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La poutinisation d’Erdoğan

La Turquie suit-elle la voie de la Russie avec un affaiblissement du parlement et un renforcement de la présidence ?

À quel moment au cours des quinze dernières années au pouvoir, Recep Tayyip Erdoğan a-t-il décidé que lui seul tenait le destin de son pays entre ses mains ? Quand a-t-il commencé à se comparer à Atatürk et à relever le pont-levis ?

La logique veut que ce soit lors de cette dramatique nuit d’été en juillet dernier, alors que sa vie et celles des membres de sa famille ne tenaient qu’à un fil. La logique veut que ce soit le choc de voir 249 personnes tuées, le parlement bombardé, les voitures écrasées par des chars. Plus de Turcs sont tombés cette nuit-là qu’en deux ans par la main de l’État islamique. La logique veut que ce soit à ce moment qu’Erdoğan a décidé qu’il devait gouverner avec une main de fer.

L’amendement constitutionnel n’est pas un costume sur mesure. Il n’est pas destiné à être conçu pour un seul parti, et encore moins un seul homme

Aucun autre élément du tableau périodique ne décrit l’ampleur des purges qui ont eu lieu depuis lors : plus de 97 000 fonctionnaires ont été renvoyés et 37 000 autres ont été suspendus ; des poursuites ont été engagées contre 103 000 personnes dont 41 000 ont été placées en détention provisoire ; 1 094 procès ont été ouverts ; 158 médias ont été fermés, dont 60 chaînes de télévision et stations de radio, 19 journaux, 29 maisons d’édition et cinq agences de presse ; plus de 150 journalistes ont été arrêtés ; 10 000 membres des médias ont perdu leur emploi et des milliers sont en attente de procès pour des tweets ou d’autres publications sur les réseaux sociaux.

Ni ces chiffres, ni l’échec du cessez-le-feu avec le PKK, ni la guerre en Syrie, ni la nécessité de se tourner vers les nationalistes pour obtenir leur soutien, ne racontent toute l’histoire du chemin qu’a parcouru Erdoğan.

La transformation d’un homme qui a commencé sa vie en tant que démocrate déclaré, embrassant le pluralisme, les négociations de paix avec le PKK, l’État de droit et le parlement, en un leader qui parle et agit comme un nationaliste turc tirant son pouvoir et son inspiration du seul succès populiste, avait d’autres antécédents.

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La rupture entre Erdoğan et Davutoğlu

Le dernier homme à avoir défendu Erdoğan était son ancien Premier ministre, Ahmet Davutoğlu, et la rupture de cette relation remonte à février 2015, lorsque le Premier ministre a tenté de passer un projet de loi sur la transparence qui aurait obligé tous les dépositaires de l’autorité à déclarer leurs ressources. En septembre de cette année, tous deux ont eu une énorme dispute en coulisses lors d’un congrès du parti au sujet de la composition du comité exécutif central de l’AKP. La dispute était tellement virulente que pendant douze heures, Davutoğlu a démissionné.

Erdoğan voulait que le monde sache qu’il était le seul à contacter en Turquie

L’hostilité a continué pendant la formation du gouvernement après les élections de novembre, lorsqu’Erdoğan, plus faible sur le plan constitutionnel, a imposé deux candidats au cabinet contre les souhaits du Premier ministre. Davutoğlu a quitté cette réunion de quatre heures, déterminé à utiliser les 45 jours qui lui étaient alloués pour annoncer le cabinet, mais s’est réveillé le lendemain pour découvrir qu’un avion de chasse russe avait été abattu. L’appareil a été abattu à 6 heures du matin et le gouvernement a annoncé à 11 heures du matin. Erdoğan avait eu ce qu’il voulait.

À part un discours prononcé par Davutoğlu à Diyarbakır au cours duquel il a déclaré que la question kurde ne pouvait être résolue uniquement par des moyens militaires (le lendemain, Erdoğan s’engageait à éliminer tous les terroristes du pays), leur différend ne concernait pas la politique. Ils étaient d’accord, et Erdoğan était au courant, des détails de l’accord sur les réfugiés avec Bruxelles et la levée de l’obligation de visa pour les citoyens turcs.

Bien sûr, l’UE n’a pas respecté ses promesses sur ces deux points (la Turquie n’a obtenu ni l’argent promis par Bruxelles ni les voyages sans visa) et maintenant la responsabilité en est rejetée sur l’accord lui-même. Mais ce n’était pas ce qui irritait Erdoğan à l’époque. Il n’était pas contrarié par l’accord lui-même, mais par le fait que Davutoğlu l’avait signé. Erdoğan pensait que son Premier ministre était en train de lui voler la vedette. Erdoğan s’est un peu plus énervé quand Washington a invité Davutoğlu pour une visite en mai. Erdoğan voulait que le monde sache qu’il était le seul à contacter en Turquie.

Davutoğlu a rejoint une liste croissante de piliers de l’AKP brouillés avec le président. Abdullah Gül, co-fondateur du parti, ancien ministre des Affaires étrangères, Premier ministre et président ; Bülent Arınç, président du parlement ; Fatma Bostan Ünsal, membre fondateur, vice-présidente ; Ertuğrul Günay, ministre de la Culture.

Ils se sont brouillés à divers moments et pour différentes raisons : les manifestations du Gezi Park, alors que beaucoup à l’AKP étaient témoins des premières tendances autoritaires d’Erdoğan ; la signature d’une pétition par des universitaires protestant contre les actions du gouvernement dans le sud-est kurde ; l’incapacité à obtenir le soutien d’Erdoğan pour un poste au parti. Mais un point commun les réunit : leur scepticisme à peine couvert au sujet des intentions d’Erdoğan.

Enjeux et implications

Tout cela culmine ce dimanche, alors que le pays vote pour une série d’amendements constitutionnels qui transformera la démocratie parlementaire en une présidence exécutive.

Erdoğan lui-même n’a pas caché ce qu’il pense de l’enjeu de ce dimanche, bien qu’il se comporte de façon constitutionnelle – autrement dit conformément à la constitution existante – il ne devrait pas faire campagne du tout.

Erdoğan a accusé ceux qui ont l’intention de voter « non » d’être du côté du putsch avorté du 15 juillet qu’il impute au prédicateur américain Fethullah Gülen : « Pour être honnête, ceux qui disent “non” sont du côté du 15 juillet », a-t-il déclaré dans un discours de cette semaine. « Qui sont ceux qui disent “non” ? Ceux qui veulent voir le pays éclaté. Ceux qui s’opposent à notre drapeau. »

Le Premier ministre Binali Yıldırım a déclaré qu’un vote « non » est ce que désirent le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’organisation de Gülen, qu’Ankara qualifie d’« organisation terroriste des partisans de Fethullah » (FETÖ). « Les groupes terroristes font campagne en chœur pour le vote “non” », a-t-il précisé. « Mes concitoyens ne vont pas se ranger aux côtés de groupes terroristes. »

Cela ne fut pas un débat sur les systèmes de gouvernance mais sur la stabilité du pays lui-même. Erdoğan a déclaré : « Si je dis “non”, mon vote ira à Kandil. Si je dis “non”, ce pays se dirigera vers l’instabilité. Si je dis “non”, mon vote ira à un endroit où il n’y a pas d’atmosphère de confiance », a déclaré Erdoğan à des journalistes à son retour du Pakistan le 2 mars, se référant au siège du PKK dans le nord de l’Irak.

Cependant, Gülen et le PKK pourraient ne pas être les seuls à s’opposer à cette initiative.

Gül lui-même a déclaré : « Nous avons connu un système parlementaire à la turque et avons constaté en quoi il posait problème. Il ne devrait pas y avoir de présidence à la turque. Si un système présidentiel devait être adopté, alors il devrait l’être comme aux États-Unis où la séparation des pouvoirs est clairement définie et où tout est bien défini… S’il repose sur la base de la suprématie du droit comme dans les démocraties matures, alors c’est sans aucun doute aussi un système démocratique. »

L’implication de Gül est claire. Il craint que cette présidence ne repose pas sur une séparation claire des pouvoirs et a refusé ostensiblement d’assister à deux réunions du parti avec Erdoğan et Yıldırım.

« Non » à travers l’ensemble du spectre politique

La ligne de faille entre le oui et le non n’est pas religieuse. Certains islamistes de la droite religieuse conservatrice d’Erdoğan s’opposent aux amendements. Le plus ancien mouvement islamique de Turquie, Millî Görüş (Vision nationale), lancé par l’ancien mentor d’Erdoğan, Necmettin Erbakan, et représenté aujourd’hui par le parti Saadet (Félicité), votera « non » aux amendements constitutionnels.

Erdoğan accepterait-t-il une situation où un leader de l’opposition devenu président exercerait le même pouvoir sur lui ? Ce n’est clairement pas le cas

« Pas besoin d’aller jusqu’à le qualifier de dictature. Cependant, si un seul homme agit selon ses quatre volontés, il s’agira d’un régime de diktats autoritaires. Même le Prophète a consulté ses compagnons et a changé d’avis quand cela fut nécessaire », a déclaré le président du parti, Temel Karamollaoğlu.

Par ailleurs, les divisions n’affectent pas uniquement l’AKP. Il existe une faction dissidente au sein du Parti d’action nationaliste (MHP) dirigé par Meral Akşener, devenue la première femme ministre de l’Intérieur de Turquie, qui accuse le chef du parti Devlet Bahçeli de trahison et se positionne sans ambages dans le camp du « non ».

Comme la plupart de ses homologues du camp du « non », elle a rencontré un nombre inattendu de problèmes techniques, d’événements curieux comme des coupures d’électricité dans ses discours, des attaques contre ses rassemblements par des groupes et des interdictions par les gouverneurs de province.

La campagne elle-même fut tout sauf équitable. Comme l’a déclaré l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe : « La campagne pour le “oui” est dirigée par l’AKP au pouvoir et, dans une certaine mesure, le MHP. Elle est manifestement soutenue par plusieurs hauts responsables d’envergure nationale et d’autres moins importants, y compris le Premier ministre, plusieurs autres ministres et le président, qui, dans le cadre de la Constitution, doit rester impartial et s’acquitter de ses fonctions sans préjugés.

« Les partisans du “non” ont été confrontés à des interventions policières pendant la campagne ; un certain nombre ont également été arrêtés pour avoir insulté le président ou organisé des événements publics illégaux. Dans les provinces de Şırnak et de Van, la chanson de la campagne du HDP, en langue kurde, a été interdite par les autorités au motif qu’elle violait les principes d’intégrité de l’État et que le turc était la langue officielle. De violentes bagarres ont également été rapportées lors de plusieurs événements de la campagne pour le “non”. »

Questions simples

En ce qui concerne les amendements eux-mêmes, vous pouvez couper court à la plupart des affirmations des uns et des autres en posant deux questions simples : si, en fait, il n’y a rien de spécial à propos des pouvoirs que le président est sur le point d’acquérir, s’ils sont équivalents à ceux d’autres présidents du monde entier, Erdoğan accepterait-t-il une situation où un leader de l’opposition devenu président exercerait le même pouvoir sur lui ? Ce n’est clairement pas le cas.

En tant que leader de l’opposition, ne chercherait-il pas alors les freins et contrepoids perdus d’un système parlementaire ? C’est clairement le cas.

L’amendement constitutionnel n’est pas un costume sur mesure. Il n’est pas destiné à être conçu pour un seul parti, et encore moins un seul homme. La conclusion inéluctable au comportement d’Erdoğan revient à dire qu’il l’est. Les institutions turques, faibles et motivées par la personnalité, sont sur le point de devenir bien plus faibles encore.

Il y a, bien sûr, une énorme ironie dans l’événement sur le point de se produire. Comme vœux pour le Nouvel An, le directeur général du Bureau de presse du Premier ministre, Mehmet Akarca, a envoyé des cartes avec un morceau de marbre tombé du mur de la Grande Assemblée nationale après son bombardement par les pilotes de F16 aux ordres des putschistes. « Le 15 juillet 2016, le peuple turc a défendu la démocratie au prix de sa vie », indiquait la carte.

En effet, il l’a fait, et comme je l’ai écrit à l’époque, les Turcs venaient de tous les partis, toutes les forces armées, pour défendre le parlement, symbole de leur lutte acharnée contre l’armée et l’État profond. C’est exactement cette institution, ce symbole qui est en train d’être affaibli maintenant.

Est-ce qu’une Turquie plus forte en ressortira ? Demandez à la Russie qui a fait la même chose en 1993 sous Boris Eltsine. Il a fait tirer des obus par dix chars sur la Maison Blanche, le siège de l’ancien parlement soviétique.

La presse occidentale était unanimement en faveur de la répression de ce qu’elle considérait comme une voix dissidente et un vestige soviétique. The Economist a qualifié le bain de sang de ce dimanche-là de « mal nécessaire ». Les Russes ont obtenu un système présidentiel légèrement plus autoritaire que prévu par Eltsine lui-même. Ils ont eu Vladimir Poutine.

- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : une femme passe devant une affiche géante portant des portraits du président turc Recep Tayyip Erdoğan, le 11 avril 2017 à Ankara, avant le référendum sur la transformation du système parlementaire actuel en une présidence exécutive (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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