opportunité de travail ne les attendait.

Désormais, Ali a plus ou moins 20 ans et Samir 25 ans. Au cours des quatre dernières années, l’intensification des affrontements dans la ville située au nord du Liban a évolué en parallèle à l’escalade du conflit en Syrie.

Mais le dernier grand épisode de conflit dans cette zone, qui a opposé l’armée à des tireurs de Tabbaneh, s’est produit le mois d’octobre dernier. Depuis, la situation est restée plutôt calme. Cela a permis à Ali et à Samir de partager une expérience positive pour la première fois. Ils ont enchaîné les répétitions, discuté, blagué, et finalement joué ensemble sur scène, comme participants à un atelier de théâtre mis sur pied par l’ONG libanaise March.

Un total de seize jeunes – pour la plupart d’anciens combattants et issus à parts égales des quartiers de Bab el-Tabbaneh et Baal Mohsen – ont pris part au cours de quatre mois qui a débouché sur la pièce Amour et guerre sur le toit. Cette troupe de théâtre prometteuse a dores et déjà récolté un franc succès lors des représentations effectuées à Tripoli et à Beyrouth, les organisateurs espérant que les rapports d’amitié construits ces derniers mois puissent perdurer.

L’histoire, écrite et mise en scène par l’auteur libanais Lucien Bourjeily, n’était pas étrangère aux jeunes membres de la troupe, bien qu’elle soit tirée du classique de Shakespeare, Romeo et Juliette. L’adaptation porte sur un jeune homme de Bab el-Tabbaneh souhaitant mettre en scène sa propre version du script, le situant à Tripoli, et dont les personnages principaux sont Ali et Aïcha.

Néanmoins, bien que la pièce ait été conçue de sorte à trouver un écho chez eux, le jeune metteur en scène s’est vu confronté à bien des difficultés avec ses acteurs.  

Réconciliation difficile

Située à tout juste 80 kilomètres au nord de Beyrouth, Tripoli est la deuxième ville la plus peuplée du Liban. Toutefois, depuis la fin de la guerre civile en 1990, le gouvernement libanais a négligé ce pôle urbain à majorité sunnite. Confrontées à des rivalités politiques de longue date, les autorités ne sont pas en mesure de s’attaquer aux disparités socio-économiques et au manque d’infrastructures dont souffre la ville, où 57 % de la population vie dans la pauvreté, selon une récente étude de la Commission économique et sociale pour l'Asie occidentale (ESCWA) des Nations unies. Ce pourcentage grimpe à 87 % à Bab el-Tabbaneh et à 69 % à Baal Mohsen.

L’une des aspirations de ce projet était de réunir ces jeunes afin qu’ils aient l’occasion de se rencontrer, de dissiper leurs craintes et leur haine, et de bâtir de nouvelles amitiés.

« Lorsque ces jeunes gens ont partagé leurs histoires, ils se sont rendu compte qu’ils avaient les mêmes problèmes », explique Léa Baroudi, coordinatrice générale de March.

Ces problèmes sont reflétés dans la pièce de théâtre, qui a été fortement enrichie par le vécu des acteurs.

Il y a par exemple une scène où Ali, jouant le rôle de Roméo, et Samir, dans le rôle du frère d’Aïcha, racontent en présence d’autres amis qu’ils ont dû mentir sur leurs origines lorsqu’ils ont postulé à un emploi et qu’ils ont immédiatement été congédiés lorsque leurs employeurs ont appris qu’ils provenaient des zones de Mohsen et de Tabbaneh. (La stigmatisation est une autre conséquence de ce conflit, bien que seule une petite portion des habitants de Tabbaneh-Mohsen ait participé aux affrontements qui ébranlent périodiquement cette partie de Tripoli).

« Au début, je ne voulais pas participer car je haïssais ces gens-là », nous dit Ali, qui possède trois cicatrices de balle sur son corps et des blessures bien plus profondes dans son esprit, notamment la mort d’un ami atteint par un franc-tireur.

Il a finalement décidé de continuer avec le cours. « Après quelques jours, j’ai réalisé que ce n’était pas si mal que ça », a-t-il ajouté.

Ahmad, 20 ans et originaire de Baal Mohsen, nous montre un tatouage fait en mémoire d’un ami, abattu par un franc-tireur l’an dernier (MEE/Oriol Gallart)

Lucien Bourjeily se rappelle : « Il y a eu des moments de grande tension, où un mot de travers aurait pu mettre fin au projet ».

Il nous a expliqué qu’au cours des premières séances, les jeunes s’asseyaient séparément en fonction de leur communauté d’origine. Outre les cours de théâtre, le groupe a participé à des formations en communication et résolution de conflit et a également reçu les visites de personnalités diverses, actrices et réalisateurs compris, comme

Nadine Labaki mieux connue pour le film libanais « Caramel » récompensé par plusieurs prix, l’acteur et comédien libanais George Khabbaz ou encore l’acteur vétéran Rafic Ali Ahmad.

À mesure que le cours avançait, l’engagement des jeunes avec le projet se renforçait, tout comme leur amitié.

« Ces quatre mois ont également été un parcours pour eux. Aujourd’hui ils sont différents, ils sont plus tolérants envers les idées des autres », affirme Lucien Bourjeily.

Sans cet atelier, les chemins de ces jeunes ne se seraient probablement jamais croisés, bien que ces deux quartiers ne soient distants que d’une seule rue.

Les innombrables marques de balles sur les façades de part et d’autre de la rue témoignent de cette longue trajectoire d’animosité, dont les racines sont désormais très floues pour Ali et Samir.

« Personne ne m’a jamais expliqué comment ces affrontements ont commencé », nous confie Ali, qui dit s’être lancé dans les combats car il avait « lu dans les médias sociaux que les takfiris [musulmans fondamentalistes] voulaient prendre Baal Mohsen ».

Samir aussi était convaincu qu’il n’avait d’autre option que de lutter pour défendre Tabbaneh. Mais tous deux se souviennent de l’excitation initiale qu’impliquait le port d’une arme.

« J’étais toujours prêt à mourir en défendant mon quartier », signale Samir,  qui comme Ali, dit maintenant regretter son passé.

Bâtiments criblés de balles, sur la ligne de front de la zone Tabbaneh-Mohsen (MEE/Oriol Gallart)

Selon Léa Baroudi : « lorsque l’on habite un endroit, sans emploi, ni études, ni opportunités, il est facile d’être manipulé ».

Ce point de vue est partagé par Hafiza, 17 ans, l’une des filles qui participe au cours.

« Je n’ai en principe pas le droit de parler des affrontements mais je trouve qu’ils ne servent à rien. Les hommes politiques tirent profit du manque de revenus à Tabbaneh et Mohsen. Ils les laissent les gens dans la pauvreté puis les font lutter », dit-elle.

Abandonnés par l’État, beaucoup d’habitants de ces zones-là dépendent de leurs chefs de file locaux pour bénéficier d’une assistance ou de services, et obtenir un emploi.

Bien qu’au cours des dernières années, le conflit entre Baal Mohsen et Bab el-Tabbaneh « ait souvent été dépeint comme un débordement sectaire issu de la crise syrienne… il est essentiellement politique », estime Raphaël Lefèvre, chercheur au Carnegie Middle East Centre.

L’origine du conflit remonte à l’occupation syrienne du pays pendant la guerre civile libanaise (1975-1990). Les tensions ont connu une certaine recrudescence après le retrait des troupes syriennes du Liban en 2005 et se sont fortement exacerbées en 2008 et notamment en 2011, au début de la guerre civile syrienne.

Alors que la population majoritairement sunnite de Bab el-Tabbaneh soutient en grande partie les groupes de l’opposition sunnite, la population de Baal Mohsen est principalement alaouite, groupe communautaire du président syrien Bachar al-Assad, et sympathise donc avec son gouvernement. Ces quatre dernières années, on comptabilise presque vingt épisodes d’affrontements dans la zone.

Espace de liberté

Lors de la dernière répétition avant la première à Tripoli, les acteurs blaguaient ensemble et interrompaient constamment les scènes avec des éclats de rire.

« Ils ont des opinions totalement différentes en matière de politique, de sécurité, ou sur la façon de mener leur vie, mais ils sont tous d’accord sur un point : ils aiment tous passer des bons moments et plaisanter ensemble. Je dirais que c’est l’un des principaux éléments qui les réunit », raconte Lucien Bourjeily.

« Le fait de mettre ces jeunes sur scène, de les faire travailler et créer quelque chose ensemble, permet de lancer un fort message à tous ceux qui tirent parti du conflit, des divisions et du communautarisme existant au Liban et en Syrie. Ils se sentent opprimés et à travers cette pièce, ils ont la possibilité de protester contre cette réalité accablante qui les tient pris au piège », a-t-il ajouté.

Lors de la première à Tripoli, le théâtre a fait salle comble. Les gens venaient de Tabbaneh, de Mohsen et des autres parties de la ville. Le public riait et applaudissait à chaque blague.

« Au tout début, ma famille ne voyait pas cette idée d’un bon œil, mais ils s’y sont habitués », explique Hafiza.

D’autres acteurs ont quant à eux fait l’objet de menaces, proférées par des membres de leurs propres communautés, car on les voyait sur les plateaux de télé en train de parler de leurs nouvelles amitiés. Mais quand le grand jour arriva, les parents d’Hafiza se trouvaient bien parmi le public. Les divisions sont restées à l’extérieur.

« Ce projet ne va pas résoudre le problème, mais il démontre que ces jeunes peuvent devenir amis et que des solutions sont à notre portée », explique Léa Baroudi, soulignant par la même occasion qu’elle espère que le projet pourra aller de l’avant. Si c’est le cas, il y a des chances que cela se fasse dans un climat légèrement moins tendu, les affrontements à grande échelle étant actuellement inexistants.

« Un plan de sécurité [instauré en avril 2014] déboucha sur la détention de la plupart des dirigeants miliciens qui luttaient dans les deux quartiers, je ne pense donc pas que des affrontements à grande échelle puissent reprendre d’ici peu. Néanmoins, le plan n’a pas abordé les causes se trouvant à la source des tensions », assure Raphaël Lefèvre, qui ajoute que tant que les sources du conflit subsisteront, comme le chômage et la discrimination, il y aura toujours un risque de voir davantage d’incidents.  

Ali et Samir ne savent pas ce que l’avenir leur réserve, mais ils ont l’intention de rester dans leur quartier. Et ils disent qu’ils sont désormais de vrais férus de théâtre.

« J’aime comme je me sens sur scène », confie Ali.

Traduction de l’anglais (original) par José Manuel Sandin.

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