La Turquie est au centre d’une lutte acharnée entre les États-Unis et la Russie
La visite tant attendue du président turc à son homologue russe a finalement eu lieu à Saint-Pétersbourg la semaine dernière, une initiative jugée on ne peut plus positive par les deux parties.
Les deux pays sont déterminés à améliorer leurs relations bilatérales à un niveau sans précédent suite à des mois de gel et de déclin après qu’un avion de chasse russe a été abattu en Turquie en novembre dernier.
Cette visite avait été prévue avant la tentative de coup d’État du 15 juillet en Turquie et intervenait après une série de gestes diplomatiques positifs, Moscou autorisant notamment des avions de combat turcs à voler dans l’espace aérien russe et Erdoğan félicitant publiquement la Russie à l’occasion de sa fête nationale.
Peu après le bon accueil réservé à ses vœux en Russie, Erdoğan a exprimé ses regrets concernant l’avion russe abattu. À son tour, la Russie a invité le ministre turc des Affaires étrangères pour des discussions auxquelles il a assisté.
Comme pour le rapprochement de la Turquie avec Israël, il est clair que la détente entre Ankara et Moscou était en cours avant le coup d’État manqué, alors que la Turquie tentait plus largement de réduire au minimum le nombre de ses ennemis.
Cet effort a donné un coup de pouce aux relations turco-russes, en particulier compte tenu du fait que la réaction des États-Unis et de l’UE au putsch a été jugée froide et insensible face aux catastrophes qui auraient pu s’ensuivre si ce dernier avait réussi.
Intérêts mutuels
La Turquie et la Russie ont toutes deux des intérêts économiques mutuels.
Suite à l’interdiction de la Russie à ses citoyens de se rendre en Turquie après que l’avion russe a été abattu, le secteur du tourisme turc a plongé ; un grand nombre d’hôtels turcs, auparavant bondés de touristes russes, se sont retrouvés vides.
La Turquie a de grands projets de construction en Russie et, tandis que la Russie avait arrêté la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu en Turquie, ce projet semble désormais être à nouveau sur les rails.
Tout devrait maintenant revenir à la normale, en plus d’un accroissement espéré du commerce bilatéral.
Ces intérêts économiques mutuels ouvrent évidemment la porte à une meilleure coopération stratégique et sécuritaire, et plus particulièrement concernant la Syrie.
La déception de la Turquie vis-à-vis de ses alliés traditionnels de l’OTAN et de leurs efforts – ou leur absence – en Syrie a probablement encouragé davantage ce rapprochement et la rencontre entre Erdoğan et Poutine a immédiatement conduit à la création d’un comité bilatéral de coordination sur la Syrie.
Cette mesure ne produira pas de résultats immédiats, mais devrait permettre une compréhension mutuelle des intérêts des uns et des autres et contribuer à une solution à long terme pour mettre fin au conflit.
À l’avenir, la Russie pourrait devoir s’entendre avec la Turquie sur des compromis en ce qui concerne la Syrie, surtout si elle est en mesure d’éloigner la Turquie de l’OTAN. La Russie pourrait, par exemple, insister pour qu’Assad reste pendant une période de transition politique. De toute évidence, la Turquie aussi devra faire des compromis pour parvenir à une solution.
Il n’est donc pas surprenant que le ministre des Affaires étrangères iranien se soit précipité en Turquie pour renforcer les relations au lendemain du nouveau départ entre la Turquie et la Russie.
Sa visite n’a pas été bien accueillie par les conservateurs en Iran, en particulier les Gardiens de la révolution islamique. Néanmoins, elle montre que l’Iran craint que ce qui s’est produit entre les Turcs et les Russes puisse éventuellement compromettre la position de l’Iran en Syrie.
De même, l’OTAN et ses membres ont rapidement commenté le rapprochement entre la Turquie et la Russie, réitérant l’importance de la participation de la Turquie à l’alliance et espérant que sa nouvelle posture envers la Russie ne compromettrait pas sa loyauté à l’OTAN.
Le secrétaire d’État américain John Kerry et le vice-président Joe Biden sont tous deux attendus en Turquie prochainement.
En outre, une équipe judiciaire américaine sera envoyée en Turquie ce mois-ci pour aborder le cas de Fethullah Gülen, dont l’extradition a été demandée par la Turquie après l’envoi de plusieurs cartons pleins de preuves impliquant qu’il a orchestré le coup d’État.
De toute évidence, les États-Unis tenteront d’arranger leurs relations avec la Turquie. Après tout, la Turquie a été exaspérée par les remarques du chef du Commandement central des États-Unis, le général Joseph Votel, et du directeur américain des renseignements, James Clapper, se plaignant de l’arrestation par la Turquie de comploteurs qui étaient amis avec des généraux américains.
Opportunités russes
Un jour à peine après la rencontre entre Poutine et Erdoğan, le dirigeant russe a rencontré les membres de son conseil de sécurité et a discuté des tensions croissantes avec l’Ukraine sur la Crimée, annexée par la Russie en 2014. Moscou a également affirmé avoir déjoué une tentative d’attentat terroriste en Crimée.
Peu après, le ministère russe de la Défense a annoncé un exercice militaire en mer Noire, qui a eu lieu du 11 au 13 août avec plus d’une douzaine de navires de guerre et des hélicoptères.
Plutôt que d’une réaction à l’attentat déjoué, cet exercice était en fait une réaction aux exercices militaires annuels de l’OTAN tenus en mer Noire il y a un mois.
Alors que, par le passé, la Turquie s’était fermement opposée à l’annexion de la Crimée, qui se situe juste au nord de la Turquie sur la mer Noire, il est peu probable qu’elle fasse part d’une quelconque inquiétude peu après le rapprochement.
La Russie tente clairement de tirer le meilleur parti de la dent de la Turquie contre ses alliés et de son mécontentement actuel manifeste à l’égard des États-Unis.
Bien que la Russie souhaite attirer la Turquie de son côté, la Turquie a encore des intérêts vitaux mutuels et des engagements envers ses alliés de l’OTAN. Pourtant, si la Russie parvient à attirer la Turquie à elle, elle pourra étendre son influence vers l’ouest et peut-être commencer à faire reculer l’OTAN.
Arranger les relations
Au-delà des tensions provoquées par le coup d’État manqué, les États-Unis devront faire plus qu’exprimer leur « inquiétude » face à la montée de la rhétorique anti-américaine en Turquie. Les principaux désaccords entre la Turquie et les États-Unis sur la Syrie persistent.
Mis à part le fait de ne faire aucun effort pour renverser Assad, les États-Unis arment et aident encore les Unités de protection du peuple (YPG) – la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD) - en Syrie.
Comme l’a dit un jour la sénatrice républicaine Lindsey Graham : « [Le gouvernement turc] pense que c’est l’idée [armer les YPG] la plus stupide au monde, et je suis d’accord avec eux. »
Les YPG sont étroitement alignés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation terroriste reconnue comme telle tant par Washington qu’Ankara et l’UE. Il y a quelques jours à peine, les YPG ont bénéficié d’une couverture aérienne pour lutter contre le groupe État islamique à Manbij, en Syrie.
Encore plus paradoxal, ce week-end, les partisans du PKK à Bruxelles – ville qui accueille à la fois le siège de l’UE et celui de l’OTAN – ont ouvertement célébré l’anniversaire de la première attaque du groupe sur la Turquie.
Cela contraste avec la fermeture des bureaux de la représentation du gouvernement régional du Kurdistan (irakien) en Russie deux jours avant la visite d’Erdoğan à Moscou en conséquence des « crises économiques » des Kurdes irakiens.
Bien que la Turquie soit en train d’ajuster sa politique étrangère, il est peu probable que celle-ci change radicalement.
Cela dit, ses griefs contre ses alliés traditionnels et ses intérêts communs avec la Russie rendent plus probable l’amélioration de ses relations à long terme avec Moscou et la possibilité de trouver des terrains d’entente.
Les États-Unis et l’OTAN vont devoir accroître leurs efforts pour regagner la confiance de leur allié turc mécontent, qui dispose de la deuxième plus grande armée au sein de l’OTAN. Vont-ils y parvenir ? Seul le temps nous le dira.
- Mustafa Salama, analyste politique, consultant et auteur indépendant, possède, outre sa formation universitaire, une vaste expérience des affaires du Moyen-Orient.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président russe Vladimir Poutine accueille le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, au début du sommet du G20 à Saint-Pétersbourg en 2013 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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