Du « zéro problème » à la realpolitik : la politique étrangère de la Turquie post-Davutoğlu
La démission en mai d’Ahmet Davutoğlu de son poste de Premier ministre de la Turquie a été accompagnée d’un flot de paris et de spéculations sur la politique étrangère du pays.
Davutoğlu, qui est devenu ministre des Affaires étrangères de son pays en 2009 avant de servir en tant que Premier ministre entre 2014 et 2016, a adopté selon les observateurs une politique étrangère qui a finalement entraîné l’isolement de son pays dans la région et le déclin de sa position au niveau international.
Les spéculations et paris émanaient non seulement d’observateurs non turcs, mais aussi d’individus au sein des cercles dirigeants à Ankara, surtout après que le nouveau Premier ministre, Binali Yıldırım, a annoncé lors de son premier discours devant le parlement turc que la politique étrangère de son gouvernement contribuerait à réduire le nombre d’ennemis et à augmenter le nombre d’amis.
Pendant les premières semaines de la mission de Yıldırım, la Syrie, qui représente la crise la plus complexe de toutes et la plus étroitement reliée aux intérêts régionaux de la Turquie, est devenue le centre de la plupart des spéculations entourant la changement attendu de la politique étrangère turque.
En juin, plusieurs efforts de médiation ont permis de mettre fin à l’éloignement entre Moscou et Ankara, qui avait commencé en novembre 2015 lorsque les forces armées turques avaient abattu un avion de chasse russe.
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Une image fausse et incorrecte a été propagée, en particulier dans les cercles des partisans du régime d’Assad, au sujet de l’évolution positive des relations turco-russes. Cette évolution a été décrite comme un revirement majeur de la position turque qui allait bientôt se refléter dans la politique de la Turquie vis-à-vis de la crise syrienne.
Pendant les jours qui ont précédé la tentative avortée de coup d’État en Turquie, les cercles syriens ont exagéré cette posture au point de s’attendre à une rencontre imminente entre un haut responsable turc et le dirigeant de Damas.
Une offensive en faveur d’une intervention
Les relations turco-russes se sont en effet améliorées et sont de plus en plus saines depuis l’appel téléphonique entre Erdoğan et Poutine qui a mis fin à l’éloignement en juin. Pourtant, il est clair que si la rencontre de Saint-Pétersbourg entre les deux présidents avait permis en août dernier de normaliser les relations économiques et commerciales, aucun accord notable sur le règlement de la crise syrienne n’avait été trouvé.
Si des changements positifs ont bien eu lieu vis-à-vis de la Syrie, c’est que la Russie est davantage préparée à comprendre la nature des intérêts vitaux de la Turquie. En outre, dans les semaines qui ont suivi, les deux États ont commencé à se coordonner afin d’éviter que l’épisode de l’avion russe abattu ne se répète.
En dehors de cela, l’avenir du régime syrien et de son président continuent d’être une cause de discorde majeure entre Moscou et Ankara.
En fin de compte, si une entente pouvait donner lieu à un accord politique permettant de résoudre le problème syrien, Moscou la conclurait avec les États-Unis, et non avec la Turquie ou l’Iran, qui sont assis pour la Russie au deuxième rang des puissances impliquées en Syrie.
Les États-Unis seuls ont les cartes en main pour imposer des sanctions sévères contre la Russie, pour légitimer – ou non – l’annexion de la péninsule de Crimée et pour installer leur système de défense antimissiles dans le voisinage européen de la Russie.
Dans tous les cas, la Turquie ne s’est finalement pas retirée de Syrie, n’a pas ouvert de canal de communication avec le régime d’Assad et n’a pas fait de concessions notables en faveur de la Russie ou de l’Iran. Au lieu de cela, la politique turque en Syrie est devenue encore plus interventionniste qu’auparavant.
La protection des intérêts
Le gouvernement turc a compris que les troupes du Parti de l’union démocratique (PYD) – qui, pour Ankara, n’est rien de plus qu’une branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qu’il considère comme une entité terroriste – ne se sont pas retirées des positions qu’elles ont prises au groupe État islamique à l’ouest de l’Euphrate et que le parti se prépare à étendre la zone sous son contrôle vers Jarablus et al-Bab. En réponse, les unités blindées et les forces spéciales turques, accompagnées par les troupes de l’Armée syrienne libre, ont progressé et franchi les frontières pour entrer dans le nord de la Syrie.
Au cours des dernières semaines, les troupes de l’Armée syrienne libre, avec le soutien des forces turques, sont parvenues à prendre le contrôle de la bande longeant les frontières syriennes jusqu’à l’ouest de l’Euphrate, de Jarablus à Azaz ; celles-ci semblent désormais se diriger vers la ville d’al-Bab.
Si les unités armées du Parti démocratique du Kurdistan refusent de se retirer de l’ouest de l’Euphrate pour partir vers l’est, elles finiront très probablement par être contraintes de se retirer par la force.
Cependant, il n’y a pas de projet turc visant à régler la crise syrienne par les armes, un objectif que la Turquie aurait de toute façon du mal à remplir. De même, Ankara ne projette pas de rester longtemps en Syrie, quelle que soit la position des parties impliquées dans la crise à l’égard de son intervention dans le nord.
Il est donc clair que cette intervention a eu lieu dans le but de protéger les intérêts vitaux de la Turquie, qui ont semblé être confrontés à des menaces majeures au cours des derniers mois.
L’effondrement du rêve de zone protégée
La vérité est que le projet visant à établir une relative sécurité à la frontière syrienne remonte à l’an dernier, à l’époque où le gouvernement Davutoğlu et l’administration Obama sont parvenus à un accord permettant à l’armée turque de libérer complètement la région de Jarablus à Azaz de l’emprise de l’État islamique et de la transformer en une zone sans terroristes.
La Turquie a ainsi opté pour une alternative à l’idée d’une zone protégée, à laquelle l’administration Obama s’oppose sans raison valable depuis qu’elle a été proposée pour la première fois en 2012.
En d’autres termes, la Turquie, qui est consciente de la complexité acquise par la crise syrienne, a jugé nécessaire d’établir une zone protégée pour accueillir le nombre croissant de réfugiés syriens à proximité de la frontière turque, où il aurait été facile de fournir de l’aide aux Syriens contraints de fuir.
Cependant, le projet n’était plus réalisable suite à l’éloignement turco-russe de novembre dernier, tandis que la progression des troupes du PYD vers l’ouest de l’Euphrate et leur refus de se retirer de la région ont rendu l’intervention militaire turque plus pressante. Néanmoins, l’amélioration croissante des relations entre la Turquie et la Russie a créé par la suite un environnement propice à une telle intervention.
La cruelle réalité
Il ne fait aucun doute que la position régionale et internationale de la Turquie n’a pas été au mieux au cours de la première moitié de l’année. Cependant, ceci n’était pas dû aux vains désirs d’un certain dirigeant turc, mais aux transformations rapides affectant la région.
Le coup d’État militaire contre la démocratie naissante en Égypte a eu un impact profondément négatif sur la situation en Turquie et sur le rôle du pays. En raison des politiques peu clairvoyantes adoptées par l’administration Obama en Syrie et en Irak, les effets négatifs de ce coup d’État se sont rapidement accumulés, en particulier en ce qui concerne la protection accordée par les États-Unis au PYD.
Les répercussions négatives ont atteint leur paroxysme avec l’épisode de l’avion russe abattu et l’éloignement vis-à-vis de Moscou.
Il ne fait aucun doute qu’Ankara, qui a commencé à constater la délicatesse de sa position à la fin de l’année dernière et au début de cette année, avait besoin de prendre des mesures rapides pour assainir le climat stratégique qui l’entourait. Néanmoins, la géopolitique a tendance à favoriser la stabilité plutôt que le changement, et même quand il y a un changement, celui-ci se produit plutôt lentement.
Quels que soient les désirs et les inclinations des individus, les dures réalités de la géopolitique finissent par s’imposer. La Syrie ne se déplacera pas à côté du Mozambique, l’État islamique ne pourra jamais devenir un bon voisin et le PYD kurde ne deviendra pas soudainement une source de réconfort.
C’est ce qui a incité Erdoğan à déclarer que le monde devait comprendre que le pays vivait dans la région, en commentant début septembre les opérations menées par les troupes de son pays dans le nord de la Syrie. « Nous n’avons pas la possibilité de revenir en arrière à ce stade », a-t-il affirmé.
Bien qu’elle ne soit pas une superpuissance, la Turquie semble être en voie de devenir une force de transformation dans son propre voisinage, une position similaire au rôle joué par l’Allemagne en Europe. Une des choses que les puissances émergentes dans le monde ont en commun, c’est que dès que celles-ci commencent à se découvrir, elles se mettent à exercer une influence dans leur région. La Turquie ne fera pas exception, quel que soit le gouvernement qui détient les rênes du pouvoir à Ankara.
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président turc Recep Tayyip Erdoğan et le président russe Vladimir Poutine, début septembre en marge du G20 (AA).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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