Tunisie cinq ans après : entre progrès et incertitude
Lorsque Zine el-Abidine Ben Ali a été contraint par un soulèvement populaire de fuir la Tunisie et de s’exiler en Arabie saoudite il y a cinq ans, beaucoup des plus grands noms de la politique tunisienne d’aujourd’hui se trouvaient dans une relative obscurité, certains étant même en prison.
Contrairement à l’Égypte, au Yémen, à la Libye et à la Syrie, il est indéniable que la Tunisie a progressé depuis son soulèvement de 2011. Le pays dispose désormais d’élections sérieuses, d’un système de partis à peu près fonctionnel et d’une constitution née de débats et de compromis entre les blocs d’élites politiques.
Bien que les Tunisiens puissent être les seuls participants au Printemps arabe à pouvoir prétendre de façon crédible avoir effectué une révolution, de graves problèmes continuent de menacer l’ensemble des succès provisoires.
Cinq ans plus tard, l’état d’urgence a été de nouveau déclaré, certains visages de l’ère Ben Ali ont retrouvé des positions d’autorité, des attentats massifs ont été perpétrés dans la capitale et dans les régions frontalières, les services de sécurité ne sont pas encore réformés et conservent une approche répressive et le bloc politique au pouvoir dans le pays est au bord de l’implosion.
Le pouvoir présidentiel
En 2014, la Tunisie a organisé des élections parlementaires qui ont été confortablement remportées par Nidaa Tounes, un parti politique accueillant des courants divers et représentant la population laïque de centre-gauche urbaine et aisée. Lors des élections présidentielles qui ont suivi au cours de la même année, le chef de Nidaa Tounes Béji Caïd Essebsi a été élu quatrième président de la République. Le principal rival de Nidaa Tounes, le mouvement islamiste Ennahdha, avait choisi de ne pas présenter de candidat.
Toutefois, certains détracteurs affirment qu’Essebsi a refusé de respecter les règles constitutionnelles qui limitent le pouvoir du président, et que ses interventions récentes dans la politique interne de Nidaa Tounes, ainsi que la promotion apparente des intérêts de son fils Hafedh Essebsi, constituent de graves préoccupations.
« En vertu de la constitution pour laquelle nous nous sommes battus et que nous avons votée, le président Essebsi n’est pas autorisé à intervenir dans la politique des partis : il est censé être impartial », a déclaré Amira Yahyaoui, fondatrice de l’ONG indépendante tunisienne Al-Bawsala.
Essebsi est largement soupçonné d’avoir usé de son influence pour renoncer à un vote démocratique pour le poste de directeur exécutif de Nidaa Tounes, et d’avoir soutenu l’accession réussie de son fils à cette fonction.
« Je peux comprendre qu’un père de 89 ans veuille donner quelque chose à son fils, mais enfreindre la constitution de cette façon est très grave, a indiqué Yahyaoui à MEE. Nous savons ce que cela signifie, nous l’avons vu auparavant. Il y a tout juste cinq ans, nous avions la même chose avec Ben Ali qui s’est servi de sa fonction de président pour servir les intérêts de sa famille et faire la fête. »
D’après Yahyaoui, de nombreux Tunisiens sont encore dans un état de déni face aux actes du président, qui constituent selon lui des violations de la constitution à des fins de népotisme.
« Je n’ai jamais eu d’illusions à propos du président, mais même moi, cela me choque. À ce stade, nous devons affirmer que la première menace pour la démocratie en Tunisie est le président. »
Le quasi-effondrement de Nidaa Tounes
Certains éléments au sein de Nidaa Tounes partagent ce point de vue et des fissures sont apparues au sein du mouvement qui, en réalité, a toujours été un groupe polychrome.
D’un côté se trouve Hafedh Essebsi, le fils du président, et de l’autre, l’ancien secrétaire général du parti, Mohsen Marzouk, qui soutient que la famille Essebsi a des conceptions dynastiques pour la Tunisie et que Nidaa Tounes s’est montré trop tolérant vis-à-vis de l’influence d’Ennahdha. En novembre dernier, les deux factions en étaient littéralement venues aux mains.
Il est difficile pour Essebsi, qui était un élément incontournable de l’ancien gouvernement, tant sous Ben Ali que sous son prédécesseur Habib Bourguiba, de se présenter comme un révolutionnaire. Ministre de l’Intérieur du pays dans les années 1960, il a également employé au cours de sa campagne électorale des conseillers ayant des liens avec le gouvernement de Ben Ali.
Le 8 novembre, un groupe de 32 députés Nidaa Tounes, dirigé par Marzouk, a annoncé son intention de démissionner du parti, menaçant ainsi sa majorité au parlement. Le 8 janvier, 16 députés Nidaa Tounes ont démissionné et Marzouk a déclaré qu’il allait fonder son propre parti politique alternatif. Cela a semblé sonner le glas de Nidaa Tounes.
« L’électorat habituel était affecté par le rapprochement avec Ennahdha et par le non-respect des promesses électorales », a indiqué Youssef Cherif, analyste politique basé à Tunis.
Le lendemain, le parti a tenu un congrès extraordinaire dans la ville de Sousse, où une fusillade sur un site touristique en juin 2015 a coûté la vie à 38 personnes. Béji Caïd Essebsi a ouvert la conférence, puis son fils Hafedh a été nommé représentant légal et secrétaire général du comité central du parti.
Mohsen Marzouk n’y a pas assisté et a organisé à la place sa propre conférence le lendemain. Lors de la conférence, beaucoup de ceux qui avaient l’intention de quitter le navire semblent avoir été persuadés du contraire, et Nidaa Tounes a paru avoir consolidé ses forces.
Cependant, ce mercredi, le ministre de la Santé Saïd Aidi et le ministre des Affaires sociales Mahmoud Ben Romdhane, qui faisaient tous deux partie des fondateurs de Nidaa Tounes, ont démissionné du parti. Tous deux se sont joints aux onze autres législateurs qui ont quitté le parti plus tôt cette semaine, dont certains auraient affirmé avoir été effrayés par les nominations de Hafedh Essebsi lors du congrès de Nidaa Tounes.
« À l’heure actuelle, le parti semble en mesure de perdurer, au complet avec son ancien squelette, ce qui signifie que Marzouk n’est pas tant dans une position de force que nous le pensions autrefois », a indiqué Yousef Cherif à Middle East Eye.
Marzouk a toujours été considéré par ses adversaires au sein de Nidaa Tounes comme un homme ambitieux, et certains soutiennent que sa querelle avec la famille Essebsi avait autant à voir avec un désir de prendre le leadership qu’avec une quelconque position idéologique ou de principe.
Peu importe, Marzouk n’avait pas garanti suffisamment de soutien auprès de ses alliés, selon Cherif.
« Hafedh Essebsi devient de plus en plus important, ce qui soulève des questions, a indiqué l’analyste. Toutefois, nous devons nous rappeler qu’il n’est pas susceptible d’être un nouveau Gamal Moubarak, dans la mesure où il est déjà âgé. »
Ennahdha et la question du pouvoir
L’intervenant surprise au congrès extraordinaire de Nidaa Tounes était Rached Ghannouchi, qui n’est rien de moins que le chef du principal parti rival, Ennahdha. Accueilli par des applaudissements peu nourris, Ghannouchi a suffisamment conquis l’assistance présente dans la salle à la fin de son discours pour qu’une nette majorité l’applaudisse.
À première vue, les ennuis de Nidaa Tounes auraient dû être une bénédiction pour Ennahdha. Son seul rival sérieux pour le pouvoir politique étant aux abois, le parti avait une opportunité d’avancer et de capitaliser sur le plan politique. Toutefois, Ennahdha s’est abstenu d’attaquer Nidaa Tounes, d’attirer l’attention sur la désunion, ou autrement dit de saisir l’occasion.
L’expérience d’Ennahdha au sein du gouvernement en 2012 et 2013 pourrait avoir éveillé la méfiance de la direction du parti quant au fait de prendre un rôle trop important.
Quand la situation sécuritaire s’est détériorée alors qu’il était le parti le plus important et le plus influent dans le gouvernement de la troïka post-insurrection, Ennahdha s’est retrouvé accusé d’abriter et de soutenir des éléments militants qui étaient responsables de l’assassinat de deux figures politiques de gauche populaires.
Ces préoccupations, dans le contexte d’un environnement sécuritaire peut-être encore plus incertain, ont sans doute influé sur la décision du parti de ne pas briguer la présidence et de s’abstenir de punir Nidaa Tounes lorsque le parti s’est trouvé au plus mal.
Le parti affirme que son intérêt principal réside dans un environnement politique équilibré, équitable et stable.
« Le parti Ennahdha estime que la Tunisie a besoin d’une situation politique stable et d’un gouvernement stable pour mener à bien les réformes politiques et économiques nécessaires qui étaient au cœur de la révolution », a déclaré Yousra Ghannouchi, porte-parole principale d’Ennahdha.
« Cela nécessite des acteurs politiques stables et solides et c’est ce que nous souhaitons pour tous les partis, tant au sein du gouvernement que de l’opposition, et encore plus pour les principaux partis politiques du pays », a-t-elle indiqué à MEE.
Ennahdha a refusé de revenir au premier rang, préférant veiller à rester un acteur politique puissant, mais au sein de l’opposition.
Si Nidaa Tounes est en mesure de consolider ses forces, en particulier si les éléments les plus marginaux du parti sont mis à l’écart, Ennahdha se retrouvera dans une meilleure position, car il sera en mesure d’exercer une grande influence sans être exposé au risque de prendre les rênes du pouvoir.
L’état d’urgence
Alors que la classe politique se concentre sur les nominations et la politique de partis, l’État et les forces de sécurité nationales ont été préoccupés par la lutte contre une insurrection armée basée autour des montagnes du Djebel Chambi, à la frontière avec l’Algérie, et par des attentats perpétrés dans des centres urbains par des sympathisants du groupe État islamique.
Après deux attentats de grande envergure contre des sites touristiques, l’État islamique a revendiqué le 25 novembre l’attentat à la bombe perpétré la veille contre un bus transportant une troupe de gardes présidentiels sur l’avenue Mohammed V, un axe central de Tunis, qui a tué douze personnes.
Ce jour-là, Essebsi a déclaré l’état d’urgence, octroyant des pouvoirs spéciaux aux services de sécurité, et annoncé un couvre-feu à Tunis. Fin novembre et début décembre, les services de sécurité ont lancé une campagne massive de raids et d’arrestations à travers le pays.
L’attentat a choqué le public et l’État bénéficie du soutien d’une partie importante de la société tunisienne pour s’attaquer aux militants en employant la force. Cependant, l’état d’urgence et les pouvoirs qui en découlent pour les services de sécurité n’ont pas uniquement été appliqués aux militants violents.
Une sévère répression orchestrée par la police, le personnel du ministère de l’Intérieur et les services de renseignement nationaux cible d’autres groupes. Tandis que la communauté LGBT subit des pressions accrues, on assiste également à des arrestations aléatoires et au harcèlement d’activistes politiques et syndicaux, de la presse, d’artistes et de dissidents.
Avant même l’état d’urgence, des évolutions troublantes étaient observables dans le traitement des civils par les services de sécurité. En août, cinq hommes venant d’être libérés de prison ont déposé des plaintes auprès de l’État, affirmant avoir été torturés par la police antiterroriste. Lorsqu’ils ont présenté officiellement les charges, ils ont été de nouveau arrêtés sur place.
« Ces derniers mois ont été les pires de ces cinq dernières années, en particulier pour les minorités, a affirmé Amira Yahyaoui. Nous avons un État qui arrête les artistes, les jeunes militants, ceux qui ne sont pas dans le droit chemin des anciennes habitudes conservatrices. »
« Trop peu d’efforts ont été consentis pour réformer les forces de sécurité et pour que les responsables de ces exactions répondent de leurs actes », a déclaré Saïd Boumedouha, directeur adjoint du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient d’Amnesty International.
« Bien qu’il soit compréhensible que la sécurité soit une priorité pour le gouvernement à la lumière des attentats sanglants qui ont secoué la Tunisie au cours des douze derniers mois, celle-ci ne peut pas être utilisée comme un prétexte pour faire demi-tour et aller à contre-courant des modestes progrès réalisés en matière de droits de l’homme depuis le soulèvement. »
Le 22 décembre, Essebsi a promulgué un décret étendant l’état d’urgence à une période de deux mois.
Hors des frontières de la Tunisie, il y a eu beaucoup de triomphalisme, généré par les événements relativement désastreux qui touchent les pays voisins depuis 2011 ; toutefois, l’image du succès du Printemps arabe en Tunisie semble assez différente lorsqu’on l’examine de près.
Photo : le président tunisien Béji Caïd Essebsi marque l’anniversaire de la révolution en compagnie de députés en 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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