Alger sur tous les fronts pour la Libye
ALGER – En décidant de suspendre les vols entre Alger et Tripoli et en s’alarmant officiellement « du flux massif et inhabituel de ressortissants marocains à destination de la Libye » de passage sur son territoire, l’Algérie a rappelé cette semaine combien le dossier libyen était pour elle un motif d’inquiétudes.
Des inquiétudes dont elle a fait part à Fayez el-Sarraj, le Premier ministre libyen désigné pour composer un nouveau gouvernement d’union nationale d’ici à dix jours, en visite lundi à Alger pour rencontrer son homologue Abdelmalek Sellal et le président Bouteflika.
Pour le Président du conseil présidentiel de Libye, il s’agissait d’un passage plus ou moins obligé. Car Alger s’est affirmée au fil des réunions avec les Libyens, et à la faveur d’autres dossiers comme celui de la crise au nord du Mali, comme une médiatrice incontournable.
Il y a un peu moins d’un an, Abdelkader Messahel, ministre délégué chargé des Affaires maghrébines et africaines, avait déclaré qu’« environ 200 personnalités libyennes » s’étaient déjà « secrètement réunies en Algérie ». Depuis Tripoli où il travaille pour l’agence de presse Anadolu, le journaliste Seif Eddine Trabelsi, contacté par Middle East Eye, admet que l’influence des Algériens est réelle : « Ils sont capables d’imposer un accord à n’importe quel groupe. Et quand ils demandent à ce que tout le monde soit assis autour d'une table, ils obtiennent gain de cause. »
Il faut dire que l’enjeu est immense, les deux pays partageant presque 1000 kilomètres de frontières communes. Le 20 janvier dernier, les Affaires étrangères algériennes avaient salué avec empressement la formation d’un nouveau gouvernement d’union nationale, « une avancée significative de nature à préserver l’unité nationale ».
« En politique étrangère, l’implication des États - dans ce cas de l’Algérie mais aussi de l’Égypte ou de la Tunisie - est en grande partie déterminée par la géographie », rappelle l’ancien ambassadeur algérien Abdelaziz Rahabi à MEE.
« C’est toute la différence entre le reste du monde et l’Algérie : nous sommes en faveur d’un accord politique entre toutes les parties parce que nous en serons les premiers bénéficiaires. Nous sommes les premiers à avoir besoin d’une Libye forte. »
Les multiples relations de l'Algérie
Et pour y parvenir, Alger peut compter sur plusieurs atouts. En premier lieu, la Libye est un terrain qu’elle connaît bien. De l’époque où il y exerça en tant qu’attaché militaire, dans les années 70, le général Mohamed Lamine Mediene, alias Toufik, ex-patron du DRS, « a gardé de très bonnes relations à la fois avec les pro-Kadhafi et avec les opposants du leader déchu », rappelle à MEE un officier des renseignements pour qui ce réseau est encore aujourd’hui très utile « même si le pouvoir de décision ne lui appartient pas ».
« En réalité, l’Algérie a entretenu de très bonnes relations avec la Libye dès la guerre de libération (1956-1962) », relativise Abdelaziz Rahabi. « Notre voisin a servi de base logistique pour l’armement de l’est algérien. Certaines personnalités féodales entretenaient des liens avec les révolutionnaires. En grande partie parce que le roi Idriss Senoussi (roi de Libye de 1951 à 1969) était d’origine algérienne (par son grand-père, Mohammed ben Ali El-Senoussi, né près de Mostaganem). Et puis les familles touarègues des deux côtés des frontières ont toujours été entremêlées. » Si bien que les Algériens sont les seuls à pouvoir intervenir pour apaiser les tensions lors des affrontements entre les milices touarègues et les milices toubous dans le sud de la Libye.
L’Algérie a ensuite cultivé d’autres réseaux avec les groupes islamistes et certaines figures comme l’ancien chef rebelle Abdelhakim Belhadj. « Le leader du parti tunisien Ennahda, Rached Ghannouchi, un ami de l’Algérie où il s’était exilé à la fin des années 80, aide beaucoup Alger pour les contacts », croit savoir un diplomate étranger en poste à Alger. « L’objectif inavoué, soutenu par le Qatar et la Turquie, serait d’affaiblir les groupes extrémistes en appuyant le rôle des Frères musulmans et des groupes salafistes non djihadistes. »
Tranchée de plus de 160 km
En parallèle des concertations politiques, l’Algérie mobilise aussi son armée : depuis trois ans, entre 30 000 et 40 000 soldats sont maintenus au long de la frontière Est, avec la Tunisie et la Libye. « Il y a un an, nos moyens ont été renforcés notamment en blindés, en chars et en avions de chasse », témoigne à MEE un cadre de l’Armée nationale populaire qui concède aussi : « cette politique nous coûte cher en hommes et en usure du matériel. Si dans cinq ans la situation ne s’est pas améliorée, alors il faudra repenser notre stratégie. »
Craignant aussi que la fermeture de la liaison aérienne entre Alger et Tripoli n’incite les candidats marocains au djihad à traverser la frontière terrestre par l’ouest, malgré sa fermeture (décidée en 1994 après que les services secrets marocains ont accusé les Algériens d’être responsables d’un attentat à Marrakech), l’Algérie a renforcé cette semaine la présence des services de renseignements sur place, envoyé de nouveaux hélicoptères de surveillance et accéléré les travaux pour que la tranchée de plus de 160 km entre les deux pays, entamée il y a un peu plus d’un an, soit finie au plus vite.
Face à la pression américaine pour une intervention militaire en Libye, Alger, par principe opposée à toute ingérence étrangère, répète à l’envi que l’option du dialogue politique est « à privilégier ».
« Nous avons des discussions sur ce sujet », témoigne un proche du dossier à MEE. « Si jamais la situation s’aggrave, c’est à dire si jamais les combattants de l’EI s’approchent de la frontière tunisienne ou algérienne, nous pourrions intervenir. » Un cadre de l’armée ajoute : « Le chef d’état-major et vice-ministre de la Défense ne s’y oppose pas mais l’armée lui fait pour l’instant barrage. »
Un certain respect
La seule erreur de parcours, aux yeux d’Abdelaziz Rahabi, reste « la mauvaise perception de la nouvelle réalité libyenne » à la chute du guide libyen. « Les forces politiques émergentes ne sont pas particulièrement proches de l’Algérie et nous avons perdu la sympathie des Libyens. Nous payons notre entêtement à soutenir Kadhafi jusqu’à la dernière minute et à avoir accueilli Aïcha, sa fille. » L’épouse de Mouammar Kadhafi, Safia, sa fille Aïcha, ses fils Hannibal et Mohamed, accompagnés de leurs enfants, s’étaient réfugiés en Algérie avec l’aide des autorités en août 2011.
« Le Conseil national de transition (créé en 2011 pour combattre le régime de Kadhafi) a toujours accusé l’Algérie d’être pro-Kadhafi mais c’est faux ! », s’emporte un cadre des Affaires étrangères. « Alger n’était pas plus pro-Kadhafi qu’elle n’était contre le démantèlement de la Libye. Et aujourd’hui, tout le monde, de l’Union européenne aux États-Unis en passant par l’Égypte qui, au départ, s’était prononcée en faveur de la partition, est d’accord pour trouver une solution politique, préserver l’intégrité territoriale du pays et sa souveraineté. En résumé, la position de l’Algérie depuis le début. »
À Tripoli, la journaliste Maryline Dumas, contactée par MEE, est également moins sévère : « Certains acceptent l’accord de l’ONU et laissent entendre qu’une médiation menée à l’étranger avec une tierce partie est la bonne solution. D’autres estiment qu’ils n’ont pas besoin d’ingérence étrangère et qu’ils peuvent régler le problème entre eux. De façon générale, je pense qu’il y a un certain respect pour l’Algérie qui est restée neutre. Les Libyens savent aussi que, quoi que disent l’Algérie, aucun plan militaire ne se cache derrière et ça, c’est un point positif. »
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