Le Moyen-Orient en 2019, entre tyrannie et chaos
Depuis la Première Guerre mondiale et l’hypocrisie de l’accord Sykes-Picot comme de la Déclaration Balfour, le Moyen-Orient est le théâtre de rivalités géopolitiques et de récits nationalistes qui ont amèrement oscillé entre les extrêmes de la tyrannie et du chaos.
Un deuxième jalon post-ottoman a été franchi en 1956, lorsque les États-Unis ont supplanté leurs principaux alliés européens, Royaume-Uni et France, dans le rôle de principal gestionnaire des intérêts occidentaux dans la région. À l’époque, il s’agissait d’endiguer l’URSS pendant la guerre froide, de protéger l’accès occidental aux routes commerciales et au pétrole du Golfe, et d’assurer la sécurité israélienne.
Une nouvelle phase débuta après la fin de la bipolarité géopolitique datant de la guerre froide. Peu de temps après, les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont servi de prétexte à une série d’interventions, désastreuses, au nom de la lutte antiterroriste.
Violence et désordre
Puis ont éclaté les soulèvements de 2011 : une série de mouvements populaires ont renversé plusieurs régimes autoritaires, avec dans leur sillage une série d’interventions étrangères, de guerres par procuration, de conflits prolongés, causant d’épouvantables souffrances aux civils de toute la région.
L’une des conséquences de ces soulèvements anti-autoritaires fut une flambée de violence contre-révolutionnaire et une intensification des pratiques répressives. Au-delà, l’hostilité extrême de l’axe États-Unis/Arabie saoudite/Israël à l’égard de l’Iran menace – depuis des années – de dégénérer en une guerre régionale d’une effroyable férocité.
L’accession de Donald Trump à la présidence des États-Unis, il y a deux ans, revenait à déverser d’énormes quantités de pétrole sur les incendies qui ravageaient déjà le monde arabe
Dans ce tourbillon de violence et de désordre, l’accession de Donald Trump à la présidence des États-Unis, il y a deux ans, revenait à déverser d’énormes quantités de pétrole sur les incendies qui ravageaient déjà le monde arabe
Ces appréhensions se sont rapidement vérifiées : cela revint à donner le feu vert à l’ultimatum saoudien/EAU dirigé contre le Qatar ; à tout mettre en œuvre pour aider Israël à imposer au peuple palestinien un État fondé sur l’apartheid ; et à construire une alliance belliciste avec Riyad et Tel Aviv, pour déboucher sur une forme de confrontation finale avec l’Iran.
Comme le monde l’a appris à ses dépens, et souvent dans la douleur, Trump est la personnalité politique la moins prévisible jamais placée à la tête des États-Unis. Sur le front intérieur, ses politiques ont été idéologiquement cohérentes, s’appuyant loin à droite sur des questions aussi diverses que l’immigration, le commerce, les impôts, la légalité et le respect des orientations constitutionnelles.
Comportement fantasque
En matière de politique étrangère, on a assisté aux habituelles fanfaronnades et comportements fantasques de Trump, mais rien de très perturbant – à part peut-être la décision de déplacer l’ambassade à Jérusalem – du moins jusqu’à l’annonce soudaine, ces derniers jours, du retrait de 2 000 soldats américains de Syrie.
Cette décision a ébranlé l’establishment de la sécurité nationale à Washington et aurait sapé davantage encore la confiance des alliés de l’OTAN, notamment Israël et l’Arabie saoudite, quant à la posture géopolitique de l’Amérique. Dans cette affaire, Trump a ignoré les conseils unanimes de ses conseillers et ministres bellicistes et, sans consulter ses alliés, a justifié son retrait en prétendant, à tort, que le groupe État islamique (EI) était désormais hors d’état de nuire.
La démission annoncée du général Jim Mattis, secrétaire à la Défense, témoigne de l’ampleur de la crise gouvernementale, d’autant qu’il l’a intensifiée par sa lettre condamnant l’initiative présidentielle (sans le mettre nommément en cause). Les démocrates et les piliers du libéralisme comme CNN et autres New York Times ont immédiatement révéré comme les Saintes Écritures cette lettre de démission.
La présence militaire américaine en Syrie a toujours été problématique, trop modeste pour changer la donne, mais suffisamment forte pour prolonger les souffrances des Syriens
Même un groupe de Républicains s’est élevé – enfin – pour dénoncer la nouvelle politique syrienne de Trump, la taxant de trahison envers les Kurdes, de prime aux Russes et au régime d’Assad, et de pain béni pour les légions invaincues de l’EI.
À supposer même que Trump ne se tire pas une balle dans le pied, les vertus de son initiative méritent une considération plus équilibrée. La présence militaire américaine en Syrie a toujours été problématique, trop modeste pour changer la donne, mais suffisamment forte pour prolonger les souffrances des Syriens.
Désengagement politique plus large
Quant à l’EI, il n’est certes pas encore totalement vaincu, mais les principaux acteurs en Syrie – à ce stade –, c’est-à-dire le gouvernement syrien, la Russie et l’Iran, ont tous de pressantes motivations d’obtenir une victoire totale. Impossible de savoir ce que fera la Turquie à l’égard des Kurdes – qui opèrent près de sa frontière au nord de la Syrie et seraient liés au mouvement de lutte armée du PKK, basé dans les montagnes Kandil en Irak.
On peut espérer qu’Erdoğan aura donné à Trump l’assurance qu’il renoncera à une quelconque escalade contre les Kurdes syriens.
Le retrait de la Syrie serait plutôt à interpréter comme l’un des volets d’un plus large désengagement politique, après de désastreuses aventures militaires dans des pays lointains, dont le coût prohibitif n’a produit aucun résultat politique
Ce qui donne des raisons d’espérer – surtout suite au retrait de la moitié des contingents de combat américains en Afghanistan (annoncé un jour seulement après le retrait de la Syrie) – c’est que Trump semble disposé à tenir sa promesse électorale, si longtemps ajournée, de mettre fin aux interventions étrangères américaines pour se concentrer sur le rétablissement de la qualité de vie aux États-Unis.
Si tel est effectivement le cas, c’est une mauvaise nouvelle pour les faucons saoudiens et israéliens – qui comptaient sur Trump pour conduire cette alliance contre nature devant les portes de Téhéran, non par des moyens militaires, sans doute, mais au moins par des formes plus musclées de diplomatie coercitive.
Trump ne s’est pas vraiment fait la réputation d’un président cohérent ou attaché à tenir son cap, mais au moins semblerait-il pour l’instant que le retrait de la Syrie soit plutôt à interpréter comme l’un des volets d’un plus large désengagement politique, après de désastreuses aventures militaires dans des pays lointains, dont le coût prohibitif n’a produit aucun résultat politique.
Un Moyen-Orient postcolonial plus libre
Globalement, tout cela n’est guère reluisant, mais on peut légitimement réagir de manière plus positive que les élites politiques en Amérique et en Europe occidentale. Le désaveu de l’intervention militaire étrangère des États-Unis se fait attendre depuis trop longtemps, compte tenu du bilan des politiques de l’Amérique et du cortège de souffrances laissé dans le sillage de ses échecs.
Mais plus important encore, et n’y voyons sans doute aucun indice d’une révision cohérente de la grande stratégie de Trump : un moindre engagement politique des États-Unis pourrait pousser les mouvements régionaux à plus de modération, à l’autodétermination et à la coexistence pacifique. Ce désengagement permettrait aux réalités d’un Moyen-Orient postcolonial de se dégager des chaînes de la géopolitique vers plus de liberté.
Les dirigeants israéliens eux-mêmes pourraient se sentir progressivement encouragés à reconsidérer leur approche à long terme du mouvement national palestinien et, au lieu d’appeler de leur vœux une victoire débouchant sur un apartheid, à envisager de plus en plus sérieusement un compromis politique avec, en préalable, une véritable égalité des deux peuples.
Le contexte du retrait américain de la Syrie est également en cohérence avec la tendance de plusieurs développements régionaux récents. Tout d’abord, depuis le meurtre grotesque de Jamal Khashoggi derrière les murs de l’ambassade d’Arabie saoudite à Istanbul, il devient moins justifiable qu’avant de faire cause commune avec la direction de Riyad et de consolider l’alliance anti-iranienne entre Israël et les États-Unis
Depuis le meurtre grotesque de Jamal Khashoggi derrière les murs de l’ambassade d’Arabie saoudite à Istanbul, il devient moins justifiable qu’avant de faire cause commune avec la direction de Riyad et de consolider l’alliance anti-iranienne entre Israël et les États-Unis
Autre fait allant dans le même sens : l’horrible intervention saoudienne au Yémen, entreprise avec le soutien des États-Unis, a déjà causé d’atroces souffrances et menace d’engendrer ce qu’on appelle déjà « la pire famine des 100 dernières années ». Les démarches en faveur d’une présence de l’ONU pour l’ouverture du principal port yéménite de Hodeida – qui gère 80 % des importations de produits alimentaires – permettront de reculer du bord de l’abîme : une catastrophe humanitaire de plus en plus préoccupante.
Si cette désescalade perdure, elle pourrait renforcer le sentiment de désengagement géopolitique désormais associé au retrait des troupes américaines de Syrie, mais s’inscrirait également dans la volonté américaine de cesser de se rendre complices de la guerre au Yémen.
Profondes incertitudes
De profondes incertitudes pèsent sur l’avenir du Moyen-Orient en 2019. Au-delà du fait que Donald Trump a cédé aux contre-pressions de l’establishment militaire, il est possible qu’il ait – et ce n’est pas trop tôt – franchi la ligne rouge des capacités de tolérance du Parti républicain.
Cela pourrait impliquer de le voir, d’une façon ou d’une autre, contraint de quitter le pouvoir et remplacé par le vice-président Mike Pence – qui partage la vision idéologique de Trump sur le front intérieur, mais n’est pas prêt à s’opposer à la position géopolitique fondamentale de l’establishment en matière de sécurité nationale : sa foi inébranlable en la bienveillance et l’efficacité de la puissance militaire américaine.
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Autres retombées préjudiciables possibles : des attentats terroristes de l’EI en Europe et Amérique du Nord ; un bain de sang en Syrie tandis que Damas consolide sa victoire ; et une grande offensive turque contre les Kurdes au nord du pays. Aucune de ces éventualités n’est à exclure et si elles devaient se concrétiser, elles modifieraient – en pire – ce qu’on est raisonnablement en droit d’espérer dans la région en 2019.
Néanmoins, même si 2019 s’ouvre dans un climat de tensions et controverses, il est permis d’espérer que des forces modératrices et stabilisatrices sauront apporter à la région une paix et une stabilité sans précédent au XXIe siècle.
- Richard Falk est un spécialiste en droit international et relations internationales qui a enseigné à l’université de Princeton pendant 40 ans. En 2008, il a également été nommé par l’ONU pour un mandat de six ans en tant que Rapporteur spécial sur les droits de l’homme dans les territoires palestiniens.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un membre des Forces démocratiques syriennes (SDF) surveille du haut d’un immeuble la situation sur le front de Raqqa, le 16 octobre 2017 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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