Turquie : dans les coulisses de Cumhuriyet, un quotidien sous pression
ISTANBUL, Turquie – Le nom historique Cumhuriyet apparaît en lettres rouges sur la façade. Depuis la rue pourtant, impossible de l’apercevoir. Le bâtiment est barricadé. Il faut passer un premier point de contrôle avant de pouvoir accéder à la petite cour, puis un deuxième pour entrer dans l’immeuble. Autant de précautions nécessaires depuis que le journal a reproduit quatre pages d’une édition de Charlie Hebdo en 2015, dont la Une représentait le prophète Mohammed.
« Mon bureau a deux fenêtres : l’une donne sur un cimetière, l’autre sur le palais de justice. Ce sont les lieux les plus visités par les journalistes turcs », disait en 2015 Can Dündar l’ancien rédacteur en chef aujourd’hui exilé en Allemagne.
Aujourd’hui, une partie de la rédaction travaille sous protection policière, l’autre croupit derrière les barreaux. Au deuxième étage, le cliquetis des claviers se mélange aux paroles du journal diffusé à la télévision. La rédaction du site internet s’affaire comme toujours à publier les articles en ligne.
Quelques étages plus haut, au fond d’une immense pièce quasiment vide, Aydın Engin travaille à son bureau. Préoccupé – le procès de ses collègues a lieu le lendemain – il fume ses cigarettes dans un rythme presque aussi incessant que les coups de téléphone.
Éminent éditorialiste du journal, il résume sa biographie en quelques chiffres : 76 ans dont 47 ans de journalisme, treize années en tant qu’éditorialiste du journal. Il a vécu et couvert trois coup d’État en Turquie et s’est exilé douze ans en Allemagne avec sa femme. « J’étais chauffeur de taxi là-bas pendant six ans », se souvient-il, amusé.
Difficile pourtant d’imaginer ce petit homme charismatique au volant d’une voiture crème, s’exprimant, selon lui, « dans un allemand jargonneux et vulgaire ». Unique point commun : des journées toujours à 100 à l’heure.
De sa carrière de journaliste, il ne compte plus les années d’emprisonnement ni les procès à son encontre. Le dernier en date était il y a tout juste un an. « J’ai été arrêté et placé en garde à vue pendant cinq jours avant d’être relâché et placé en liberté conditionnelle. On m’accuse de faire la propagande de trois organisations terroristes armées », explique-t-il à Middle East Eye.
« C’est la solidarité qui nous aide à tenir »
- Aydın Engin, patron du journal et rédacteur en chef
Sa liberté toute relative retrouvée, il en profite pour se remettre au travail. Et devient, par la force des choses, le directeur du journal par intérim. Alors, à la première question de l’entretien – Comment allez-vous ? –, il y a tant à dire que la réponse s’éternise. « Quatre de nos collègues sont toujours en prison. Deux d’entre eux sont des figures clés puisqu’il s’agit du patron du journal et du rédacteur en chef, Murat Sabuncu et Akın Atalay. La responsabilité du journal m’est tombée dessus. Depuis, je cumule la charge de travail des deux postes. C’est épuisant », confie-t-il avant d’être interrompu par un énième coup de téléphone.
C’est une visite surprise. L’équipe de PEN International – association internationale d’écrivains pour la promotion de la liberté d’expression et de la littérature créée en 1921 – est arrivée à Istanbul pour assister au procès. « C’est la solidarité qui nous aide à tenir », glisse-t-il avant de s’éclipser.
Jusqu’à 43 ans de prison
20 membres du journal sont sous le coup de la justice. Ils sont accusés par Ankara d’avoir aidé trois « organisations terroristes armées », à savoir : les membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un groupuscule d’extrême gauche, le DHKP-C, et le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen appelé FETÖ (Organisation terroriste de Fethullah Gülen) par Ankara.
À LIRE : Qui est Fethullah Gülen ?
« C’est un oxymore ! », s’exclame Aydın Engin qui n’a pas manqué de donner une petite leçon de figure de style au procureur lors de son procès. « Il ne connaissait pas le terme. Je lui ai donc expliqué : c’est comme parler de glace chaude… On ne peut pas nous accuser de faire la propagande d’organisations qui se font la guerre entre elles ! ».
Aydın Engin ne s’en cache pas, il est las de ces procès ubuesques. « De toute façon, le procureur ne m’écoutait pas. Il était occupé à regarder son téléphone. »
Les accusés risquent jusqu’à 43 ans de prison. Une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Canan Coşkun, la trentaine, en sait quelque chose. Préposée au service justice du journal depuis plusieurs années, les rendez-vous au tribunal ont désormais un goût amer.
« Nous assistons aux procès pour écrire des articles mais aussi pour apercevoir nos collègues. Nous ne les avons vus que quatre fois en un an »
- Canan Coşkun, préposée au service justice du journal
« C’est un sentiment étrange », confie la jeune femme à MEE. « Nous assistons aux procès pour écrire des articles mais aussi pour apercevoir nos collègues. Nous ne les avons vus que quatre fois en un an. C’est un double combat : celui pour leur relaxe mais plus largement pour la liberté d’expression en Turquie. »
Tout un combat auquel viennent s’ajouter des difficultés économiques. En plus d’être le plus ancien quotidien de Turquie, Cumhuriyet est aussi deux fois plus cher que les autres quotidiens.
« Depuis les arrestations, les annonceurs boycottent le journal. Certains ont été menacés pour avoir continué à placer des publicités. Nous continuons d’exister grâce à nos lecteurs mais nous avons besoin de fonds pour tenir sur la longueur », explique le directeur du journal.
Continuer à faire vivre le journal
Affaiblie mais loin d’être résignée, la rédaction se démène pour continuer à décrypter l’actualité. Il est 16h. La troisième réunion de la journée commence. Les rédacteurs en chef se retrouvent pour décider de la Une du lendemain. Sans leurs collègues, des chaises restent vides. À commencer par celle d’Akın Atalay.
Au centre de la table, une feuille au format A3 sur laquelle se dessinera au fur et à mesure la Une du prochain journal. Hakan Akarsu est aux commandes. Muni d’une règle et d’un crayon de bois, il trace les colonnes. « Je laisse un encart en haut à droite du journal pour le mot de soutien à nos collègues toujours en prison », précise-t-il.
Depuis un an, les photos des journalistes emprisonnés sont quotidiennement affichées en Une du journal, accompagnées d’un décompte du nombre de jours de détention. « Quand ils étaient encore tous en prison, nous laissions également des colonnes blanches à l’intérieur du journal, là où nos collaborateurs auraient dû écrire leurs chroniques », poursuit-il. « C’est une initiative nécessaire mais extrêmement douloureuse. Je travaille à Cumhuriyet depuis 1989. Nous avons vécu d’autres moments difficiles mais cette fois-ci, c’est encore plus brutal », confie-t-il à MEE.
Autour de la table, la moitié des éditeurs sont en poste depuis un an à peine. Faruk Eren travaillait pour la chaîne de télévision IMC avant qu’elle ne soit fermée par décret en septembre 2016.
« Nous travaillons parfois dans la peur mais c’est un sentiment auquel on s’habitue finalement »
- Faruk Eren, journaliste
« La principale agence de presse turque est l’agence Anadolu [une agence de presse pro-gouvernementale] et elle nous refuse l’accès à leurs souscriptions. Nous sommes aussi blacklistés lors de certaines conférences de presse. Nous persistons malgré cela. Nous travaillons parfois dans la peur mais c’est un sentiment auquel on s’habitue finalement. »
Menaces extérieures, présence policière, comment, alors, continuer à écrire sans peur de représailles ? L’autocensure est un terme qu’ils se refusent tous à employer. « Nous avons appris à jongler avec les mots », résume Aydın Engin, un sourire en coin. « Nous devons y réfléchir à deux ou trois fois avant d’employer certains termes », concède Bülent Özdoğan, le directeur de la rédaction, « mais je ne parlerais pas d’autocensure car nous continuons à traiter tous types de sujets ».
Nazan Özcan est la seule femme autour de la table. Arrivée au journal deux mois avant les opérations policières, elle a très vite dû apprendre à s’organiser sans la présence de sa hiérarchie. « Ce que l’on fait n’a rien d’héroïque. Il faut simplement éviter de penser à ce qui pourrait nous arriver. Sinon personne ne viendrait plus travailler. » Elle marque une pause et ajoute avec aplomb : « De toute façon, Cumhuriyet est une institution enracinée. Même s’ils nous arrêtent tous, le journal continuera à sortir. »
Le journal a été créé conjointement avec la République de Turquie en 1923. Devenu le fer de lance du combat pour la laïcité, c’est l’un des seuls journaux d’opposition encore indépendant car détenu par une fondation.
« 70% des médias turcs sont détenus par des organes politiques. Les autres sont des médias ‘’stériles’’ »
- Aydın Engin, patron du journal et rédacteur en chef
Le regard d’Aydın Engin se noircit. « 70% des médias turcs sont détenus par des organes politiques. Les autres sont des médias ‘’stériles’’, qui ne prennent plus de risques par peur de la répression. Mais on ne réduira pas Cumhuriyet au silence. »
Aussitôt remis en liberté, les membres du journal réinvestissent l’espace. Aussi n’est-il pas surprenant de croiser dans les couloirs les plus grandes plumes de Turquie : Turhan Günay, rédacteur en chef du supplément sur les livres ou encore Güray Öz, écrivain et journaliste.
Mise en abyme improvisée ce jour-là, ce sont eux que l’on retrouve affichés sur toutes les portes, sur une photo souvenir prise au moment de leur incarcération. Comme un mauvais « Où est Charlie ? », « Saurez-vous nous retrouver sur la photo ? », lance l’un des avocats du journal Bülent Utku, membre de la Fondation Cumhuriyet, en liberté conditionnelle depuis l’été dernier.
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« Notre métier n'est pas de faire plaisir […] il est de porter la plume dans la plaie », écrivait Albert Londres, célèbre journaliste 1884-1932. Cette phrase aurait eu toute sa place sur les murs du journal. Plus qu’une citation, c’est une devise lorsqu’il est question de Cumhuriyet.
À l’interrogation, faussement naïve, « comment allez-vous ? », Aydın Engin a promis de répondre un jovial « Ça va très bien » dès lors que ses collègues seront libérés. Il faudra patienter. Le 31 octobre dernier, le procureur a exigé le maintien en détention de Murat Sabuncu, Akın Atalay, Emre Iper et Ahmet Şık. Le rendez-vous est fixé au prochain procès, les 25 et 26 décembre prochains.
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