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Sauver la Libye, quartier après quartier

Alors que le territoire contrôlé par l’État islamique en Libye se rétrécit, les États-Unis et l’UE seront tentés d’abandonner l’engagement diplomatique, mais ils ne le doivent pas

La semaine dernière, les États-Unis ont commencé à lancer des frappes aériennes en Libye. Si la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens, il est important d’examiner non seulement quelle guerre les États-Unis et les autres pays mènent en Libye, mais aussi ce que leur politique est et devrait être.

Les Américains et Européens ont été profondément engagés dans le processus diplomatique qui a entraîné la création du Gouvernement d’entente nationale (GEN), qui siège désormais à Tripoli. C’est ce gouvernement, dirigé par Fayez al-Sarraj, qui a demandé les frappes américaines.

L’action conjointe américano-européenne a poussé la Russie et les puissances régionales – en premier lieu l’Égypte et les Émirats arabes unis – à s’engager à étendre leur soutien au GEN, même si leur cœur, leur portefeuille et leurs stocks d’armes se trouvent du côté du gouvernement rival, installé à Tobrouk. Les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Italie mènent en outre des négociations avec les puissances régionales afin de faire en sorte que le général Khalifa Haftar officie pour le GEN.

Les Américains, en étroite coopération avec le Royaume-Uni et l’UE, ont joué un rôle crucial dans la mise en œuvre d’une série de mesures économiques qui ont contribué à la désescalade du conflit en Libye et à faire avancer les parties vers un accord. Ils ont par exemple contribué à préserver l’indépendance des principales institutions économiques libyennes et à les éloigner du schisme entre les différents gouvernements libyens, avant de pousser les institutions à soutenir le GEN suite à sa formation.

Chose peut-être plus importante encore, les États-Unis ont été à l’avant-garde des efforts visant à faire en sorte que seul le gouvernement central libyen puisse vendre du pétrole en parvenant à décourager toute tentative de division du pays.

L’intervention militaire

S’est ensuivi l’engagement militaire. Le fait nouveau sur les bombardements américains actuels est que ces derniers font partie d’une campagne coordonnée – qui durera 30 jours selon Obama – au lieu d’être des frappes isolées. Elles sont lancées et seront lancées à la demande du gouvernement libyen reconnu, et sont par conséquent conformes à la résolution 2259 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui stipule qu’aucun État membre ne peut intervenir contre le groupe État islamique en Libye sans en avoir reçu la demande par le gouvernement reconnu.

Toutefois, cette semaine ne marque pas le premier engagement actif des États-Unis en Libye. Des frappes aériennes et même des enlèvements de djihadistes en Libye ont eu lieu presque deux fois par an depuis 2013. Selon le Washington Post, les forces spéciales américaines sont sur le terrain depuis au moins fin 2015, à la fois à Misrata et à Benghazi.

Des forces spéciales européennes seraient également présentes dans les deux villes ; la mort récente de trois agents français lors de combats aux côtés du général Khalifa Haftar, rival de ce même GEN que la France a contribué à créer, a notamment suscité de nombreuses protestations en Libye.

Jusqu’à présent, les frappes des États-Unis n’ont pas créé de niveau comparable d’indignation populaire, en dehors de reproches largement attendus de la part des deux camps qui ne soutiennent pas le GEN en Libye – le gouvernement rival à Tobrouk et les partisans de la ligne dure à Tripoli représentés par le mufti al-Ghariani.

Toute intervention occidentale en Libye pourrait être instrumentalisée par les opposants au gouvernement d’unité. Ce sont ces mêmes dirigeants qui acceptent le soutien politique et les livraisons massives en provenance de puissances régionales, en violation de l’embargo existant sur les armes imposé par l’ONU.

Peu de Libyens verseront des larmes si les frappes des États-Unis à Syrte touchent l’État islamique, une organisation qui a lamentablement échoué à gagner les cœurs et les esprits des Libyens. Cependant, le tableau pourrait se dégrader si les États-Unis finissaient par tuer l’un des quelques civils à Syrte qui n’ont pas déjà été déplacés.

Les semaines à venir nous diront s’il s’agissait du bon choix d’un point de vue militaire. La zone contrôlée par l’État islamique en Libye a déjà rétréci au cours des derniers mois, passant de 9 000 kilomètres carrés en mai à moins de 20 aujourd’hui. Cette évolution justifie ceux qui soutiennent que l’appropriation par la Libye de la lutte contre les extrémistes est cruciale pour parvenir à la victoire.

Contrairement à de nombreuses autres interventions américaines dans la région au cours des deux dernières décennies, les Américains – et les Européens – répondent aujourd’hui à une requête locale au lieu d’intervenir « avant qu’il ne soit trop tard » puis de chercher à attirer des partenaires locaux après le début des combats.

Mais la seule force militaire ne peut résoudre tous les problèmes de la Libye. Les États-Unis et les Européens devraient désormais travailler sur une stratégie politique parallèle en se concentrant sur trois priorités.

Le renforcement du GEN

La première priorité est de renforcer le GEN. Malgré tous les efforts diplomatiques, il est peu probable qu’Haftar, qui contrôle effectivement le gouvernement à Tobrouk et el-Beïda, accepte d’officier sous un gouvernement civil effectif. Ses mécènes régionaux en Égypte et aux Émirats arabes unis sont peu susceptibles d’accepter un gouvernement d’union qui comprenne quoi que ce soit d’« islamiste ». Cela signifie qu’il n’y aurait pas de gouvernement d’union, ni, très probablement, de gouvernement opérant depuis Tripoli.

La porte pour Haftar et ses partisans doit toujours rester ouverte, mais ces derniers ne doivent pas être autorisés à tenir la légitimité du GEN en otage uniquement parce qu’ils contrôlent physiquement la Chambre des représentants à Tobrouk, l’organe qui est censé accorder le vote de confiance au GEN, mais qui a refusé de le faire depuis début février. Jusqu’à présent, la stratégie d’Haftar a consisté à tuer le Parlement plutôt qu’à le laisser approuver un gouvernement d’union qui pourrait le renvoyer ou le marginaliser.

Le GEN est censé être un gouvernement intérimaire chargé de mener le pays vers de nouvelles élections. Mais dans le même temps, les Libyens méritent d’avoir un organe représentatif provisoire et, si la Chambre des représentants n’est pas fonctionnelle, une solution temporaire pourrait être de demander aux municipalités de désigner leurs représentants pour un organe national qui, avec le Dialogue politique (les délégations qui ont signé l’accord soutenu par l’ONU), demanderait des comptes au GEN. Parmi ces représentants pourraient figurer des membres actuels de la Chambre des représentants, des maires ainsi que des chefs tribaux et sociaux.

C’est au niveau local qu’ont résidé les meilleurs moteurs de la paix en Libye au cours des dernières années. Leur autonomisation est essentielle pour assurer la stabilité et faciliter la coordination entre les autorités locales et centrales. Cet organe n’aurait pas besoin d’être officiel pour jouir d’une légitimité politique. En Tunisie, le Quartet ainsi que les différentes « instances » (des commissions de dialogue officieuses qui ont également eu un impact politique) n’ont pas toujours joui d’une reconnaissance officielle, mais ont eu une influence déterminante en raison des acteurs qu’ils représentaient.

Ce nouvel organe libyen ne serait pas législatif. Seule la Chambre des représentants peut jouer ce rôle si celle-ci revient à la vie ; toutefois, le nouvel organe pourrait demander des comptes au gouvernement et coordonner les efforts pour relancer les services publics et résoudre la crise économique, les deux questions sur lesquelles la vie du GEN repose en fin de compte.

Les Américains et les Européens devraient apporter leur soutien à ce projet ou à des variations de celui-ci s’il est accepté par les municipalités libyennes et le GEN.

La désescalade

En second lieu, tout en veillant à ce que le gouvernement d’union fonctionne efficacement et jouisse d’une légitimité politique bien que non juridique dans les zones sous son contrôle, l’Occident devrait faire en sorte que le conflit dans les autres régions du pays ne dégénère pas, donnant lieu à des troubles et à des combats dans les autres parties de la Libye. À cet égard, la ville de Benghazi est cruciale, dans la mesure où presque toutes les grandes villes en Libye présentent une communauté originaire de Benghazi ou des connexions avec la ville.

Alors que l’ouest de la Libye a connu une tendance croissante à la désescalade locale, Benghazi semble échapper à tout contrôle. En menant une offensive de médiation diplomatique et locale à Benghazi, les Américains et les Européens pourraient se servir de l’exemple de l’accord récemment conclu entre les tribus du sud de la Libye et négocié par la communauté de Sant’Egidio. Avec cet accord, les parties ont accepté le dialogue et la cessation des hostilités en échange d’une aide humanitaire tant nécessaire. Un appel humanitaire a été proposé par 70 habitants influents de Benghazi. Cette cause doit être épousée.

Syrte, le jour d’après

Enfin, l’expérience occidentale en Irak montre les dangers d’une attitude de libérateurs arrogants, lorsque ceux qui conquièrent les villes reprises à l’État islamique ou à d’autres groupes djihadistes ne parviennent pas à répondre aux troubles et au sentiment d’exclusion au sein de la population locale.

Misrata a engagé beaucoup de ressources et perdu des centaines d’hommes pour libérer Syrte, mais devrait être récompensée par le renforcement du GEN, dont elle est la principale partie prenante. Syrte devrait être remise aux autorités locales et un accord de travail visant à assurer la réconciliation et la sécurité devrait être conclu avant que l’État islamique ne quitte la ville.

En fin de compte, les Américains, les Européens et les Libyens doivent éviter la complaisance. L’idée que la Libye n’a plus besoin d’un engagement diplomatique élevé et d’une stratégie politique pour se stabiliser – un fantasme qui deviendra plus fort à mesure que l’emprise territoriale de l’État islamique continuera de rétrécir – est malavisée.

Les efforts futurs devront se concentrer beaucoup plus au niveau local : ils devraient viser à sauver les Libyens de la violence ville après ville, même parfois quartier après quartier.

- Mattia Toaldo est chargé de recherche principal au Conseil européen des affaires étrangères

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des Libyens se détendent sur la plage de Tripoli, capitale libyenne, le 14 juillet 2016 (AFP)

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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