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La politique d’hypocrisie de la Turquie

Tous les partis politiques doivent prendre leur part de responsabilité dans le dérapage de la Turquie vers l’autoritarisme – et les possibles changements constitutionnels qui donneraient davantage de pouvoir à Erdoğan

Les politiciens disent une chose et en font une autre. Cela arrive partout dans le monde. Toutefois, ce phénomène est particulièrement prononcé en Turquie et c’est l’une des principales raisons pour lesquelles la Turquie est actuellement en état d’urgence et sur le point de procéder à des changements constitutionnels qui donneront des pouvoirs accrus à son président, déjà autoritaire.

Les journalistes et les universitaires réfléchissent souvent aux raisons pour lesquelles les politiciens turcs changent d’avis du jour au lendemain, l’expliquant comme un paradoxe, un cas de populisme ou une démonstration de pragmatisme. On devrait néanmoins désigner les choses telles qu’elles sont : de l’hypocrisie. Voyons quelques exemples à la turque.

L’AKP, qui fonde sa légitimité sur les élections, a ignoré la volonté de l’électorat lorsqu’il s’agissait d’un autre parti, le HDP. Ce faisant, l’AKP s’est livré à un jeu politique cynique

Le Parti de la justice et du développement (AKP) fut prompt à crier à l’injustice lorsqu’il fut menacé d’interdiction en 2008, accusé de violer les principes laïcs de la Turquie. C’était injuste et contraire aux principes démocratiques, s’étaient écriés les politiques et sympathisants de l’AKP, ils avaient été élus par les électeurs. Argument valable.

Cependant, il y a quelques mois, l’AKP et le président Recep Tayyip Erdoğan ont mené une tentative visant à paralyser le Parti démocratique des peuples (HDP) favorable aux Kurdes en suspendant l’immunité parlementaire de ses membres. Il s’agissait d’une tentative délibérée ayant pour but de pouvoir arrêter les députés du HDP sur des accusations de terrorisme mal définies. Peu importe que, comme pour l’AKP, les députés du HDP aient été élus au parlement par des millions de citoyens turcs.

En d’autres termes, l’AKP, qui fonde sa légitimité sur les élections, a ignoré la volonté de l’électorat lorsqu’il s’agissait d’un autre parti, le HDP. Ce faisant, l’AKP s’est livré à un jeu politique cynique. Il a effectivement nié un parti d’opposition parce qu’il s’opposait à ses plans visant à transformer le système politique du pays en système présidentiel.

Le revirement de l’AKP vis-à-vis de Gülen

Des dizaines de milliers d’enseignants, de policiers, de militaires et de fonctionnaires ont été arrêtés, suspendus ou renvoyés de leur poste à cause d’une collusion ou d’une adhésion réelle ou supposée au mouvement Gülen. Son prédicateur qui vit en Pennsylvanie, Fethullah Gülen, est le chef de file supposé de la tentative de coup d’État de juillet 2016.

Jusqu’en 2011, l’AKP et le mouvement Gülen étaient des compagnons de route, le parti au pouvoir fermant les yeux sur les activités du mouvement et son infiltration de l’appareil d’État

Cependant, jusqu’en 2011, l’AKP et le mouvement Gülen étaient des compagnons de route, le parti au pouvoir fermant les yeux sur les activités du mouvement et son infiltration de l’appareil d’État. Il l’a même soutenu. Le coup d’État, que le président Erdoğan a décrit comme un « cadeau de Dieu », lui a permis de purger son opposition politique au sein des institutions de l’État.

L’hypocrisie de l’opposition

L’AKP n’est pas le seul coupable d’hypocrisie politique. Prenez le CHP, la principale opposition laïque à l’AKP. Son dirigeant, Kemal Kılıçdaroğlu, a condamné à juste titre l’arrestation de dirigeants du HDP tels que Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, soulignant que ceux qui sont portés au pouvoir par des élections devraient en partir par des élections.

Toutefois, Kılıçdaroğlu lui-même ne s’est pas opposé au projet de loi parlementaire qui a levé l’immunité et qui a permis de cibler le HDP en premier lieu. Alors que le parlement turc débat des changements constitutionnels qui donneraient au président Erdoğan un pouvoir sans précédent, le CHP a besoin plus que jamais du HDP, puisqu’ils s’opposent tous deux à cette motion. Cependant, les actions du CHP ont laissé le HDP pratiquement impuissant au parlement.

Le leader du Parti démocratique des peuples Selahattin Demirtaş (à gauche) s’adresse aux manifestants à Diyarbakır, le 28 octobre 2016, suite à l’arrestation des deux co-maires du parti (AFP)

Cependant, l’hypocrisie politique n’épargne pas le HDP. Bien que le parti ait un programme libéral et souligne l’importance d’une coexistence pacifique entre Turcs et Kurdes, le HDP semble souvent réticent à condamner catégoriquement et sans équivoque les actions du PKK, le groupe séparatiste violent responsable de nombreux attentats meurtriers ces derniers mois. Ainsi, bien que de nombreux Turcs puissent être d’accord avec le raisonnement de l’opposition du HDP aux ambitions politiques d’Erdoğan, ils seraient réticents à soutenir ouvertement le HDP.

Les politiciens turcs affichent un intérêt de pure forme pour les principes démocratiques. Aucun n’a manifesté de véritable engagement en faveur de la démocratie ou de politiques fondées sur des principes

Enfin, nous en arrivons au Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême droite. Juste avant les élections législatives de juin 2015, le dirigeant du parti, Devlet Bahçeli, avait déclaré qu’il ne reconnaissait pas Erdoğan comme président, qu’il avait ensuite critiqué pour avoir organisé des « rassemblements pirates » en référence aux rassemblements publics en soutien à l’AKP, en dépit de la constitution qui stipule que le président de la République est censé rester indépendant des partis.

Cependant, Bahçeli et le MHP sont d’accord avec le gouvernement pour changer la constitution et le système politique de la Turquie afin de faire passer le pays d’un système parlementaire à un système présidentiel dont Erdoğan tiendrait fermement la barre. Autre cas d’hypocrisie politique.

Hypocrisie

Ce ne sont là que quelques exemples récents d’hypocrisie politique à la turque. C’est la nature cynique de la politique turque, dont chaque parti est coupable. Les politiciens turcs affichent un intérêt de pure forme pour les principes démocratiques. Comme le montrent les exemples ci-dessus, aucun n’a manifesté de véritable engagement en faveur de la démocratie ou de politiques fondées sur des principes.

Tous sont responsables de la nature autoritaire croissante de la Turquie et de l’atmosphère de méfiance qui ont mené à ce tumulte dans la politique nationale turque et à la possibilité réelle que les changements constitutionnels désormais en perspective accroîtront les pouvoirs du président Erdoğan, déjà autoritaire.

- Simon A Waldman est chercheur invité au King’s College de Londres. Emre Caliskan est en doctorat en relations internationales à l’Université d’Oxford. Ils sont les auteurs de The New Turkey and Its Discontents publié aux éditions Hurst et Co en 2016. Suivez-les sur Twitter @simonwaldman1 et @calemre.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Ali Uzunirmak du Parti d’action nationaliste (opposition) se bat contre Mustafa Şahin du Parti de la justice et du développement au parlement d’Ankara, le 4 août 2014 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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