EXCLUSIF : Les coulisses des négociations de paix pour le Yémen en Suisse
BIENNE, Suisse – Mercredi après-midi, assise devant le seul bar à chicha de la ville, j’ai pu observer les délégués des Houthis et du Congrès général du peuple (CGP) qui participaient aux négociations de paix : ils étaient à quelques tables de moi, buvaient du thé, fumaient le narguilé et plaisantaient dans la bonne humeur, échangeant des anecdotes sur leur journée de négociations.
Quelques instants plus tard, tandis que des membres de la délégation gouvernementale yéménite arrivaient, cette discussion animée s’est brusquement calmée, tombant dans un silence tendu et pesant, et confirmant ainsi ce que tout le monde savait déjà : ce jour-là, les choses ne s’étaient pas très bien passées à la table de négociations.
En effet, les sept derniers jours avaient été tumultueux. Alors que le combat s’intensifiait sur le terrain, « l’optimisme prudent » qui avait d’abord caractérisé ces négociations – comme me l’avait rapporté l’un des délégués – s’était progressivement métamorphosé en une morosité résignée.
Depuis le début, il était clair que la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies qui a eu lieu au cours de cette semaine avait mis beaucoup de pression sur le gouvernement yéménite et sur ses parrains saoudiens afin que cette session de négociations soit prise au sérieux.
Une source interne de l’ONU proche des membres du Conseil de sécurité m’a raconté que ces derniers étaient inquiets à l’idée que le gouvernement yéménite et les Saoudiens ne fassent aucune avancée sur le terrain, tandis que la bataille de Ta’izz se poursuit depuis des mois et qu’on n’observe aucune avancée majeure, d’aucun côté. Alors que la situation s’aggrave chaque jour sur le plan humanitaire et que de nouvelles milices émergent, m’a-t-il dit, on parle déjà d’un nouveau projet de résolution du Conseil de sécurité qui mettrait plus de pression sur les Saoudiens que l’actuelle résolution, qui n’évoque que les Houthis.
Sous pression
L’un des signes annonçant clairement que le gouvernement yéménite, et en particulier le président Abd Rabbo Mansour Hadi, commençait à fléchir face à la pression internationale grandissante, fut son acceptation de plusieurs demandes des Houthis avant le début des négociations de Bienne.
Au cours des précédentes négociations à Mascate, dans le sultanat d’Oman, les Houthis avaient tout particulièrement insisté sur leur refus d’assister à de nouvelles négociations sans l’accord préalable du gouvernement yéménite sur un cessez-le-feu. Pour beaucoup, l’annonce du président Hadi d’un cessez-le-feu de sept jours avec la promesse d’une cessation totale des hostilités en échange du respect de trois « points permettant d’instaurer un climat de confiance » avait été perçue comme une reculade significative et éloquente.
En amont des négociations de Bienne, l’envoyé spécial des Nations unies Ismail Ould Cheikh Ahmed a passé de nombreuses semaines à faire des allers-retours entre les différentes parties, bien déterminé à assurer l’établissement d’un programme conséquent mais réaliste pour les négociations, sur lequel tout le monde pourrait s’entendre. À cette fin, Ismail Ould Cheikh Ahmed s’est entretenu avec des dizaines de protagonistes incontournables de ce conflit aux niveaux intérieur et régional, y compris des ministres saoudiens et émiratis, des représentants de l’Iran et le Secrétaire général du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Sa tournée a même comporté une étape à Aden, où il a rendu visite à Abd Rabbo Mansour Hadi en personne.
Contrairement à ce qui s’est produit lors des précédentes négociations de Genève, qui s’étaient soldées par un lamentable échec avant même que les deux camps ne se rencontrent, Ismail Ould Cheikh Ahmed a établi un cadre clair pour la tenue des négociations de Bienne, à commencer par la mise en place d’un cessez-le-feu qui devait garantir un environnement stable et propice à un dialogue productif. Cette démarche devait être suivie de l’établissement d’un ensemble de mesures permettant « l’instauration d’un climat de confiance » comprenant trois étapes principales : le respect du cessez-le-feu par les deux camps, la libération de tous les prisonniers politiques détenus par les Houthis, dont le frère du président Hadi (un commandant de l’armée), et, pour terminer, l’autorisation immédiate d’entrée à Ta’izz de l’aide humanitaire.
Cependant, dès le début des négociations, les Houthis se sont montrés inflexibles sur le fait qu’ils ne relâcheraient aucun prisonnier avant que la coalition menée par l’Arabie saoudite n’annonce un arrêt complet des hostilités, insistant sur le fait que cette mesure était tout à fait envisageable pour leurs homologues de la délégation gouvernementale. Comme me l’a confié l’un des délégués des Houthis, « ils disent tout le temps que ça ne dépend pas d’eux. Alors pourquoi est-ce avec eux que nous négocions ? Nous devrions entrer en négociation avec les Saoudiens ».
D’un autre côté, le même jour précisément, les Houthis ont accepté de lever le siège de Ta’izz et d’autoriser l’entrée de l’aide humanitaire, en accord avec la troisième mesure d’instauration d’un climat de confiance. L’envoyé des Nations unies a confirmé cette nouvelle devant le Conseil de sécurité, déclarant que 102 camions de l’ONU transportant de l’aide humanitaire, du carburant et des ressources médicales étaient parvenus à entrer à Ta’izz.
L’envoyé des Nations unies avait aussi négocié avec les Houthis au sujet d’un cadre permettant d’envisager la libération de prisonniers politiques médiatiques. L’une des propositions était de relâcher immédiatement deux des prisonniers, et deux autres après constat d’un arrêt complet des hostilités. Dans le même temps, l’envoyé des Nations unies a cherché à obtenir que la Croix-Rouge soit autorisée à rencontrer les prisonniers et à s’assurer de leur bonne santé.
Offensive surprise
Les espoirs grandissants de voir s’accomplir quelques avancées, mêmes minimes, furent cependant mis à rude épreuve par les événements qui se sont produits un peu plus tard le même soir au Yémen. En effet, pendant que les délégués débattaient de la proposition émise par l’envoyé des Nations unies au sujet des prisonniers politiques, les forces du gouvernement yéménite – entraînées depuis trois mois par la coalition sous commandement saoudien – ont organisé une offensive surprise sur le nord du pays, à proximité d’al- Jawf, s’emparant de portions entières du territoire. Lorsque la nouvelle nous est arrivée à Bienne, j’ai pu voir les membres du gouvernement s’en réjouir dans le hall de notre hôtel.
Quelques heures plus tard, le correspondant d’Al Jazeera à Marib a publié un message sur Facebook affirmant qu’il était évident que le moment de cette offensive militaire avait été choisi de manière délibérée et que tout ceci avait eu pour but de renforcer la posture du gouvernement dans les négociations. Depuis, cette interprétation a été corroborée par plusieurs autres sources basées à Marib.
Ce n’était pas la première interruption du cessez-le-feu. Les Houthis étaient déjà au beau milieu d’un violent combat à la frontière saoudienne seulement quelques heures après le début du cessez-le-feu, et, pendant ce temps, la coalition menée par les Saoudiens continuait d’avancer vers le Nord. Après l’offensive sur al-Jawf, cependant, l’idée même qu’un cessez-le-feu était encore en vigueur au Yémen était devenue grotesque.
Il est inutile de préciser que l’intensification des combats sur le terrain s’est avérée très préjudiciable pour les négociations de paix. À mon hôtel, un peu plus tard dans la soirée, j’ai eu la surprise de voir dans le hall une douzaine de Yéménites qui venaient d’arriver, pour la plupart des journalistes et des analystes politiques rangés du côté du gouvernement. Il était évident que le gouvernement avait prévu d’accompagner son offensive militaire d’un coup diplomatique.
Prendre son mal en patience
Le lendemain matin, la délégation représentant les Houthis et l’ancien président Ali Abdallah Saleh (du CGP) ne s’est pas présentée aux négociations, préférant passer plusieurs heures de discussions houleuses dans une tension croissante avec l’envoyé des Nations unies, qu’ils ont alors accusé de les avoirs « dupés » avec son idée de cessez-le-feu.
Pendant ce temps, les journalistes et les analystes à la solde du gouvernement étaient occupés à répondre à la succession d’interviews de différents organes de presse du monde arabe, dont Al Jazeera, Al Arabiya et des chaînes nationales saoudiennes. Plusieurs d’entre eux sont venus me voir pour me « proposer » de les interviewer. Bien sûr, chacun semblait répéter le même discours pro-gouvernemental et recourir toujours aux mêmes éléments de langage : ils affirmaient que les Houthis érigeaient des « obstacles » et qu’ils refusaient d’assister aux négociations, et ainsi de suite. Al Arabiya est même allé jusqu’à annoncer la « nouvelle » qu’un membre de la délégation des Houthis avait agressé physiquement l’envoyé des Nations unies.
Pendant ce temps, les ambassadeurs du Royaume-Uni, des États-Unis et de l’Union européenne au Yémen, qui séjournaient également dans cet hôtel, ont tenté désespérément de mettre un frein à ce cirque médiatique de peur que cette manœuvre du gouvernement yéménite ne ruine irrémédiablement les rares espoirs concrets pour la paix.
Il m’a semblé évident que tout cet épisode était par essence un geste théâtral organisé par le gouvernement pour montrer à ses alliés exerçant une grande pression sur ses épaules qu’il prenait ces négociations au sérieux, contrairement à ses rivaux. Pire encore, le refus de la délégation houthie de se présenter aux négociations a alors été décrit comme une preuve de leur mauvaise foi, même si c’était là une conséquence directe et probablement intentionnelle de l’escalade volontaire des tensions sur le terrain par le gouvernement Hadi et ses soutiens saoudiens.
Pour sa part, la délégation des Houthis a d’abord tenté de maintenir un embargo médiatique. Cependant, les médias du Golfe ayant largement répandu la rumeur que les délégués houthis avaient quitté la table de négociations, ces derniers ont été contraints à céder et à improviser une conférence de presse à l’entrée de l’hôtel afin de nier ces accusations.
Ce soir-là, j’ai rencontré les membres de la délégation CGP/Houthis au café. Les sourires et les éclats de rire dont j’avais pu être témoin la veille avaient maintenant disparu, remplacés par des expressions mélancoliques et prostrées. Cette atmosphère rappelait celle d’une salle de commandement militaire. On passa des appels au Yémen afin de s’enquérir des dernières nouvelles. Il semblait évident qu’ils avaient décidé de ne pas assister aux débats de la journée afin de gagner du temps pour préparer une possible contre-offensive militaire sur le terrain.
C’était surréaliste de voir tout cela se dérouler en temps réel. Dans les deux camps, on jouait un jeu politique, tentant d’obtenir une victoire insaisissable alors que des civils yéménites étaient pris entre deux feux et payaient ce jeu au prix fort.
Jusqu’à la nuit
Le jour suivant, les deux camps se sont présentés, et l’envoyé des Nations unies a divisé les délégations en deux sous-groupes pour discuter du cadre des prochaines négociations. Il paraissait clair que les événements sur le sol yéménite avaient déjà scellé le destin funeste de cette session de négociations. Néanmoins, l’envoyé des Nations unies semblait déterminé à ne pas rentrer bredouille de son voyage en Suisse et à ne pas laisser sortir les délégations avant d’avoir obtenu les concessions nécessaires à de futures avancées. Le dernier jour, alors que le temps s’était presque écoulé, les discussions se sont poursuivies jusque tard dans la nuit.
Lors de la conférence de presse du lendemain, l’envoyé des Nations unies a annoncé que les deux camps s’étaient mis d’accord pour prendre un certain nombre de mesures visant à instaurer un climat de confiance, comprenant un mécanisme de libération des prisonniers qui assurerait que l’ensemble des détenus et des prisonniers seraient relâché une fois qu’un cessez-le-feu serait durablement mis en place. Cette nouvelle fut accueillie avec une grande surprise de la part des journalistes présents dans la pièce. Après tout, c’était ce que la délégation des Houthis demandait depuis le début.
Ce scepticisme s’est avéré justifié lorsque, quelques heures plus tard, Abdulmalik al-Mekhlafi, le vice-Premier ministre yéménite qui était également à la tête de la délégation gouvernementale, a tenu sa propre conférence de presse. Lorsqu’on lui a demandé de s’exprimer sur la déclaration de l’envoyé des Nations unies, il a répondu que « l’envoyé des Nations unies a[vait] fait une erreur qu’il a[vait] promis de rectifier », balayant ainsi d’un revers de la main tous les progrès tangibles qui avaient été accomplis. Abdulmalik al-Mekhlafi a poursuivi son discours en annonçant que le président Hadi avait donné son accord pour le renouvellement du cessez-le-feu pour une durée de sept jours, une déclaration relativement absurde si l’on prend en compte l’inefficacité du précédent cessez-le-feu, qui avait eu la même durée.
Dans ce climat de morosité générale, l’un des résultats positifs de ces négociations a été tout de même la création d’un Comité de coordination et de désescalade composé de conseillers militaires des deux camps, rendue possible par l’ONU. Le comité sera normalement basé dans la région et il est censé superviser la mise en place du cessez-le-feu et ses conditions, en espérant qu’il assurera également sa durabilité. De plus, les deux parties se sont entendues sur une date, celle du 14 janvier 2016, pour la reprise des négociations.
Quelques jours plus tard, lors de la première session publique du Conseil de sécurité des nations unies sur le Yémen qui s’est tenue mardi 22, le Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme Zeid Ra’ad al-Hussein a énoncé un ensemble de chiffres pour le moins alarmants au sujet des coûts humains de ce conflit. Depuis la fin mars, qui marque le début des bombardements de la coalition de Riyad sur le Yémen, plus de 2 700 civils ont été tués, et 5 300 ont été blessés.
« C’est avec une inquiétude extrême que j’ai constaté la poursuite des violents bombardements par voie terrestre et aérienne dans des zones à forte concentration de population civile, ainsi que la perpétuation de la destruction des infrastructures civiles, et tout particulièrement des écoles et des hôpitaux, par tous les protagonistes de ce conflit », a déclaré Zeid Ra’ad al-Hussein avant d’ajouter « [qu’une] quantité disproportionnée de ces pertes était manifestement le résultat de frappes aériennes effectuées par les forces de la coalition ».
En dehors de ces résultats décevants, le constat le plus démoralisant au sujet des négociations de Bienne est qu’en dépit des catastrophiques pertes humaines recensées jusqu’à présent, les négociations n’auraient jamais eu lieu sans l’opiniâtreté de l’envoyé spécial des Nations unies, et de manière plus grave encore, sans l’intense pression de la communauté internationale sur la coalition menée par l’Arabie saoudite et sur le gouvernement yéménite afin que ces deux instances prennent ces discussions au sérieux.
En dehors de toute réalité ?
Après six jours passés à Bienne, le fait important qui n’a cessé de me poser question est que très peu des délégués possédaient un numéro de téléphone avec un indicatif yéménite. En effet, il semble maintenant évident que l’ensemble des délégués gouvernementaux et que la majorité des membres de la délégation houthie sont actuellement basés en dehors du Yémen, et que très peu d’entre eux se sont rendus dans leur pays depuis le début de la guerre.
Je ne peux m’empêcher de me demander si ces négociations auraient été réellement plus rapides et plus productives si ne serait-ce qu’un seul de ces délégués avait été contraint à affronter la réalité dans laquelle vivent leurs concitoyens, forcés de se battre pour trouver de l’eau propre afin de boire ou de se laver au beau milieu d’une infrastructure urbaine dévastée où il est impossible de circuler en voiture, de regarder la télévision ou de passer l’aspirateur par manque de carburant ou d’électricité, où l’on ne peut même pas dormir paisiblement à cause du bruit incessant des bombardements et des attaques aériennes. Tout ceci est le quotidien de millions de Yéménites depuis maintenant neuf mois.
Si les délégués qui se sont déplacés à Bienne se savaient obligés de revenir à une réalité quotidienne où ils regarderaient les gens extraire des cadavres des décombres à Ta’izz, où ils verraient des fragments de corps éparpillés autour d’une station de traitement des eaux qui vient d’être frappée par voie aérienne à Hajjah, ou encore s’ils devaient assister à un mariage qui va finalement se transformer en enterrement, cela changerait-il l’issue de ces négociations ?
Hélas, la détresse de leurs propres concitoyens, aussi grande soit-elle, ne semble pas être suffisamment forte pour inciter les belligérants à faire passer l’intérêt national avant la lutte partisane pour le pouvoir. Tant qu’ils ne le feront pas, les perspectives d’une solution durable à ce conflit et d’une fin à la souffrance des habitants du Yémen semblent bien éloignées.
- Nawal Al-Maghafi est une journaliste et réalisatrice britanno-yéménite. Son travail a notamment été diffusé sur Channel 4, BBC Newsnight, BBC World et BBC Arabic.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteure et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : l’envoyé spécial des Nations unies pour le Yémen Ismail Ould Cheikh Ahmed assiste à l’ouverture des négociations de paix pour le Yémen le 15 décembre 2015 à Magglingen, au nord de la Suisse (AFP/ONU/JEAN-MARC FERRE).
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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