Les musulmans sous le règne de Modi : le côté sombre du Premier ministre indien
En juin dernier, un tribunal spécial de la ville d’Ahmedabad, la capitale de l’État du Gujarat, dans l’ouest de l’Inde, a condamné onze personnes à la prison à perpétuité pour leur rôle dans des émeutes inter-religieuses meurtrières survenues en 2002.
Ceci, et le fait que treize autres personnes aient écopé de sentences allant jusqu’à dix ans d’emprisonnement, pourraient apparaître comme une bonne nouvelle pour les survivants du carnage du Gujarat. Toutefois, beaucoup ont le sentiment que justice n’a pas été rendue.
Pas un seul politicien ou fonctionnaire n’a été mis derrière les barreaux, et aucun blâme n’a été formulé à l’encontre de la personnalité de premier plan que de nombreux musulmans tiennent pour responsable du massacre : le Premier ministre de l’Inde Narendra Modi.
Aujourd’hui, le dirigeant de l’Inde, âgé de 56 ans, aime se présenter comme un modéré dont le programme politique favorable au commerce est une bénédiction pour tous les Indiens.
Son apparence joue en sa faveur : avec sa barbe nettement taillée et son sourire parfait, il a l’air de l’oncle préféré de tout un chacun. Cependant, derrière la surface enjôleuse se cache un sombre passé.
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Membre de longue date du parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party (BJP), Modi était ministre en chef du Gujarat à l’époque des émeutes qui donnèrent lieu aux pires violences sectaires depuis la partition de 1947 qui créa l’État indien, à majorité hindoue, et son équivalent musulman, le Pakistan.
Les émeutes ont commencé le 28 février 2002, au lendemain de l’incendie d’un train – dont des musulmans furent accusés – qui causa la mort de 58 pèlerins hindous. Les hindous se livrèrent alors pendant trois jours à un déchaînement de violence à travers l’État. Selon les estimations, 2 000 musulmans furent massacrés et brulés vifs, et des dizaines de milliers d’autres perdirent leurs foyers et moyens de subsistance. De très nombreux viols et actes de mutilation et de torture furent perpétrés.
Narendra Modi a toujours soutenu qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour contenir ce qu’il appelle une éruption de violence spontanée. Cependant, de nombreux rapports et témoignages esquissent un tableau bien plus sinistre : la violence aurait été orchestrée par des groupes nationalistes hindous, et les autorités de l’État dominées par le BJP de Modi auraient joué un rôle de support avant, pendant et après le massacre.
Par exemple, immédiatement après l’incendie du train, Modi n’a rien fait pour apaiser les tensions croissantes. Au contraire, il a jeté de l’huile sur le feu en déclarant que l’incident était une « attaque terroriste préméditée », bien qu’il n’y eût aucune preuve pour étayer ces accusations. Il exposa les 58 corps calcinés au public à Ahmedabad.
Ce même soir, il organisa une réunion à sa résidence avec plusieurs ministres du BJP, des officiers de police et des militants et politiciens hindous. Plus tard, Haren Pandya, ancien ministre de l’Intérieur du Gujarati aujourd’hui décédé, ainsi qu’un inspecteur de police révélèrent que Modi avait dit à la police du Gujarati de ne pas s’opposer à la « violente réaction hindoue » à venir.
Pandya a été assassiné par des individus non identifiés en 2003. Plusieurs fonctionnaires, sous couvert d’anonymat, ont témoigné qu’au cours des émeutes, deux des ministres de Modi étaient présents au QG de la police d’Ahmedabad, et qu’un troisième avait été vu au siège de l’État.
Le fait est que la police du Gujarat, à de très rares exceptions près, n’a pas interféré au cours de ces trois jours de violence. Un rapport de Human Rights Watch (HRW) consacré à cette affaire porte le titre révélateur de « We have no order to save you » (Nous n’avons pas l’ordre de vous sauver), une réponse souvent entendue par ceux qui ont appelé la police.
Tandis que la police restait là sans rien faire, des activistes hindous ont été mobilisés et amenés sur les lieux par camion. Vêtus de leur habituels uniformes kaki, ils étaient armés d’épées, de trishula (tridents), de bouteilles d’essence et de gaz, et avaient sur eux des listes électorales indiquant les résidences et propriétés des hindous et musulmans respectivement.
Après ce calvaire de trois jours, les autorités ont tout fait pour cacher la vérité. Des témoins ont été intimidés, des preuves ont disparu. Les enquêteurs, procureurs et juges travaillant sur l’affaire avaient souvent des liens avec les autorités. Les plaignants ont essayé de faire instruire leur cas en dehors de l’État du Gujarat, en vain.
Si ce n’était pour le superbe travail journalistique et les reportages en caméra cachée de Tehelka Magazine, une grande partie de la tragédie et de la façon dont elle s’est déroulée serait dissimulée aujourd’hui encore. Les détails de la tuerie et la haine intense perceptible dans les interviews de certains de ses auteurs sont difficiles à entendre et encore plus à comprendre.
Selon l’analyste politique français Christophe Jaffrelot, qui a étudié en profondeur l’essor du nationalisme hindou : « La violence dans le Gujarat, en raison de son étendue géographique et de son insupportable intensité, marque en fait le premier exemple de nettoyage ethnique ciblant les musulmans depuis la partition de l’Inde en 1947 : le but n’était pas seulement de piller et détruire des propriétés privées, bien que de tels événements se soient également produits, mais bel et bien d’assassiner et de chasser ceux qui sont perçus comme des intrus. »
Le terme d’« intrus » est crucial pour saisir la cruauté révoltante qui s’est manifestée pendant les émeutes et nous mène tout droit au cœur de l’« Hindutva » : l’idéologie de droite qui a pour objectif de mettre un terme à l’État indien laïc en établissant une hégémonie hindoue.
S’inspirant de l’idéal du XIXe siècle d’une nation, un peuple, une culture, les nationalistes hindous perçoivent l’Inde comme étant avant tout le Hindustan, la patrie naturelle des hindous, le peuple d’origine du pays. Alors que les hindous vivent dans le subcontinent depuis des temps immémoriaux, les musulmans d’Inde sont des descendants d’envahisseurs étrangers ou, au mieux, des hindous qui se convertirent à l’islam.
« La recherche sur les émeutes communautaires en Inde après 1947 suggère que celles-ci puisent leur origine en large mesure dans une idée déformée – idéologie – de l’Autre », écrit Jaffrelot. « Et les partis nationalistes hindous, qui ont codifié ce modèle idéologique, l’emploient à des fins électorales. »
Avant les émeutes, le BJP au pouvoir avait perdu beaucoup du soutien populaire dont il jouissait auparavant, étant critiqué pour sa réponse face au tremblement de terre de janvier 2001 qui avait causé la mort de 20 000 personnes et détruit plus de 300 000 habitations. C’est pour apaiser la crise que le leadership du parti national avait, en octobre 2001, envoyé Modi remplacer Keshubhai Patel, dont l’état de santé empirait, au poste de ministre en chef.
Après s’être occupé de l’incendie du train et des émeutes, Modi a mené avec succès une campagne électorale imprégnée de rhétorique anti-musulmans. En décembre 2002, le BJP a gagné les élections du Gujurat en remportant les deux tiers des scrutins. Le parti est au pouvoir depuis lors. Modi est resté ministre en chef jusqu’au 26 mai 2014, date à laquelle il a été investi dans ses fonctions de 14e Premier ministre de l’Inde, dirigeant un gouvernement BJP soutenu par une majorité absolue au Parlement
En dépit d’efforts acharnés pour se présenter comme un homme d’État modéré, il est difficile d’oublier la véritable nature et le passé problématique de Narendra Modi. Fils d’un simple vendeur de thé, Modi est membre du puissant Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) depuis son enfance.
Le RSS est une organisation qui regroupe des dizaines de groupes nationalistes hindous, dont le BJP. Il possède sa propre branche paramilitaire et dirige un réseau d’écoles à travers le pays. Les membres du RSS se rassemblent régulièrement pour s’entraîner à divers arts martiaux et écouter des leçons d’histoire célébrant le glorieux passé hindou de l’Inde.
À cette occasion, ils revêtent cette même tenue kaki qui était si visible lors des émeutes de 2002 dans le Gujarat.
Si Modi ne sera probablement jamais poursuivi en justice, il restera lié pour toujours à certaines des heures les plus sombres qu’ait connues l’Inde depuis l’indépendance.
- Peter Speetjens est un journaliste néerlandais qui réside à Sao Paolo, au Brésil. Il a vécu plus de vingt ans à Beyrouth, où il a été correspondant de presse pour le quotidien néerlandais Trouw et le quotidien belge néerlandophone De Standaard. Il a travaillé plus particulièrement sur le rôle qu’ont joué les auteurs/voyageurs du XIXe siècle dans la conception actuelle du Moyen-Orient par l’Occident. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @PeterFromBeirut
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le Premier ministre indien Narendra Modi s’adresse à la foule lors d’une réunion nationale du Bharatiya Janata Party (BJP) à Allahabad le 13 juin 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original).
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