Turquie : en parlant d’avenir, se pourrait-il qu’Erdoğan garde le pouvoir jusqu’en 2034 ?
ISTANBUL, Turquie – Le président turc Recep Tayyip Erdoğan pourrait bientôt jouir de tout un éventail de pouvoirs, et si étendus qu’ils feraient pâlir d’envie la Maison Blanche ou le Kremlin : en effet, son parti s’efforce de faire voter une loi lourde de conséquences inquiétantes quant à l’équilibre des pouvoirs.
Le projet d’amendement de la Constitution – on le sait – envisage un changement du style de gouvernance de la présidence exécutive. Ce projet est maintenant débattu au parlement, et le vote final est prévu pour dans deux semaines.
Or, ce changement suscite de vives inquiétudes car, s’il est voté dans sa forme actuelle, il fournira à Erdoğan des pouvoirs encore plus étendus que ceux, par exemple, de présidents à la tête d’authentiques dictatures telles qu’en Syrie et en Égypte.
La Constitution actuelle de la Turquie a été rédigée par l’administration nommée après le putsch de 1982. On estime qu’elle est extrêmement étatiste, car elle introduit des mesures telles qu’un seuil punitif de 10 % d’électeurs obligatoire pour qu’un parti politique soit autorisé à siéger au parlement.
Certains observent que la Constitution actuelle a tellement été amendée qu’elle n’à plus grand-chose à voir avec le texte original de 1876. Une grande partie de l’opinion publique et des électeurs favorables à tous les partis soutiennent la création d’une nouvelle Constitution, fondée sur des principes mettant les civils plus clairement au centre des préoccupations.
Mais les modifications proposées recueillent peu de soutien populaire car nombre de citoyens s’inquiètent de voir ce processus aboutir à la dictature d’un seul homme.
Kemal Kılıçdaroğlu, chef du CPH, principal parti d’opposition du pays, a maintes fois mis en garde : « Il ne s’agit pas ici d’essayer de changer le système ; c’est une tentative de changer de régime pour imposer la loi d’un seul homme ».
Erdoğan, s’il devait être élu, aurait alors des pouvoirs officiels plus étendus que ceux du président des États-Unis et de Russie. Quand le premier cycle des élections entrera en vigueur en 2019, Erdoğan serait en mesure de demeurer à la tête du pays bien au-delà de la prochaine décennie.
« Il ne s’agit pas ici d’essayer de changer le système ; c’est bien une tentative de changer de régime pour imposer la loi d’un seul homme »
- Kemal Kılıçdaroğlu, chef du CHP
Les présidents seraient alors autorisés à rester au pouvoir pendant trois mandats de cinq ans chacun : le mandat actuel d’Erdoğan ne sera pas pris en compte, ce qui signifie que, s’il remporte trois scrutins successifs, il pourrait rester au pouvoir jusqu’en 2034.
Erdoğan, 62 ans aujourd’hui, gouverne le pays depuis 2003, année où il a pris les fonctions de Premier ministre. C’était la plus haute fonction politique en Turquie – jusqu’à ce qu’il soit élu président en 2014.
Depuis sa prise de pouvoir, il a en grande partie passé outre la nature cérémonielle de la présidence, et tenu à jouer un rôle actif dans les affaires du pays, en argumentant que le scrutin universel direct lui confère ce droit, et qu’il en va même de son plus élémentaire devoir.
Cependant, se détracteurs prétendent qu’il y a quelques années Erdoğan a échafaudé des plans pour conserver le pouvoir aussi longtemps que possible – et il est déterminé à voir se réaliser ce projet.
AKP : ces changements sont indispensables à l’avenir de la Turquie
Erdoğan et le Parti justice et développement au pouvoir (AKP) soutiennent ce passage à une forme de gouvernement fondée sur une présidence exécutive car, prétend-il, c’est la seule façon d’aplanir le sentier menant vers une Turquie progressiste. Ils affirment également que ce sera à l’avenir le moyen de prévenir les crises politiques.
Le Premier ministre Binali Yıldırım, dans un discours au parlement lundi, a précisé que ce changement épargnerait à la Turquie des crises politiques telles qu’elle en a connues par le passé. Il a avancé pour preuve l’incapacité de la Turquie, autour des années 1970, à élire un président, ce qui, a-t-il expliqué, fut l’une des causes du putsch de 1980.
Il a aussi répondu à ses détracteurs qui déplorent que le système proposé ne garantit quasiment aucun équilibre des pouvoirs.
Binali Yıldırım, Premier ministre turc
« Tous les cinq ans, le président doit remettre son mandat au verdict des urnes et rendre des comptes au pays. Quelle meilleure façon pour qu’un dirigeant demeure responsable envers ses électeurs ? »
« Tous les cinq ans, le président doit remettre son mandat au verdict des urnes et rendre des comptes au pays. Quelle meilleure façon pour qu’un dirigeant demeure responsable envers ses électeurs ? » a lancé Yıldırım.
Il a aussi dénigré le Parti populaire républicain (CHP), insinuant que, s’il s’opposait à sa proposition c’était au nom d’intérêts personnels. « Ne vous inquiétez pas », a-t-il dit aux législateurs. « Travaillez dur et faites comme nous : un jour peut-être, le président sera issu du CHP ».
Selon le gouvernement, le système bicéphale actuel – avec un Premier ministre et un président – instauré après l’élection du président au scrutin universel direct pour la première fois en 2014, entraîne des complications inutiles et accroît les obstacles bureaucratiques.
Yıldırım a aussi accusé les ennemis intérieurs et extérieurs de la Turquie de chercher à pérenniser leur tutelle sur le pays, en profitant des structures actuelles du pouvoir pour atteindre leurs objectifs.
Il a assuré qu’une présidence forte résoudrait aussi ces problèmes en aidant la Turquie à accomplir ses desseins l’année de son centenaire (en 2023), l’un d’eux étant de compter parmi les dix premières économies mondiales.
L’opposition : elle voudrait inverser le cours de l’histoire
Cependant, l’opposition taxe de grossièrement trompeuses les affirmations du gouvernement voulant qu’une présidence exécutive apporte la stabilité à tous les étages – tant économique que politique, sans oublier la sécurité – vu que l’AKP, au pouvoir depuis quatorze ans sans interruption, n’a pourtant pas réussi à obtenir le moindre succès en ces domaines.
Bülent Tezcan, député du CHP, premier parti politique turc créé par le père fondateur de la Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, a déclaré au parlement : « Ils ne cherchent qu’à inverser le cours de l’histoire en reprenant le pouvoir au peuple pour le transférer au palais. Il s’agit d’une tentative sans équivoque de changer de régime ».
Le CHP qualifie de putsch civil cette tentative de bouleverser le système. « Nous nous opposerons aujourd’hui à la tentative de putsch comme nous nous sommes opposés aux bombes introduites au parlement pendant la nuit du 15 juillet », a promis Mahmut Tanal, député du CHP. « Nous sommes les représentants du peuple. Il s’agit d’une lutte entre ceux qui croient en la démocratie et ceux qui n’y croient pas ».
Cependant, le Parti du mouvement nationaliste (MHP), devenu faiseur de roi suite à sa décision de changer de camp et de soutenir la tentative de l’AKP d’introduire un système de présidence exécutive, prétend qu’il essaie seulement de légaliser un système qui est déjà de facto en vigueur.
« Il est impossible d’accepter le terme de changement de régime. Si l’on veut insinuer que c’est le système de gouvernement qui change, alors pas de problème », a déclaré Erkan Akçay, député du MHP. « Comme les quatre premiers articles de la Constitution ne sont pas affectés, le terme ‘’changement de régime’’ est donc impropre ».
Fondamentalement, ces « quatre premiers articles de la Constitution » font de la Turquie une république laïque démocratique et sociale, fondée sur les principes d’Atatürk, où le turc est la langue officielle.
Le Parti démocratique populaire pro-kurde (HDP) a promis qu’il boycotterait le vote car il lui est impossible de cautionner cette initiative. Il exprime aussi sa solidarité avec ses députés emprisonnés – privés de leur droit de participer tant à ce débat crucial qu’aux élections.
Les fondements de la Turquie jouent un rôle dans ce débat
Pourtant, les craintes de nombre de gens transcendent les querelles politiques actuelles et reflètent les fondements sur lesquels repose la Turquie moderne.
Lundi, le député Deniz Baykal, ancien chef du CHP, a pris la parole au parlement et prononcé un discours émouvant pour demander aux députés de rejeter ce projet de loi.
Baykal a assuré qu’il en appelait à eux non pour motifs de « politique politicienne », mais parce que, à ses yeux, il était indispensable que la Turquie garantisse son propre avenir.
Ahmet Taşgetiren, chroniqueur au Star, journal pro-gouvernemental, a aussi écrit une colonne affirmant que l’AKP lui-même ne soutiendra jamais un système de ce type s’il estime que le CHP avait une chance de l’emporter.
Pendant ce temps, Ömer Dinçer, un ancien ministre de l’Éducation issu des rangs de l’AKP, a demandé pourquoi cette proposition ne prévoyait aucune séparation des pouvoirs, et déclaré qu’il fallait renforcer l’équilibre des pouvoirs pour protéger la démocratie et exclure toute velléité de dictature d’un seul.
De plus, Sami Selçuk, ancien chef de la Cour d’appel de Turquie, a exhorté les juristes à faire apparaître les défauts juridiques inhérents à la proposition actuelle, plutôt que de rester silencieux.
Selçuk affirme qu’un système présidentiel fonctionne si, et seulement si, prévaut une séparation claire des pouvoirs. Il écrit que cette nouvelle version, qui tente d’introduire un système présidentiel sans séparation des pouvoirs, est aussi risible que dangereuse.
Les membres de l’AKP ont fraîchement en mémoire les résultats des élections de juin 2015. Pour la première fois, le parti fut incapable d’obtenir une majorité suffisante pour former un gouvernement sans avoir à solliciter des alliances. Beaucoup d’observateurs à l’époque ont attribué cet échec à la promesse de campagne, annoncée par le parti au pouvoir, d’introduire une présidence exécutive.
Le public pourrait exprimer sa décision en fin d’année
Pendant les deux semaines à venir, le parlement procèdera quatre fois à un vote au sujet de ce projet de loi : deux scrutins sur le projet global de loi et deux autres sur chacun des 18 articles de cette loi. Le premier scrutin sur le projet global s’est tenu mardi au petit matin et fut accepté par 338 voix sur 480.
Pour que ce projet soit proposé à référendum, il lui faudra recueillir 330 voix favorables lors du dernier scrutin. Le gouvernement a promis d’organiser un référendum, même si ce projet remporte la majorité absolue.
En cas de succès au parlement, un référendum est prévu pour ce printemps ou le début de l’été. Ses délateurs ont aussi exprimé des inquiétudes quant à la tenue d’un référendum en période d’état d’urgence.
La semaine dernière, le gouvernement a fait voter au parlement une deuxième extension de trois mois d’état d'urgence, suite au coup d’État, le prolongeant jusqu’au 19 avril.
Des inquiétudes ont également été exprimées quant au manque d’informations du public sur les implications de ce changement de système de gouvernement. Les détracteurs affirment que les forces pro-gouvernementales contrôlent environ 90 % des médias, directement ou indirectement : selon toute vraisemblance, le public ne disposera pas d’assez d’informations pour prendre une décision motivée.
La couverture sélective des sessions du parlement par la chaîne gouvernementale TRT a aussi poussé plusieurs législateurs à demander la publication d’informations plus complètes à l’intention du public. Résultat : un député CHP a apporté et installé son propre équipement professionnel de diffusion lundi, grâce auquel il pourra assurer la couverture des débats dans leur intégralité.
Comme Kılıçdaroğlu l’a rappelé aux députés et au pays mardi, la Turquie n’a pas accordé des pouvoirs aussi étendus à Atatürk lui-même, alors qu’il était le vainqueur de la guerre d’indépendance et a assuré l’avenir de la Turquie moderne.
Traduit de l’anglais (original) par [email protected].
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