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La dernière usine de keffiehs de Palestine

La famille Hirbawi a maintenu son entreprise de keffiehs à flot malgré les défis de l’occupation et de la mondialisation
L’usine de keffiehs de la famille Hirbawi à Hébron (MEE/Silvia Boarini)

HÉBRON, Cisjordanie – Il est une chose inoubliable à propos de l’usine de textiles de la famille Hirbawi à Hébron : le bruit ; le bruit assourdissant des métiers à tisser mécaniques fonctionnant à pleine vitesse. Ces machines anciennes ressemblent à des locomotives à vapeur, tout comme leur bruit sourd constant.

Puis, il y a la bourre, mélangée à la poussière. Épaisse et floconneuse, la bourre se dépose sur les mécanismes des métiers à tisser. Elle donne l’impression que l’endroit s’éveille après des années d’inactivité, tel le château de la Belle au bois dormant. Et, dans un sens, c’est le cas.

À ce jour, quatorze métiers fonctionnent, tissant tous un puissant symbole palestinien : le keffieh. « Al-Hamdoulillah », sourit Abed Hirbawi, l’un des trois frères qui gèrent l’usine. Il remercie ainsi Dieu pour la demande accrue de keffiehs. Il n’y a pas si longtemps, les métiers étaient réduits au silence.

Les mécanismes des métiers ressemblent à de vieilles locomotives (MEE/Silvia Boarini)

Le keffieh en Palestine

L’usine textile Hirbawi tisse des keffiehs, aujourd’hui largement reconnus comme un symbole du nationalisme palestinien, depuis 1961. Elle est restée depuis la seule usine de keffiehs en Palestine. Avant d’ouvrir sa propre boutique dans sa ville natale d’Hébron, le père d’Abed, Yasser, aujourd’hui âgé de 80 ans, importait ces coiffes traditionnelles de Syrie.

Yasser Hirbawi, le fondateur de l’usine et le père de Judah et Abed, passe encore ses journées à l’usine (MEE/Silvia Boarini)

Sur le plan professionnel, c’était l’occasion parfaite. Après la création de l’État d’Israël, la période comprise entre la fin des années 50 et les années 90 a constitué un regain d’activité pour le mouvement national palestinien. Ce fut aussi une période de regain de popularité pour son symbole, le keffieh. Le foulard à damiers s’est imposé dans les journaux, dans les magazines et sur les écrans de télévision à travers le monde.

C’est sans aucun doute un jeune combattant nommé Yasser Arafat, fondateur du Fatah et plus tard dirigeant de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui, plus que tout autre, a familiarisé le public non Arabe avec le keffieh et l’agal (rond de corde noire placé sur la tête pour maintenir le keffieh en place). Si, au fil des années, le visage d’Arafat a été associé à la Palestine dans l’esprit des gens, sa coiffe caractéristique est rapidement devenue l’emblème non-officiel de la Palestine.

Toutefois, avant les médias de masse, le keffieh avait déjà joué un rôle fédérateur face à un autre occupant, les Britanniques. Au cours de ce qu’on a appelé la révolte arabe de 1936-1939, la coiffe traditionnelle a été adoptée par les combattants qui ont encouragé les classes urbaines à abandonner le traditionnel tarbouche ou fez ottoman (petit chapeau rouge cylindrique surmonté d’un gland noir) au profit du keffieh.

Ted Swedenburg, de l’université de l’Arkansas, souligne dans ses recherches que, avant les révoltes, le keffieh était traditionnellement porté par les paysans palestiniens, les fellahs. Après tout, il servait principalement à se protéger la tête et le visage du soleil en été et du vent en hiver. Son adoption par les classes urbaines a marqué une « inversion de la hiérarchie sociale », a expliqué Ted Swedenburg. Le fellah guerrier a réussi à dicter le code vestimentaire qui signifiait l’unité nationale.

Fabrication sous occupation

Tout au long des années 70 et 80, la famille Hirbawi a produit de nombreux keffiehs noir et blanc, plus de 100 000 pièces par an, rapporte Abed à Middle East Eye. « Les affaires marchaient bien à l’époque. Nous avons acheté les métiers à tisser au Japon et les faisions fonctionner constamment ; nous ne produisions jamais assez. »

Le motif rouge et blanc a été rapidement ajouté à la production. En Palestine, les partisans du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) le préféraient parfois au motif noir et blanc, explique Hirbawi, mais c’est aussi une couleur courante en Jordanie et d’autres pays arabes.

Judah Hirbawi marque la fin de chaque keffieh en coupant le fil supplémentaire (MEE/Silvia Boarini)

L’usine a bien résisté aux guerres, à l’occupation et à la première Intifada, mais s’est finalement retrouvée dans l’impasse au début des années 90. Le déclin a commencé après la signature du Protocole de Paris en 1994 (l’accord sur les relations économiques entre Israël et l’OLP signé suite aux accords d’Oslo). Plus que jamais, le protocole scellait l’interdépendance entre les deux économies, mais ignorait le déséquilibre de pouvoir définissant cette relation.

Il est généralement admis par les économistes palestiniens et internationaux que, entre 1967, début de l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, et le Protocole de Paris de 1994, Israël avait eu amplement le temps de faire en sorte que le développement économique palestinien reste chétif et dépendant.

La destruction des infrastructures et le rejet récurrent des demandes d’autorisations permettant de lancer de nouveaux projets industriels sont notamment cités comme faisant partie des obstacles qui empêchent le développement industriel palestinien depuis 1967. En un sens, le Protocole de Paris a veillé à ce que rien ne change.

La mondialisation et l’occupation

« L’industrie représente 12 % de notre PIB », a indiqué Wajih Amer, professeur d’économie à l’université An-Najah à Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie, à MEE. « Les petites entreprises sont nécessaires pour établir de solides fondations en vue du développement économique de la Palestine. »

Cependant, la destruction des infrastructures industrielles continue à ce jour. L’exemple le plus flagrant : le bombardement de plus de 250 usines à Gaza lors de la guerre de 2014. La politique de refus des permis de construire se poursuit également, pratique particulièrement inquiétante dans la zone C (les 60 % du territoire cisjordanien encore sous le contrôle total d’Israël).

L’« interdépendance » signifie généralement que l’économie israélienne profitera à la fois d’un accès à la main-d’œuvre palestinienne bon marché et d’un accès au marché palestinien. Prenons l’exemple des Palestiniens employés en Israël dans l’industrie, l’agriculture ou la construction. Leur travail contribue à la croissance économique d’Israël et leurs salaires sont souvent réinvestis dans l’économie israélienne lorsqu’ils achètent des produits qui pourraient, en théorie, être produits par l’industrie ou les entreprises agro-alimentaires palestiniennes.

« Un solide secteur industriel aiderait à créer des emplois indispensables », a poursuivi Amer, brisant ainsi éventuellement le cycle de la dépendance.

Ajoutez à cela la mondialisation et l’adoption souvent trop généreuse d’une politique libérale par l’Autorité palestinienne, il n’est donc pas surprenant que l’industrie palestinienne n’ait plus qu’un minuscule marché local. Dans ces conditions, les produits chinois bon marché qui inondent la Cisjordanie et Gaza sont apparus comme les coupables idéaux. Le keffieh est ainsi devenu victime de sa propre célébrité.

« Lorsque les keffiehs fabriqués en Chine sont arrivés », a déclaré Hirbawi à MEE, « nos métiers ont été réduits au silence. » Comme la demande de keffiehs palestiniens a chuté, la production aussi. Il a fallu 15 ans pour qu’elle reprenne.

C’est seulement récemment, en 2013, que l’Autorité palestinienne, sous la pression des industriels locaux, a choisi de réfréner certaines de ses politiques économiques néolibérales en imposant une taxe de 35 % sur les importations de Chine et d’ailleurs.

Un des traditionnels keffiehs noir et blanc fabriqué par l’usine Hirbawi. L’étiquette comporte un numéro de téléphone portable palestinien (MEE/Silvia Boarini)

Survivre à la mondialisation

Il s’agit de dynamiques qui apparaissent dans le monde entier et opposent les multinationales à un mouvement incitant les consommateurs à « acheter local » et à soutenir les « entreprises locales ». Toutefois, en Palestine, les entreprises locales luttent aussi contre une myriade de restrictions imposées par l’occupation militaire israélienne. Avec la même créativité et la résilience qui font partie intégrante de la vie sous occupation, la famille Hirbawi a cherché à développer la portée internationale de son entreprise.

Au-dessus de l’usine, où trois ouvriers passent sans cesse entre les métiers bruyants pour ajouter des bobines de fil ou donner un coup sur les mécanismes des machines récalcitrantes, se trouve un atelier tranquille. Judah Hirbawi et son fils y découpent les foulards dans les grands rouleaux de tissu empilés dans un coin.

Cinq femmes assises devant des machines à coudre ajoutent la touche finale et les glands. « En ce moment, on réalise 300 à 400 keffiehs [par jour] en moyenne », a expliqué Hirbawi. On est loin des quantités produites dans les années 70 et 80, mais cela constitue une amélioration importante par rapport au début des années 2000.

Dans un atelier au-dessus de l’usine, les femmes prennent soin de la finition en cousant les bords de chaque keffieh et en ajoutant les glands (MEE/Silvia Boarini)

Afin de rester ouverts et concurrentiels, les Hirbawi ont tout misé sur la qualité artisanale, l’originalité et l’unicité de leur produit. Le keffieh des Hirbawi est un produit que les acheteurs de ce créneau du monde entier commencent à apprécier. Le e-commerce et la campagne pour sauver la dernière usine de keffiehs en Palestine se sont révélés efficaces.

Un certain nombre de sites web dédiés ont permis aux clients partout dans le monde d’acheter facilement un keffieh Hirbawi original. « Nous fabriquons désormais des keffiehs aux motifs et aux couleurs variés », explique Hirbawi. « Ils sont destinés aux touristes », a-t-il souligné, « les Palestiniens préfèrent les modèles traditionnels. »

Le keffieh en dehors du monde arabe

En parallèle à son histoire en Palestine, le keffieh a mené sa propre vie en Europe et aux États-Unis. Si, tout au long des années 60, ceux qui le portaient étaient identifiés comme des rebelles représentant le mouvement anti-guerre ou les batailles pour la justice sociale, depuis les années 70, le public politisé du monde entier a associé le keffieh à la cause palestinienne.

Cependant, dans les années 90 et au début des années 2000 – depuis la seconde Intifada jusqu’aux guerres du Golfe successives et à la « guerre contre le terrorisme », les commentateurs de droite, souvent américains, s’en sont violemment pris aux porteurs de keffieh, les désignant comme des partisans du « terrorisme » en général.

Cela s’est avéré plus particulièrement lorsque le keffieh a quitté les étals des marchés pour rejoindre les magasins de haute couture. Si certains ont dénoncé cela comme étant une glorification du « terrorisme », d’autres l’ont vu comme la dépolitisation ultime d’un symbole, tandis que d’autres encore comme une occasion de sensibiliser l’opinion à l’occupation militaire de la Palestine par Israël.

Comme le dit Ted Swedenburg, le keffieh n’a peut-être pas à choisir entre être un symbole politique ou un accessoire de mode : il peut être les deux et il peut être éducatif, permettant d’engager la conversation.

Malgré la frénésie entourant les interprétations de ce symbole, pour Angeles Rodenas, touriste espagnol à Hébron, le keffieh noir et blanc rime incontestablement avec Palestine. « Je le vois comme un vêtement traditionnel qui a désormais une connotation politique en tant que symbole de résistance », a-t-elle déclaré à MEE. « Je le relie à des images d’Arafat et à l’instabilité politique de la région. »

La stratégie Hirbawi d’ajouter des couleurs au motif le soulage un peu de ses associations politiques et fait du keffieh un accessoire qui peut être porté un peu plus à la légère, même par les clients dotés d’une conscience politique. « J’en ai acheté un coloré comme un accessoire de mode, en guise de cadeau », a ajouté Angeles Rodenas.

Un des métiers tissant une version colorée du keffieh (MEE/Silvia Boarini)

Avec ces couleurs, la famille Hirbawi a peut-être trouvé le bon équilibre pour l’entreprise. Une chose est sûre, le keffieh est à Hébron pour y rester et les jeunes générations le voient toujours comme une tradition à préserver.

« Je porte le keffieh autour de mon cou », a déclaré Mohammad Hirbawi, le fils de Judah Hirbawi âgé de 14 ans, à MEE. « Et quand je serai plus âgé, je le porterai sur la tête avec l’agal », a-t-il ajouté. « J’aime voir les Palestiniens âgés le porter. Pour moi, cela signifie qu’ils aiment la Palestine. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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