Derrière une façade de progrès, les agressions sexuelles sont monnaie courante en Tunisie
Sarah sentit son estomac se nouer lorsqu'elle entendit le verrou de la porte. Toute cette situation lui semblait anormale. Son conseiller universitaire, un homme dont elle fut proche pendant de nombreuses années, dans le cadre de ses études en littérature anglaise, semblait être un homme affable, s’entendant bien avec ses étudiants. Tout cela changea dès que la porte fut fermée et que son conseiller, âgé d'une soixantaine d'années, lui demanda de s'asseoir. Elle lui expliqua qu'elle préférait sortir et parler de sa thèse dans un café, comme cela devait être le cas, mais il insista pour qu'elle reste.
Dès qu'elle fut assise sur la chaise, il vint derrière elle, saisit sa nuque et ses cheveux et lui dit qu'elle « avait le parfum le plus enivrant qu'il n'ait jamais senti ». Sarah était paralysée. L'homme, qu'elle connaissait depuis si longtemps et qui était également un ami de la famille, était désormais en train de la violenter. Les larmes coulaient le long de ses joues, et alors qu'elle était incapable de bouger, elle parvint à le supplier, « Je vous en supplie, laissez-moi partir ».
Il la menaça, « Tu sais que ton avenir tout entier est entre mes mains ». Sarah ne savait pas quoi faire. Son instinct la conduisit vers la porte, mais en vain, dans la mesure où il avait verrouillé la porte de l'intérieur. Son visage se reflétait dans un miroir, situé à proximité de la porte. Ses lèvres esquissaient un sourire, alors que ses yeux, dans lesquels on pouvait lire toute sa malveillance, se posèrent sur elle. Il sortit alors une clé de sa porte, « C'est cela que tu cherches ? ».
Il la poussa alors violemment contre la porte, saisissant son visage et l'obligeant à presser ses lèvres contre les siennes. À cet instant, s'échapper était la seule chose que souhaitait Sarah. Elle le repoussa de toutes ses forces et il tomba. Elle lui posa alors un ultimatum, pressant son coude contre la partie vitrée de sa porte d'entrée : « soit vous ouvrez cette porte, soit je casse cette vitre et je hurle jusqu'à ce que quelqu'un arrive ». Le conseiller ouvrit la porte. Sarah prit ses affaires et, alors qu'elle quittait les lieux, il lui demanda : « où vas-tu ? Tu veux que je te dépose ? »
Sarah sauta dans le premier taxi qu'elle aperçut et se rendit chez son petit ami. Elle dut le calmer après lui avoir fait part des événements qu'elle venait de vivre. Il voulait tuer l'homme qui avait tenté de la violer. Elle résista, pendant plusieurs jours, à l'envie de tout raconter à ses parents. Elle ressentait une profonde honte dans la mesure où elle estimait que c'était sa propre « naïveté » qui l'avait conduite au domicile de cet homme. Elle raconta finalement toute l'histoire à ses parents, qui organisèrent une réunion avec le doyen de l'université.
Impunité en cas d'agression
Le doyen écouta sa version de l'histoire et fit la promesse que des actions allaient être prises. En mentionnant le mot « mesures », le doyen voulait en fait dire qu'il allait la confier à un autre conseiller. Son ancien conseiller, l'homme qui l'avait attaquée, ne fut en aucun cas inquiété.
Sarah fit le récit de son histoire auprès de nombreux camarades de classe de cette école où la plupart des étudiants sont de sexe féminin. Cette école s'avérait également être la meilleure université de Tunisie.
Deux autres étudiantes ont eu vent de l'histoire de Sarah et elles lui expliquèrent avoir vécu pratiquement la même chose avec le même professeur. L'enseignant n'a jamais été poursuivi et coule désormais des jours heureux avec sa femme, ses enfants et petits-enfants, profitant ainsi pleinement de sa retraite.
L'histoire de Sarah est tragique, puisqu'elle fut contrainte de ressentir un profond dégoût pendant le reste de son cursus universitaire car l'homme qui l'avait attaquée restait impuni. De plus, elle continuait de se sentir coupable de s'être rendue au domicile de cet homme. Elle était, néanmoins, consciente de la chance qu'elle avait de ne pas avoir été violée.
Malheureusement, de nombreuses femmes en Tunisie vivent des situations similaires, manipulées par des hommes en qui elles ont confiance et devenant, de ce fait, des victimes de viol ou d'autres formes d'agression.
D'après un sondage de 2010 du National Board for Family and Population (ONFP), parmi 3873 femmes âgées de 18 à 64 ans, 47,6 % ont déjà été confrontées à une forme de violence au cours de leur vie. De plus, dans 78,2 % des cas d'agression sexuelle, les agresseurs sont des collaborateurs proches ou des collègues des femmes.
Ils s'appuient sur leur pouvoir en tant qu'hommes et utilisent leur autorité pour violer des femmes qui leur faisaient confiance. Tout comme cela fut le cas de Sarah, les auteurs d'agressions sexuelles parviennent, dans la plupart des cas, à passer entre les mailles du filet sans être poursuivis. En dépit des amendements constitutionnels assurant l'égalité entre les sexes et la parité des mandats parlementaires, une culture d'agression sexuelle en Tunisie, précisément dans le cas de mariages, reste la norme.
« Un féminisme de façade »
Pendant des années, la Tunisie a été reconnue comme un bastion du progrès en termes de droits des femmes, en comparaison aux pays voisins. Néanmoins, selon Shereen El Feki, auteur de Sex and the Citadel: Intimate Life in a Changing Arab World, ce « féminisme soutenu par l'État n'est que de la poudre aux yeux ». Elle pense que les opinons conservatrices « ont toujours été présentes dans le pays. Ce n'est que maintenant qu'elles sont mises en avant ». Shereen ne pense pas que la Tunisie sorte du lot. Elle est semblable à la plupart des pays voisins du Sud en termes de prévention des agressions sexuelles.
Dans le cadre de la Journée internationale de lutte contre la violence envers les femmes, Amnesty International a publié un rapport complet intitulé Assaulted and accused: Sexual and gender-based violence in Tunisia, qui met en avant les principaux défis qu'il reste à relever pour permettre de rendre justice aux femmes victimes d'agression sexuelle.
Dans ce rapport, Amnesty International explique : « Deux des principaux obstacles à la justice sont le manque de signalement des cas d'agression sexuelle et le faible taux de condamnation en cas de viol. »
Dans le cas de Sarah, elle fit un rapport de son agression auprès du doyen de son université. Il aurait normalement dû signaler l'agression à la police, qui aurait dû traiter le dossier rapidement et précautionneusement, sans blâmer la victime. Au lieu de cela, le doyen a choisi de régler cela en interne, sans réprimander l'agresseur.
Même si le cas de Sarah avait été signalé à la police, un juge aurait pu facilement classer l'affaire du fait de manque de preuves. En Tunisie, en cas de récit des faits, les « dires » de l'homme sont toujours ceux pris en compte. Amnesty International note que le « témoignage de la survivante est souvent insuffisant en lui-même ». Sarah pensait qu'elle trouverait plus rapidement la paix en étouffant l'affaire. Les autres victimes du professeur ont également probablement pensé la même chose.
Le viol conjugal continue d'être un problème majeur en Tunisie. La constitution tunisienne, votée en 2014, garantit l'égalité entre les genres. Néanmoins en pratique la Constitution est souvent remplacée par des lois bien plus obsolètes issues du Code du statut personnel. Comme Amnesty International le signale dans son rapport, « le viol conjugal n'est pas explicitement reconnu comme un crime par les lois tunisiennes ». D'après l’Article 23 du Code de statut personnel, les deux époux « doivent remplir leurs obligations conjugales selon la coutume ».
La plupart des femmes, qu'elles viennent de se marier ou que cela fasse des années, sont victimes de viol, uniquement du fait de certaines coutumes ou du fait de failles dans le Code du statut personnel, ce qui les décourage d’en parler et de signaler les agressions.
Viol conjugal
De plus, un élément important doit être pris en compte, à savoir le fait que « de nombreuses femmes ne sont pas conscientes qu'elles subissent un viol ». Cet élément est particulièrement difficile à gérer, comme le note Shereen El Feki, dans la mesure où le « viol conjugal reste dans la sphère privée. Les lois contre le viol conjugal vont à l'encontre de l'idée selon laquelle la femme doit satisfaire et obéir à l'homme ».
Ces aspects de la vie privée en Tunisie restent puissants, c'est pourquoi les femmes sont souvent victimes de viol conjugal et sont physiquement agressées par leurs époux et menacées de mort en cas de poursuites judiciaires. Dans le cadre de son analyse du système judiciaire représentant les victimes d'agression, Amnesty International a découvert que la « police estime jouer un rôle visant à promouvoir la médiation et la réconciliation ». Les victimes sont souvent contraintes de rentrer chez elles et de subir un cycle de violence incessant, et qui empire chaque jour. Magda Mughrabi, chercheur en chef et rédactrice, et son équipe au sein d'Amnesty International, ont suivi de près une campagne en Tunisie et ce, depuis la révélation du cas de Meriem Ben Mohamed, en 2012, qui fut violée par deux officiers de police avant d'être jugée pour indécence.
« Les gens se sont ralliés à la cause de Meriem car ils ont senti qu'elle était honnête dans ses déclarations. De nombreuses survivantes ne souhaitent pas s'exprimer ou ressentent une profonde honte lors du partage de leurs expériences. » Meriem, quant à elle, a poursuivi son combat jusqu'à ce que la justice change d'avis et condamne leurs deux officiers de police à une peine de prison.
Le cas de Meriem et les campagnes d'Amnesty International ont déjà permis de galvaniser l'aide apportée à la protection des femmes en Tunisie. En août 2014, le gouvernement tunisien a déclaré travailler sur une loi précise relative à la violence faite aux femmes.
De plus, les activistes de la société civile ont joué un rôle crucial dans la définition de suggestions en lien avec les recommandations d'Amnesty International pour le gouvernement tunisien visant à limiter les dangers quotidiens auxquels les femmes doivent, chaque jour, faire face.
Crise de la masculinité
Shereen El Feki pense que le problème peut être résolu grâce à une évolution graduelle de la situation et surtout grâce à une évolution des mentalités, ce qui serait bien plus efficace qu'un changement radical des lois et réglementations.
Elle pense que la plupart des hommes arabes subissent une crise de la masculinité. Elle voit la violence sexuelle comme un élément ancré dans un « spectre de violence. Les hommes qui doivent combattre l'État islamique d'Irak et de Syrie sont d'un côté et les agresseurs sexuels sont de l'autre. Ces deux groupes sont particulièrement violents en partie car ils se sentent démasculinisés par la pression exercée par la société : avoir un bon travail, gagner de l'argent, se marier, avoir des relations sexuelles et fonder une famille ».
La plupart des hommes tunisiens n'ont pas la possibilité de répondre à ces exigences et cherchent d'autres moyens de satisfaire leurs désirs et d'adopter un comportement masculin. Shereen El Feki estime que les hommes souffrent à cause de la société, mais qu'ils ont également un rôle à jouer pour solutionner les divers problèmes. « Nous devons agir avec eux à un stade précoce », pense-t-elle, afin de les aider avant qu'ils ne deviennent des individus violents.
Magda Mughrabi et les autres activistes veulent également que le gouvernement prenne les mesures appropriées. « La Constitution tunisienne est une réussite majeure. Cependant, les lois et la culture doivent changer. Les femmes ne doivent avoir peur d'être blâmées », a dit Magda Mughrabi à Middle East Eye.
« C'est un problème de longue date qui se perpétue et de ce fait, la violence se normalise à l'encontre de groupes précis. Il existe une volonté politique de résoudre ce problème. Nous savons que cela prendra du temps, mais nous sommes confiants ».
La plupart des survivantes de violences sexuelles gardent également l'espoir qu'un jour la justice prendra des mesures pour condamner les violences subies par leur corps. Sarah a eu « peur des hommes pendant de nombreuses années suite à l'incident » et elle devra probablement porter ce lourd fardeau jusqu'à la fin de sa vie. « Je prie pour qu'aucune femme, à l'avenir, ne subisse ce que j'ai subi, dit-elle. Elle doivent savoir que ce qu'elles vivent n'est pas normal ».
Traduction de l’anglais (original) par STiiL.
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