Omero Marongiu-Perria : « Notre société vit une crise de sens et ce ne sont pas les musulmans qui vont la régler »
Les positions de cet intellectuel discret sur la place de la religion dans la laïcité et la question du dialogue interreligieux en font une voix écoutée. Converti à l’islam à l’âge de 17 ans, Omero Marongiu-Perria porte également un regard neuf et éclairant sur les débats qui traversent sa religion en France.
MEE : Beaucoup de Français disent que les attentats de Paris ont visé leurs libertés, leur manière de vivre. Or le communiqué de Daech semble moins viser la France dans ce qu’elle est que dans ce qu’elle fait. Qu’en pensez-vous ?
Omero Marongiu-Perria : Il y a évidemment chez Daech l’idée que l’Occident représente l’antipode des valeurs de l’islam. Mais d’un autre côté, il me semble qu’il faut aussi aller regarder du côté de l’interprétation que font un certain nombres d’intellectuels du Sud, notamment en Afrique ou au Moyen-Orient. Pour eux, la France paye deux choses : d’abord, elle paye le résultat d’une politique étrangère chaotique. Ensuite, quand la France déclare qu’elle prendra des mesures radicales contre le djihadisme, ces penseurs font remarquer que la France a toujours été radicale, a toujours été extrême dans sa relation aux pays qu’elle a colonisés. Aucun des pays qui ont été sous la tutelle de la France n’a vraiment réussi à se développer. Il faut entendre ces voix divergentes et comprendre aussi que depuis la guerre en Irak, des États entiers ont tout simplement été pulvérisés, comme la Libye par exemple, ouvrant un large corridor permettant la circulation non contrôlée des armes.
MEE : Après les attentats, des voix se sont élevées pour exiger des musulmans français qu’ils se désolidarisent. Alain Juppé, notamment, a demandé que les prêches dans les mosquées se fassent en français. Que pensez-vous de cette injonction indifférenciée ?
OMP : Nous sommes face à un problème multifactoriel mettant en scène plusieurs protagonistes. D’abord, il y a cette espèce de monstre protéiforme qu’est Daech. Cette organisation agit dans une relation dialectique avec la politique étrangère de la France et ce qu’elle représente aujourd’hui pour ses membres. Il faut bien comprendre que les membres de Daech sont loin d’être des idiots. Quand on voit la facture de leurs écrits, notamment leur revue Dabiq, on constate une pensée structurée, loin de tout amateurisme. On est loin des communiqués mal rédigés en français d'autres groupes.
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Face à ce genre d’injonctions, il faut se demander si en supprimant l’élément radicalisme religieux supposé des musulmans de France, le problème sera résolu. Non, évidemment. Maintenant, on peut se demander dans quelle vision du monde s’ancre Daech et si son instrumentalisation des textes religieux s’appuie sur un corpus juridique et théologique préexistant. Ma réponse est oui. Daech vient se greffer à un univers de sens qui existait déjà et qu’il exploite largement.
MEE : Peut-on trouver dans les interprétations du Coran de quoi justifier les actes des « djihadistes » ?
OMP : On peut faire dire tout et n’importe quoi au Coran dans le sens où, comme la Bible, il n’évacue pas la dimension belliqueuse de la vie. On y trouve un certain nombre de passages qui évoquent clairement la nécessité de se défendre mais aussi de propager la religion, par la coercition si nécessaire. Ces versets existent, même s’ils ne sont pas nombreux. Mais il faut faire un tout autre travail, qui serait d’insérer ce corpus religieux dans une vision actuelle et ancrée dans le monde. Deux voies s’offrent alors : soit on déconnecte le Coran d’une vision du monde élaborée par des théologiens dans le contexte d’un empire qui émerge au VIIe siècle et avec des aires géographiques à dominer ; soit on reste connecté à cette interprétation élaborée de l’époque classique, durant le Moyen-âge.
MEE : Alors comment combattre ces interprétations dépassées ? Qui peut en proposer d’autres, de façon légitime ?
OMP : Les théologiens et imams doivent médiatiser d’autres références, d’autres interprétations du Coran, qui offriraient une alternative viable. Il leur faut dépoussiérer les anachronismes ou archaïsmes qui subsistent. De fait, on a tellement sacralisé le droit musulman du Moyen-âge, ce que j’appelle « la sacralisation prohibitive », qu’on n’ose même plus critiquer un certain nombre de choses qui sont obsolètes, nulles et non avenues.
MEE : Vous décrivez là une exégèse totalement hors-sol, comme une bulle spéculative déconnectée du contexte…
OMP : On est dans un contexte où les lettrés musulmans, théologiens ou imams, ont du mal à ranger dans les dossiers de l’Histoire une partie de la production juridique islamique. On a aussi sacralisé des exégèses circonstanciées d’Ibn Taymiyya ou d’Ibn Qayyim, des théologiens des XIIIe et XIVe siècle. Je dis qu’il nous faut assumer le fait que l’exégèse musulmane a produit des choses extraordinaires mais aussi des choses qui ne sont plus en phase avec notre époque. Il nous faut refonder une tradition exégétique, un droit musulman contemporain.
MEE : Mais au-delà des controverses religieuses, que penser du parcours singulier des auteurs des attentats : pour certains, ils semblent être brutalement passés d’un mode de vie occidental à une religiosité extrémiste.
OMP : Selon moi, il faut analyser cette religiosité dans un contexte sécularisé, et plus précisément dans le contexte français. Cette sécularisation, si elle valorise l’individu, suppose aussi la fragilisation des identités. Les personnes, atomisées, vont alors redéfinir différentes modalités d’appartenance. À cela vient se greffer la déstructuration des appartenances culturelles et communautaires chez beaucoup de musulmans en France. Il y a une histoire coloniale, postcoloniale à prendre en compte qui a créé aussi une déstructuration culturelle chez certains jeunes : on y trouve pêle-mêle une rupture de transmission entre les parents et les enfants, une difficulté à redéfinir les contours d’appartenance au groupe, et les questions identitaires qui se mélangent. Ce sont les individus les plus déstructurés sur le plan culturel qui basculent le plus facilement. À un moment, ils ont du mal à recoller les deux bouts de leur identité personnelle et de leur identité sociale.
MEE : Qu’offre le « djihadisme » que la société française ne leur offre pas ?
OMP : Il y a dans leur quête comme un exutoire. L’islam est devenu pour certains un produit de substitution ou un objet de transfert. Et effectivement, sur le marché de la contestation, le produit d’appel le plus attractif est l’islam. Certains peuvent alors envisager l’identité religieuse comme une identité de rupture. Mais je ne crois pas à un basculement brutal, il s’agit plutôt d’un processus lent.
MEE : Comment lutter contre cela ?
OMP : D’abord, on ne peut pas détacher la religion de la culture. Toute la stratégie des islamistes est d’opposer le « vrai islam » à l’islam culturel, je le sais bien pour l’avoir vécu. Cela a amené beaucoup de jeunes à être en rupture avec leur famille et en conflit permanent avec leur environnement. J’ai même pu voir certains islamistes interdire la lecture du Coran en groupe comme le font les anciens, algériens ou marocains, sous prétexte que ce n’est pas ce que faisaient les premiers musulmans. Les musulmans les plus ancrés culturellement sont les plus imperméables à ces idéologies mortifères.
Ensuite, il faut bien comprendre que dans nos idéologies sécularisées, il n’y a plus aucun rite initiatique. Alors que font défaut ces passages solennels dans la vie, les gens se recréent seuls tout un ensemble de rites. La perte du sens de l’initiation et de l’ancrage culturel joue beaucoup dans ces dérives.
Je suis également persuadé qu’il y a eu un point de rupture avec l’arrivée au ministère de l’Intérieur de Nicolas Sarkozy en 2002. D’un coup, il a stigmatisé fortement des pans entiers de la population, dont évidemment les musulmans. Notre société vit ainsi très largement une crise de sens, et cette crise, ce ne sont pas les musulmans qui vont la régler. Les musulmans ne sont pas une partie du problème mais connaissent les mêmes interrogations, à savoir comment encore faire sens.
MEE : La notion de laïcité telle qu’elle est comprise en France désormais empêche-t-elle aussi l’émergence de solutions qui prendraient en compte le religieux ?
OMP : Plus que la laïcité, il faut que la France assume son Histoire récente. On a fait venir des personnes des pays colonisés. On pensait qu’on pourrait les renvoyer chez eux si nécessaire. L’immigré était devenu pour certains la variable d’ajustement. Alors que l’immigration était structurelle, elle a toujours été pensée de façon conjoncturelle. Il s’agit d’assumer son Histoire et le caractère désormais multiculturel de la société française.
Ce n’est pas seulement une question de laïcité, qui est devenue au final un paravent permettant de gérer le trauma. Dès qu’il y a un problème, on dit qu’il faut ajouter de la laïcité, qu’il y a un déficit de laïcité. Par exemple, je conduis une expérience dans une prison pour mineurs. L’État a décidé d’y « remettre de la laïcité ». Mais j’ai proposé une démarche différente qui leur propose de se projeter dans leurs projets futurs et cela a bien fonctionné. En revanche, dès qu’on a commencé à leur parler de religion, les jeunes se sont braqués car ils en ont assez d’être ramenés à cela.
À force d’instrumentaliser cette notion de laïcité, les politiques sont en train de jouer un jeu très dangereux car ils sont en train de radicaliser les appartenances. Les pro-laïcité deviennent des Daech laïcs et certains disent déjà très tranquillement qu’il faut éliminer l’islam du champ de la visibilité sociale. Et de l’autre côté, les groupes communautaires se dressent les uns contre les autres. Il faut faire machine arrière et laisser la laïcité telle qu’elle doit être, le socle du vivre ensemble.
Photo : une musulmane française brandit une pancarte « Musulman pas terroriste, paix et amour » (AFP).
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