Comment le Pentagone a coulé l’accord États-Unis-Russie en Syrie – et le cessez-le-feu
Un autre accord de cessez-le-feu entre les États-Unis et la Russie a volé en éclats.
On peut douter de la capacité d’une telle trêve à survivre, même avec un accord entre Washington et Moscou, compte tenu des motivations d’al-Qaïda et de ses alliés à la détruire. Toutefois la politique des relations entre les États-Unis et la Russie a joué un rôle central dans le dénouement de ce second accord de cessez-le-feu.
On a cru que le coup final était venu du côté russo-syrien. En réalité, ce qui a provoqué la décision de mettre un terme au cessez-le-feu a été la première frappe jamais menée par les États-Unis contre les forces du gouvernement syrien le 17 septembre.
Cela a convaincu les Russes que le Pentagone n’avait aucune intention de mettre en œuvre le principal élément de l’accord, lequel était de la plus haute importance pour le gouvernement Poutine : une campagne aérienne conjointe américano-russe contre le groupe État islamique (EI) et al-Qaïda via un « centre conjoint d’exécution ». Et il est tout à fait crédible que la frappe américaine contre le gouvernement syrien était censée faire précisément cela (convaincre les Russes que le Pentagone n'avait aucune intention de mettre en œuvre le principal élément de l’accord).
Retrait de la route du Castello – ou pas ?
Les Russes avaient une solide raison de garantir que le cessez-le-feu tienne, surtout autour d’Alep.
Dans le nouvel accord de cessez-le-feu, le secrétaire d’État américain John Kerry et le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov avaient négocié un ensemble inhabituellement détaillé de conditions visant à ce que les deux parties retirent leurs forces de la route du Castello, la principale artère d’accès à Alep depuis le nord. On comprend que la « démilitarisation » du nord d’Alep visait à permettre à l’aide humanitaire d’atteindre la ville et constituait, par conséquent, le point politique central du cessez-le-feu.
Les Russes ont insisté pour garantir que l’armée syrienne satisferait le plan de démilitarisation. Ils ont établi un poste mobile d’observation sur la route le 13 septembre. Les Russes et la télévision d’État syrienne ont rapporté que l’armée syrienne avait retiré son lourd arsenal de la route, tôt le 15 septembre, fournissant des images vidéo montrant un bulldozer retirant du fil barbelé. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) a également rapporté que l’armée syrienne s’était retirée de la route.
Mais l’organisation Fateh al-Sham, nouveau nom de l’ancien Front al-Nosra avant sa rupture affichée avec al-Qaïda, avait une raison claire de refuser de respecter une manœuvre qui aurait ouvert la porte à une campagne américano-russe à son encontre. Des sources de l’opposition à Alep ont affirmé qu’un tel retrait du gouvernement n’avait pas eu lieu, et que les unités de l’opposition ne se retireraient pas de leurs positions près de la route. Le matin du 16 septembre, l’armée syrienne a repris ses positions sur la route.
Le même jour au téléphone, Kerry et Lavrov se sont mis d’accord pour poursuivre le cessez-le-feu, malgré le fait que les convois d’aide humanitaire restaient bloqués dans la zone tampon à la frontière turque, parce que le gouvernement syrien n’avait pas délivré de permis, mais aussi parce que la situation sécuritaire sur la route vers Alep restait incertaine.
Mais Kerry insista aussi auprès de Lavrov : les États-Unis n’établiraient le centre conjoint d’exécution qu’une fois l’aide humanitaire livrée.
Clash de la politique américaine
Ce changement crucial dans la position diplomatique américaine était un résultat direct de l’opposition agressive du Pentagone vis-à-vis de l’intention d’Obama de débuter une coopération militaire avec la Russie en Syrie. Le Pentagone était motivé par un intérêt supérieur : faire avorter une coopération très médiatisée entre les États-Unis et la Russie planifiée au moment où il appelle à des efforts militaires américains bien plus importants pour contrer ce qu’il décrit comme une agression russe dans une nouvelle guerre froide.
Lors d’une conférence vidéo extraordinaire avec Kerry, dans la foulée de la négociation de l’accord de cessez-le-feu, le secrétaire à la Défense Ashton Carter s’est vivement opposé au centre conjoint – spécialement à la disposition relative au partage de renseignements avec les Russes pour une campagne contre l’EI et al-Qaïda.
Obama avait ignoré les objections de Carter à l’époque, mais un article du New York Times déposé la nuit du 13 septembre indiquait que les officiels du Pentagone refusaient toujours d’accepter que les États-Unis procèdent à la création du centre conjoint d’exécution si le cessez-le-feu tenait pendant sept jours.
Le New York Times citait le lieutenant général Jeffrey L. Harrigian, chef du Commandement central des forces aériennes des États-Unis (USAFCENT), déclarant aux journalistes : « Je ne dis ni oui ni non ».
« Il serait prématuré de dire que nous allons sauter en plein dedans », a-t-il ajouté.
La décision du président Obama d’insister pour que les États-Unis ne participent pas au centre conjoint d’exécution avec la Russie avant que les convois humanitaires ne soient autorisés à entrer dans Alep et ailleurs, visait apparemment à calmer le Pentagone, mais cela n’éliminait pas la possibilité d’une campagne conjointe américano-russe.
Impact immédiat
Le lendemain, tard dans la soirée, les avions des États-Unis et leurs alliés ont mené de multiples frappes sur une base du gouvernement syrien, située dans le désert près de l’une de leurs bases aériennes à Deir Ezzor, tuant au moins 62 soldats syriens et en blessant plus de 100 autres.
Le Pentagone a rapidement reconnu ce qu’il a appelé « une erreur de ciblage », mais l’impact sur le cessez-le-feu a été immédiat. La Syrie a accusé les États-Unis d’avoir attaqué délibérément ses forces, et les Russes ont, de même, exprimé des doutes sur les explications américaines.
Le lundi 19 septembre, le régime syrien déclarait que le cessez-le-feu de sept jours était terminé. Et ce même jour, un important convoi d’aide humanitaire de l’ONU en cours de déchargement dans une ville tenue par l’opposition à l’ouest d’Alep, fut frappé par une attaque dans laquelle plus de vingt humanitaires ont été tués. Les responsables américains ont accusé la Russie d’avoir mené une frappe aérienne sur le convoi, bien que la preuve d’une attaque aérienne semblait maigre, selon un porte-parole du ministère russe de la Défense.
Il n’est pas difficile d’imaginer, toutefois, la fureur avec laquelle les gouvernements syrien et russe ont pu réagir aux coups des États-Unis contre à la fois l’armée syrienne et l’accord qui avait été scellé avec Washington. Ils ont certainement été convaincus que l’attaque aérienne américaine contre les troupes syriennes était un message clair que le Pentagone et les dirigeants militaires des États-Unis ne consentiraient à aucune coopération avec la Russie sur la Syrie – et prévenaient de l’exécution d’une campagne syrienne une fois Hillary Clinton élue.
L’attaque du convoi d’aide humanitaire était d’une certaine manière une façon brutale d’envoyer une réponse à de tels messages. Malheureusement, ce sont des humanitaires et des civils qui ont subi la violence de cette réponse.
Erreur ou stratégie ?
La preuve que les États-Unis ont délibérément ciblé une installation militaire syrienne est, bien entendu, indirecte, et il est toujours possible que la frappe ait été une erreur monumentale des renseignements, comme cela arrive souvent pendant les guerres.
Personne n’a été capable d’expliquer comment l’USAFCENT a pu décider qu’une cible proche d’une base aérienne du gouvernement syrien dans cette ville contrôlée par le gouvernement appartienne à l’EI
Mais le timing de la frappe – seulement 48 heures avant de prendre la décision d’aller de l’avant ou non avec le centre conjoint d’exécution – et son impact évident sur le cessez-le-feu cadrent parfaitement avec la thèse selon laquelle ce n’était pas une erreur.
Et pour être encore plus précis, Harrigian, le commandant de l’USAFCENT qui avait refusé de dire si son commandement autoriserait une telle coopération avec la Russie, aurait presque certainement approuvé un ciblage délibéré d’une installation syrienne.
Les planificateurs de l’USAFCENT connaissent très bien la zone où ils ont bombardé les troupes syriennes : ils y ont mené en moyenne vingt frappes de ce genre par semaine autour de Deir Ezzor, a déclaré un représentant du département de la Défense à Nancy A. Youssef du Daily Beast.
Les responsables du Pentagone ont avoué à la journaliste que l’USAFCENT observait le site depuis au moins deux jours. En réalité, ils doivent bien le connaître car il existe apparemment depuis au moins six mois, voire plus.
Pourtant, personne n’a été capable d’expliquer comment l’USAFCENT a pu décider qu’une cible proche d’une base aérienne du gouvernement syrien dans cette ville contrôlée par le gouvernement appartienne à l’EI.
Obama était très attaché à la stratégie générale de coopération avec la Russie en tant qu’élément clé pour essayer de progresser vers un cessez-le-feu. Mais cette stratégie était basée sur un refus de confronter les alliés régionaux des États-Unis à la nécessité de changer de cap par rapport au soutien risqué apporté à une force d’opposition dominée par les djihadistes.
Maintenant que la stratégie de l’année dernière s’est envolée en fumée, la seule manière pour Obama d’établir un contrôle significatif sur la politique en Syrie est de revoir les choix fondamentaux qui ont poussé les États-Unis à soutenir la guerre en premier lieu.
- Gareth Porter, journaliste d’investigation indépendant, fut le lauréat 2012 du prix Gellhorn du journalisme. Il est l’auteur du livre Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare (« Une crise fabriquée de toutes pièces : les origines secrètes de la hantise d’un Iran nucléaire »).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le secrétaire d’État John Kerry parle au ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors d’une réunion du Groupe de soutien international pour la Syrie à l’hôtel Palace de Manhattan, New York, États-Unis, le 22 septembre 2016 (Reuters).
Traduit de l’anglais (original) par Monique Gire.
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