Le football, reflet des moteurs nationaux du différend saoudo-iranien
Soulignant les moteurs nationaux des tensions grandissantes qui menacent d’approfondir et de complexifier davantage les nombreux autres conflits sectaires régionaux, l’Arabie saoudite et l’Iran ont transposé leur féroce bataille du domaine de la diplomatie traditionnelle au monde de la diplomatie publique.
Après une suite vertigineuse d’événements, lors de laquelle se sont succédé l’exécution par les Saoudiens du dignitaire chiite Nimr al-Nimr et de 46 autres condamnés, l’assaut contre l’ambassade saoudienne à Téhéran et la rupture par le royaume des relations diplomatiques et commerciales avec l’Iran, l’Arabie saoudite et l’Iran ont étendu leur opposition jusqu’aux terrains de football.
Plusieurs clubs saoudiens, dont Al-Ahli, Al-Hilal, Al-Ittihad et Al-Nassr, ont publié des déclarations sur leurs sites Web suite à la mise à sac de l’ambassade pour exiger la programmation sur terrain neutre de leurs matchs de championnat d’Asie contre des équipes iraniennes prévus en février.
Les clubs devaient demander à la Fédération d’Arabie saoudite de football de formuler une demande officielle à la Confédération asiatique de football (AFC) pour programmer ces matchs hors des frontières iraniennes.
Les terrains de football sont des points chauds dans les relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran, où se manifestent non seulement les tensions entre les deux pays, mais aussi des questions nationales liées à leurs relations tendues.
Les terrains ont également servi de baromètres et de signes avant-coureurs de tensions croissantes entre le royaume et la République islamique, qui conteste la famille royale saoudienne, les al-Saoud, de par sa nature même, dans la mesure où elle constitue une autre forme de gouvernement islamique, lequel, en dépit de sa qualité de théocratie, reconnaît également un certain degré de souveraineté populaire.
Les responsables iraniens ont aperçu la main de l’Arabie saoudite en avril dernier lors d’affrontements entre des supporters et les forces de sécurité dans la ville iranienne d’Ahvaz, capitale de la province riche en pétrole mais pauvre du Khuzestan, qui abrite également la minorité arabe d’Iran. Les membres de l’ethnie arabe déplorent depuis longtemps l’incapacité du gouvernement à réinvestir les bénéfices pour élever le niveau de vie de la région.
Les revendications iraniennes ont été alimentées par des commentateurs arabes qui ont appelé à la libération des cinq millions d’Arabes du Khuzestan. Certains experts ont qualifié la province iranienne d’« Arabistan ».
La demande de délocalisation formulée par les clubs de football saoudiens pour les matchs programmés dans des stades iraniens équivaut dans les faits à une marque de soutien à l’escalade de la confrontation entre le gouvernement et la République islamique. Ce qui est à peine surprenant, dans la mesure où deux des quatre clubs saoudiens à l’origine de la demande sont dirigés par des membres de la famille royale.
Le Prince Faisal ben Turki ben Nasser, beau-fils du défunt prince héritier saoudien Sultan ben Abdelaziz al-Saoud, est le président d’Al-Nassr, tandis qu’Al-Hilal est dirigé par le prince Nawaf ben Saad. Les présidents d’Al-Ittihad et d’Al-Ahli entretiennent des liens étroits avec la famille royale.
Mehdi Taj, directeur de l’Iran Pro League, a annoncé en réponse aux déclarations des clubs son intention de déposer une plainte auprès de l’AFC au motif que le royaume mélange sport et politique.
« Les articles 3 et 4 de l’AFC stipulent que les questions politiques ne doivent pas être étendues au football ; ce n’est pas la première fois que les Saoudiens prennent des prétextes de ce genre pour poursuivre leurs activités contraires à l’éthique [...] La meilleure réponse est de jouer un beau football sur le terrain et de vaincre les Saoudiens sur leur propre terrain », a déclaré Mehdi Taj, laissant entendre que contrairement aux Saoudiens, les équipes iraniennes étaient prêtes à jouer des matchs dans le royaume.
La bonne volonté affichée par Taj en dépit de la crise a été confortée par la déclaration du ministre saoudien des Affaires étrangères Adel al-Joubeir, qui a indiqué que l’Arabie saoudite continuerait à accepter des pèlerins iraniens à La Mecque même si le royaume rompait les liens diplomatiques et commerciaux et interdisait tous les vols et trajets à destination de la République islamique.
L’extension par l’Arabie saoudite de son conflit avec l’Iran jusqu’aux terrains de football, malgré les propos de Taj, a démontré que football et politique sont inextricablement liés. L’argument de Taj a été effectivement contré le mois dernier lorsque la Radio-Télévision de la République islamique d’Iran (IRIB), l’autorité de radiodiffusion du pays, a interdit une apparition du ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif dans une émission de football populaire à la télévision.
En réalité, cette interdiction, tout comme l’assaut contre l’ambassade saoudienne à Téhéran et le consulat du royaume dans la ville de Mashhad, à l’est du pays, mais aussi l’exécution de Nimr al-Nimr, reflétaient tous les luttes de pouvoir et bousculades internes en Iran et en Arabie saoudite.
Des sites web iraniens conservateurs ont appelé le week-end dernier à des protestations à l’ambassade saoudienne à Téhéran dans le but d’embarrasser le président réformateur Hassan Rohani en vue des élections du mois prochain au parlement et à l’Assemblée des experts, qui élit les chefs spirituels de l’Iran. « Si Dieu le veut, nous aurons très bientôt une image de ce genre à côté de la Maison Blanche. Nous frapperons Haïfa avec des missiles », a déclaré un manifestant qui a posté une photo de l’ambassade mise à sac sur Telegram, un site web de médias sociaux.
En outre, les efforts des partisans de la ligne dure pour contrôler le football, le Corps des Gardiens de la révolution islamique en tête (GRI), soulignent l’importance des terrains en tant que champ de bataille de la lutte pour l’avenir de l’Iran, suite à l’accord sur le nucléaire signé avec la communauté internationale et la levée attendue des sanctions draconiennes imposées par les Nations unies, les pays occidentaux espérant que cela puisse donner de l’élan à Rohani en vue des élections.
De même, de nombreux analystes estiment que le timing de l’exécution de Nimr al-Nimr et des autres condamnés était destiné à attiser la ferveur nationaliste à un moment où le royaume est confronté à de multiples problèmes, dont la guerre prolongée au Yémen, le succès nucléaire de l’Iran et sa participation aux pourparlers de paix sur la Syrie, l’enlisement des efforts de l’Arabie saoudite pour forger une alliance militaire sunnite qui ciblerait l’État islamique et potentiellement l’Iran, mais aussi l’austérité économique forcée suite à la baisse des revenus pétroliers qui menace de mettre à mal le contrat social qui assure le règne des Saoud.
Quoi qu’il en soit, les exécutions, dont celle de Nimr al-Nimr, visaient à démontrer que les Saoud ne toléreraient aucune forme de dissidence. C’était certainement ce message que le royaume, qui accuse l’Iran d’avoir fomenté des troubles dans les pays arabes, a voulu envoyer à Téhéran. Et c’est un message que les clubs de football saoudiens semblent plus que disposés à soutenir.
- James M. Dorsey est chercheur principal à l’École d’études internationales S. Rajaratnam, co-directeur de l’Institut für Fankultur de l’université de Wurtzbourg et chroniqueur d’agence. Il est également l’auteur du blog The Turbulent World of Middle East Football, où cet article a été publié, ainsi que d’un ouvrage éponyme à paraître.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un milieu de terrain de l’équipe saoudienne d’Al-Ahli (à gauche) tente de centrer sous la pression d’un joueur du Naft Téhéran (Iran), lors d’une rencontre de Ligue des champions de l’AFC opposant les deux équipes au King Abdullah Stadium de Djeddah, le 27 mai 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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