Les causes du djihad anti-français
Depuis déjà de nombreuses années, la France est le pays occidental le plus ciblé et le plus touché par le terrorisme dit « islamiste » ou « djihadiste ». Que ce soit par le nombre d’attentats déjoués ou réussis, par le nombre de victimes ou par celui de nationaux partis rejoindre l’État islamique (proportionnellement aux populations musulmanes ou totales dans ces pays), la France dépasse de loin les États-Unis mais aussi les autres pays de l’Union européenne et du reste du monde occidental.
Le rapport Europol 2016 « EU Terrorism Situation and Trend Report » couvrant l’année 2015 a ainsi révélé ce fait surprenant, que les dirigeants et les grands médias français ne mentionnent jamais : la quasi-totalité (148) des 151 morts européennes du terrorisme pour cette année noire sont survenues sur le territoire français, essentiellement lors des deux attaques, du 7 janvier et du 13 novembre 2015, à Paris.
Un phénomène comme le djihadisme ne peut avoir une cause unique. Il est bien évidemment surdéterminé par des facteurs conjoncturels et structurels de tous ordres (historiques, politiques, psychologiques, sociaux, culturels, géostratégiques, etc.) qui s’emboîtent, se renforcent mutuellement et s’étayent les uns les autres.
L’exception française s’explique par un soudain alignement maléfique d’étoiles noires : une brusque convergence et coalescence de causes d’ordres divers dont chacune, prise séparément, ne représenterait que peu ou pas de danger, mais dont la réunion et l’assemblage, dans un pays donné et à un moment donné, produit un terrain culturel national hautement volatile et propice à ce type de terrorisme « Jihad 3.0 ». Un peu comme les différents composants d’une ceinture explosive ou d’une bombe.
Quels sont donc les principaux facteurs – disparates, obéissant à des logiques, géographies (internationales ou domestiques) et temporalités différentes – dont la rencontre a propulsé la France tout en haut de la hit list de groupes comme Daech ?
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Un terrorisme de représailles
L’espace limité de cet article ne nous permet pas d’exposer en longueur les causes profondes de cette vague djihadiste internationale, du djihad afghan contre l’Union soviétique dans les années 70 à l’apparition de l’État islamique, en passant par al-Qaïda et le 11 septembre 2001.
Disons simplement que plus que les approches socio-psychologisantes souvent en vigueur ou la vision culturaliste du « choc des civilisations », selon laquelle le djihadisme est avant tout déterminé par des considérations culturelles, religieuses, théologiques et/ou idéologiques, on retiendra l’impressionnante démonstration empirique de chercheurs américains comme Robert Pape et Michael Scheuer, qui ont prouvé avec la plus grande scientificité possible que l’on a affaire pour l’essentiel à un « terrorisme de représailles », de vengeance et de punition (blowback ou retaliation terrorism).
Il serait surprenant que ce genre de politiques belliqueuses, interventionnistes, militaristes et encore plus meurtrières en victimes civiles que tout ce dont al-Qaïda, Daech et Boko Haram combinés sont capables ne provoque pas au moins un certain retour du bâton.
En d’autres termes, une réponse directe aux incessantes ingérences, invasions, attaques et occupations militaires occidentales en terre islamique : invasion soviétique de l’Afghanistan, première guerre du Golfe de Bush Senior, invasion et occupation américaine de l’Irak en 2003 et, concernant plus spécifiquement la France, innombrables interventions de l’armée française en Afrique (les opérations Serval, Épervier, Barkhane, etc., souvent au secours de régimes corrompus, eux-mêmes terroristes, qui ne valent pas mieux que ceux qui les combattent), participation à la coalition américaine contre l’État islamique, et ainsi de suite.
Il serait surprenant que ce genre de politiques belliqueuses, interventionnistes, militaristes et encore plus meurtrières en victimes civiles que tout ce dont al-Qaïda, Daech et Boko Haram combinés sont capables ne provoque pas au moins un certain retour du bâton, un effet boomerang, la réponse du berger à la bergère.
Ainsi, on constate que les attentats de Londres et de Madrid en 2004-2005 et la tragique séquence Charlie Hebdo-13 novembre-Bruxelles de 2015-2016 suivent comme par hasard une intervention militaire majeure occidentale au Moyen-Orient : à savoir, respectivement, l’invasion et l’occupation américaine de l’Irak en 2003 (auxquels les gouvernements britannique et espagnol de Blair et Aznar apportèrent leur soutien) et les bombardements de la coalition Obama contre l’État islamique à partir d’août 2014. Le 13 novembre 2015 survient d’ailleurs quelques mois après la décision de François Hollande d’étendre à la Syrie des frappes aériennes françaises jusqu’ici limitées à l’Irak.
Quelles curieuses coïncidences…
Du reste, tant les terroristes de Londres et Madrid en 2004-2005 que ceux du 13 novembre 2015 en France, mais aussi Amedy Coulibaly, l’un des auteurs des attentats de janvier 2015 à Paris, ou les deux assassins du père Jacques Hamel et, avant eux, ceux d’Hervé Gourdel, ont tous défini leurs attaques comme une punition pour les agressions militaires antérieures des puissances occidentales. Force est de constater que la chronologie confirme bel et bien leur propos.
Le tournant néo-conservateur de la politique étrangère française
Dans le même ordre d’idée, observons encore que l’État islamique et ses groupes affiliés n’avaient jamais attaqué la France ou tué de Français avant que le président Hollande ne décide en septembre 2014 d’aller les bombarder sur leur territoire avec la coalition Obama. La première victime française (Hervé Gourdel) fut exécutée peu après (le 23 septembre 2014), et en représailles directes et explicites contre ces bombardements français.
La politique belliqueuse de François Hollande s’inscrit dans la droite ligne du tournant néoconservateur et militariste de la politique étrangère française opéré par Nicolas Sarkozy.
Plus qu’une simple corrélation chronologique, il y a bien ici causation directe et automatique. Et comme preuve a contrario, rappelons par exemple qu’avant la décision de Hollande, l’État islamique avait déjà capturé quatre otages français en Syrie (en juin 2013), mais les avait libérés sains et saufs quelques mois après, en avril 2014, Hollande n’ayant alors pas encore pris la décision fatale et irréfléchie de précipiter la France dans la guerre contre l’État islamique.
La politique belliqueuse de François Hollande s’inscrit dans la droite ligne du tournant néoconservateur et militariste de la politique étrangère française opéré par Nicolas Sarkozy. Que ce soit sur l’accord nucléaire avec l’Iran, le bombardement du régime Kadhafi par l’OTAN en 2011, le soutien (inconditionnel) à Israël au détriment des Palestiniens et le sionisme radical du Premier ministre Manuel Valls, l’interventionnisme militaire effréné en Afrique, etc., la France est désormais plus « neo-con » que les États-Unis.
Cet inquiétant virage bushiste, que les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et du 14 juillet 2016 à Nice n’ont fait qu’accentuer, fait désormais de la France le « faucon » européen. Elle devient par là une cible privilégiée par rapport aux autres pays occidentaux qui ont, eux, opté pour une ligne beaucoup plus mesurée et prudente.
Comme le résume Marc Sageman, l’un des meilleurs chercheurs au monde sur le djihadisme, psychiatre de profession et ancien agent de la CIA : « [Ces djihadistes] s’identifient à une communauté en danger, et la plupart du temps, s’ils sacrifient leurs vies, c’est en représailles à quelque chose qui a été fait à leur groupe… La violence politique est politique, et donc [plutôt que de religion ou de leurs traumatismes d’enfance] il faut leur parler de la politique française et étrangère… Et si jamais la France les attaque là-bas, ils l’attaqueront ici. C’est aussi simple que cela. »
Une histoire et un rapport à l’islam problématiques
La spécificité du terrain historique national facilite grandement le djihadisme, qui peut plus facilement prospérer, convaincre, faire sens et séduire en France qu’ailleurs en raison du rapport de la France à l’islam et à « ses » musulmans, et du syndrome colonial et postcolonial français que ce pays s’avère incapable de conjurer. La France oscille ainsi entre des agressions incessantes contre cette religion et ses pratiquants et, au mieux, un paternalisme de nature proprement coloniale qui mêle méfiance, volonté de contrôle et condescendance vis-à-vis de cette population.
Trois exemples parmi des centaines de la persistance de la vision et du traitement colonial de l’islam par nos gouvernants : 1) les multiples débats et tentatives actuelles pour façonner un « islam de France » rassurant qui serait enfin « sécurisé », un peu comme on apprivoise un chien jugé dangereux ; 2) la sélection, cooptation, promotion et instrumentalisation de « bons-musulmans-de-la-République » à la Jeannette Bougrab ou Ghaleb Bencheikh, dont la fonction est d’aider l’État dans cette entreprise en tant qu’équivalents franco-musulmans des « bons négros » des plantations, ceux que les maîtres sélectionnaient et choyaient pour contrôler et domestiquer les autres jugés dangereux ; 3) les propos aberrants de Manuel Valls sur les femmes voilées toutes « opprimées » qu’il s’agirait de « libérer » (crasse ignorance et mentalité archaïque dans la plus pure tradition de la « Mission civilisatrice » française et des cérémonies officielles de « dévoilement » des femmes à Alger).
Colonisation du monde musulman ; politique d’immigration de l’après-guerre ; massacres d’Arabes comme celui du 17 octobre 1961; parcage, exclusion et ghettoïsation de ces populations dans des bidonvilles puis des camps de transits et enfin des cités HLM ; traitement raciste, sécuritaire et colonial de l’islam et des musulmans d’alors et d’aujourd’hui…
C’est toute cette histoire spécifique à la France qui revient maintenant hanter le pays à travers ce que Benjamin Stora appellerait un « transfert de mémoires générationnelles », par lequel les fantômes du passé que la France s’est tant forcée d’oublier font retour sur le mode du retour du refoulé freudien à travers leurs descendants, leurs enfants et petits-enfants. D’abord, dans des formes pacifistes comme la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983 (la « Marche des beurs »), puis, quand cela ne marche pas, dans des formes plus virulentes et finalement violentes, des émeutes des banlieues de 2005 au Jihad 3.0 actuel.
Mais jamais, au grand jamais, la France et ses dirigeants n’entendent cela ou ne le reconnaissent, préférant simplement blâmer l’« islamisme » et une soi-disant « maladie de l’islam » qui leur permettent d’éviter de remettre en question des politiques qui engendrent elles-mêmes le mal qu’elles prétendent combattre.
Une islamophobie étatique et sociétale unique en Occident
Parmi les facteurs nationaux qui ne peuvent qu’exacerber le problème et faciliter le déploiement du djihadisme figure de façon proéminente une islamophobie d’État qui ne se retrouve nulle part ailleurs. Il suffit de comparer un François Hollande ou un Manuel Valls avec l’attitude, les propos et les politiques éclairées d’un Justin Trudeau au Canada ou d’un Sadiq Khan, le nouveau maire de Londres.
Cette islamophobie institutionnalisée est largement partagée par les castes politiques, médiatiques et intellectuelles françaises, de droite comme de gauche, mais aussi par une large partie de la population.
Oui, Daech a hélas raison : si inavouée et niée qu’elle soit, la France mène bien dans son pays une guerre contre l’islam, perçu comme un danger, guerre qui fait des ravages et ne date pas d’hier.
Véritable sport national dans lequel ce pays surpasse désormais tous les autres, l’islamophobie s’étaye sur le vieux racisme anti-Arabes. Elle s’exprime par des lois d’exception à répétition (dont la loi de mars 2004 contre les foulards islamiques dans les écoles publiques constitue le prototype), par un traitement différentialiste de l’islam et des musulmans qui viole les promesses de la laïcité républicaine, par les déclarations des dirigeants qui trahissent régulièrement leur méfiance et leur détestation de musulmans selon eux toujours trop « visibles », et par des campagnes d’interdiction à n’en plus finir visant à rendre impossible la vie des croyants et pratiquants musulmans dans ce pays ( burkinis, minarets, « mosquées cathédrales », menus scolaires alternatifs, imams et intellectuels diabolisés comme Tariq Ramadan, tout y passe).
Oui, Daech a hélas raison : si inavouée et niée qu’elle soit, la France mène bien dans son pays une guerre contre l’islam, perçu comme un danger, guerre qui fait des ravages et ne date pas d’hier.
Sécularisme, athéisme et (pseudo)laïcisme de combat
Déjà nettement plus sécularisée et athée que le reste du monde occidental (la France est de loin l’un des pays les plus athées au monde), la société française se caractérise également par une tradition politique laïque comparativement plus rigide et qui laisse moins de place aux religions (voir le débat autour de l’article de William McCants).
Plus récemment, c’est la laïcité elle-même, pourtant par essence libérale et ouverte tant dans ses lois que dans son esprit, qui s’est vue trahie, pervertie et détournée par les simili-laïcs s’en réclamant : de Badinter à Zemmour, de Valls à Copé, de Finkielkraut à Marine le Pen, on n’a de cesse de l’invoquer, mais essentiellement pour en faire une arme de guerre contre les musulmans et leur religion, ce qu’elle n’est pourtant pas, bien au contraire, puisque la loi de 1905 est censée garantir leur liberté de culte (article 1) et leur égalité de traitement avec toutes les autres religions. Or, qui osera affirmer qu’en France, l’islam est aujourd’hui traité comme le catholicisme, le protestantisme ou le judaïsme ?
Vu ce triste paysage, il ne faut donc pas s’étonner des inévitables retours de flamme et, encore moins, que de nombreux jeunes en viennent à considérer la France comme un ennemi pour lui préférer l’État islamique.
Tous ces facteurs au demeurant éclectiques sont récemment entrés en coalescence sur le territoire français, ils y ont fusionné pour produire une conjoncture fatale qui ne se retrouve nulle part ailleurs. Et c’est ce caractère totalement inédit de la situation française actuelle qui se reflète cruellement dans le spectaculaire différentiel de victimes du djihadisme 3.0 entre la France et le reste du monde occidental.
- Alain Gabon est professeur des universités et maître de conférences en Études françaises aux États-Unis. Il dirige le programme de français de l’Université Wesleyenne de Virginie et est l’auteur de nombreuses conférences et articles sur la France contemporaine et l'islam en Europe et dans le monde pour des ouvrages et revues universitaires spécialisés, des think tanks comme la Cordoba Foundation en Grande-Bretagne, et des médias grands publics comme Saphirnews ou Les cahiers de l'Islam. Un essai intitulé « Radicalisation islamiste et menace djihadiste en Occident : le double mythe » sera publié dans quelques semaines par la Cordoba Foundation.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des fleurs blanches ont été déposées devant la nouvelle façade du Bataclan, presque un an après la série d’attentats sur Paris, le 8 Novembre 2016 (Reuters).
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