Retrait des troupes américaines de Syrie : une victoire compliquée pour Moscou
La décision de Donald Trump de retirer les quelque 2 200 soldats présents en Syrie divise à la fois à l’échelle américaine, internationale et locale.
Aux États-Unis, certains, à l’instar de la candidate démocrate déchue Hillary Clinton, considèrent que c’est une faute, voire une capitulation devant les adversaires des États-Unis dans la région, notamment Téhéran et Moscou. D’autres, y compris au sein du Parti démocrate, considèrent que c’est une sage décision et qu’il faut en finir avec ce type d’interventions militaires.
Pour le président américain, l’argument est simple : la guerre contre l’État islamique est gagnée – malgré la présence de poches de résistance – et le coût des opérations américaines au Moyen-Orient est trop élevé. Comme dans l’affaire du transfert de l’ambassade américaine en Israël à Jérusalem, accuser Donald Trump d’imprévisibilité serait injuste : il avait annoncé ce retrait en mars dernier.
À l’époque, il n’avait pas hésité à contredire l’ancien secrétaire d’État Rex Tillerson – qui avait, lui, évoqué une présence militaire américaine de quelques années – à peine quelques jours après son départ. Cette fois, c’est du secrétaire à la Défense James Mattis qu’il se sépare.
Le président américain divise aussi à l’échelle internationale. Le président français Emmanuel Macron a déploré le manque de fiabilité de l’allié américain (notamment vis-à-vis des combattants kurdes), tandis que la Première ministre britannique Theresa May a simplement indiqué que le sujet avait été abordé avec le président américain. Il semble évident qu’en cas d’absence américaine, les opérations françaises ou britanniques en Syrie deviennent quasiment impossibles.
Pour la Russie, qui jugeait la présence américaine en Syrie illégale, illégitime et menaçante, le retrait est une bonne nouvelle. Il en va bien sûr de même du pouvoir syrien
Pour la Russie, qui jugeait la présence américaine en Syrie illégale, illégitime et menaçante, le retrait est une bonne nouvelle. Il en va bien sûr de même du pouvoir syrien. Pour des raisons différentes, la Turquie, dont l’action militaire sur le sol syrien déplaît fortement à Damas, salue aussi le départ des forces américaines : ses ennemis kurdes des YPG (Unités de protection du peuple) perdent un allié de poids.
Dans la région, les deux principaux acteurs qui ont des raisons de regretter ce départ programmé sont les Forces démocratiques syriennes (dont les combattants kurdes des YPG) et Israël. Les premières se sentent démunies face à Ankara. Le second perd un atout contre la fameuse menace du « corridor » iranien.
Tensions russo-américaines et menace d’une offensive turque
Entre le retrait américain du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (signé en 1987 par Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan) annoncé par Donald Trump le 20 octobre dernier, geste perçu à Moscou comme une menace, et la multiplication des sanctions à l’encontre de la Russie et d’agents russes (relatives à la situation en Crimée et en Ukraine, à l’affaire Skripal, à l’ingérence dans la présidentielle américaine), les relations entre les deux pays paraissent tendues.
La question du départ des forces américaines du nord-est syrien semble avoir été discutée prioritairement entre partenaires de l’Alliance atlantique (OTAN). C’est avec Londres et, surtout, Ankara que le président Donald Trump a évoqué la question en priorité.
Ces discussions succèdent aux déclarations du président Recep Tayyip Erdoğan annonçant une offensive militaire contre les miliciens kurdes en Syrie (les YPG), vus par Ankara comme l’extension syrienne d’une organisation considérée comme « terroriste », le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
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Après avoir annoncé que l’offensive serait reportée, les Turcs auraient massé des troupes à la frontière syrienne dès ce dimanche, selon l’agence turque Demirören. La chaîne de télévision turque TRT World a, quant à elle, filmé des convois turcs traversant la frontière syrienne à proximité de Manbij (à l’ouest de l’Euphrate), ville contrôlée par les Forces démocratiques syriennes qui faisait l’objet d’un accord turco-américain (prévoyant notamment l’éviction des YPG).
La Russie – au même titre que l’Iran – est contrainte de jouer à la fois au gendarme et au médiateur et à concilier l’inconciliable
De son côté, Damas bénéficie d’un contexte favorable. La récente visite du président soudanais Omar el-Béchir, une première pour un dirigeant arabe depuis le début du conflit syrien en 2011, très probablement encouragée par Moscou et Le Caire et sans doute avec l’accord de l’axe Riyad-Abou Dabi, est le signe d’une volonté de réintégrer la Syrie dans le concert des nations arabes.
Moscou et la frontière turco-syrienne
Malgré les victoires militaires et diplomatiques remportées en Syrie par la Russie, celle-ci demeure confrontée à quelques difficultés impliquant notamment les puissances voisines. Il y a bien sûr la région du Golan et les risques d’une confrontation – directe ou indirecte – entre Iraniens et Israéliens. Mais il y a aussi le nord syrien et l’épineuse question turque.
Au nord-ouest, dans la province d’Idleb, Ankara et Moscou ont trouvé un accord pour éviter une grande offensive de l’armée syrienne. Les Turcs ont ainsi réussi à obtenir le maintien d’une zone tampon et à épargner les rebelles qui leurs sont affiliés.
Seulement, la reconquête de l’ensemble du territoire demeure une priorité pour Damas, et la Russie – au même titre que l’Iran – est contrainte de jouer à la fois au gendarme et au médiateur et à concilier l’inconciliable.
Ces concessions russes, et plus généralement le rapprochement russo-turc dans le dossier syrien (c’est-à-dire le processus d’Astana mené par Moscou, Ankara et Téhéran), intervenaient dans un contexte de difficultés (voire de crise) entre Ankara et Washington. Si le départ des Américains (avec une coordination turco-américaine) et le blanc-seing donné aux Turcs dans leur action contre les YPG kurdes améliorent la relation turco-américaine, cela risque d’influencer le dialogue russo-turc : la Russie devra discuter avec une Turquie plus forte.
L’idée d’un retour dans le giron de Damas pour échapper à l’armée turque est très présente, aussi bien parmi les populations arabes que kurdes
Avant les Américains, et toujours à l’avantage des Turcs, ce sont les Russes qui ont sacrifié les combattants kurdes au début de l’année à Afrin. Il y a quelques années, les relations entre Moscou et les YPG étaient pourtant très bonnes : la Russie était allée jusqu’à suggérer le projet d’une Syrie fédérale.
Ce « sacrifice » s’expliquait alors par trois raisons principales : une volonté de consolider le dialogue russo-turc et le processus d’Astana, les liens étroits (qui déplaisaient à Moscou) entre les combattants kurdes et Washington, et le refus des YPG de se mettre sous la protection de Damas.
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Aujourd’hui, les combattants kurdes – dont certains continuent à lutter contre des poches de l’État islamique que la Turquie promet d’attaquer aussi – appréhendent l’offensive turque. Dans les régions contrôlées par les Forces démocratiques syriennes, dont les YPG, l’idée d’un retour dans le giron de Damas pour échapper à l’armée turque est très présente, aussi bien parmi les populations arabes que kurdes.
Du point de vue de la Russie, c’est une nouvelle médiation délicate qui commence. D’abord, elle doit convaincre la Turquie de renoncer à une offensive de trop grande ampleur (prise de Manbij et grande offensive à l’est de l’Euphrate). Mais il est possible qu’Ankara mette Moscou devant le fait accompli.
Sans aller jusqu’à dire que la victoire russe en Syrie est empoisonnée, il faut admettre que la solution politique définitive à laquelle souhaite arriver la Russie, en tant que puissance tutélaire, n’est pas encore à portée de main
Ensuite, elle doit convaincre les combattants kurdes de céder des territoires à Damas (Manbij, par exemple) et de se coordonner avec l’armée régulière syrienne. Du moins, elle doit participer à une telle transition. Il s’agit de rassurer la Turquie sur la présence des YPG à proximité de ses frontières tout en accompagnant la reconquête du territoire syrien par Damas.
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Enfin, et quels que soient les accommodements adoptés, Moscou doit veiller à la fois à une transition intérieure qui ne soit pas humiliante pour les populations kurdes et à une coexistence pacifique entre Damas et Ankara, ce qui passe nécessairement par la promesse d’un retrait des troupes turques (dont la présence est aussi « illégale » que la présence américaine) et un désarmement des rebelles.
Sans aller jusqu’à dire que la victoire russe en Syrie est empoisonnée, il faut bien admettre que la solution politique définitive à laquelle souhaite arriver la Russie, en tant que puissance tutélaire, n’est pas encore à portée de main.
- Adlene Mohammedi est docteur en géographie politique et spécialiste de la politique arabe de la Russie et des équilibres géopolitiques dans le monde arabe. Il dirige Araprism, site et association consacrés au monde arabe. Il travaille, par ailleurs, sur la notion de souveraineté et sur les usages actuels du droit international. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AdleneMo
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président russe Vladimir Poutine et son homologue russe Recep Tayyip Erdoğan (Reuters).
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