EXCLUSIF : Le plan émirati pour contrôler l’Égypte
Un document stratégique top secret rédigé pour le prince héritier d’Abou Dhabi Mohammed ben Zayed al-Nahyane révèle que les Émirats Arabes Unis (EAU) perdent confiance dans la capacité du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi à servir les intérêts de cet État du Golfe.
Le document, écrit par un membre de l’entourage de ben Zayed et daté du 12 octobre, contient deux citations-clés exprimant la frustration éprouvée par ben Zayed envers Sissi, dont le prince héritier avait financé le coup d’État militaire, investissant plusieurs milliards d'euros aux côtés de l’Arabie saoudite.
« Il faut que ce type réalise que je ne suis pas un distributeur de billets », souligne-t-il. Plus loin, il révèle aussi le prix politique que les Émiratis réclameront s’ils continuent à financer l’Égypte.
La base de la future stratégie serait non seulement de tenter d’influencer le gouvernement égyptien, mais de le contrôler. Ce qu’il résume ainsi : « Désormais, je financerai en posant mes conditions. Si je finance, je dirige. »
L’Égypte, qui s’est récemment efforcée de juguler un effondrement de la livre égyptienne, dépend largement du cash en provenance des Émirats, son investisseur étranger le plus important. Lors d’un sommet économique qui s’était tenu à Charm el-Cheikh en mars, le Premier ministre des EAU et émir de Dubaï, le Cheikh Mohammed ben Rachid al-Maktoum, avait révélé que les EAU avaient déjà donné à l'Égypte 13 milliards d'euros, et il s’était engagé à verser près de 3,7 milliards d’euros supplémentaires. Le montant réel de l’aide que Sissi a reçue des Émiratis est estimé par les analystes à près de 23 milliards d’euros – environ la moitié de l’aide totale accordée à l’Égypte par les pays du Golfe.
Il n’en reste qu’un peu plus de 15 milliards, dont seulement 2,3 milliards en or, d’après un ex-fonctionnaire égyptien qui a accepté de parler à MEE sous couvert d’anonymat. Le reste est sous forme d’emprunts. Cela ne suffit même pas à couvrir l’importation de produits de première nécessité pendant deux mois.
Le document auquel MEE a eu accès en exclusivité met en doute le fait que ben Zayed reçoive un retour suffisant sur son investissement. Il trahit aussi un mécontentement envers les fonctionnaires égyptiens que les Émiratis pensaient avoir recrutés, parce qu’il leur est clairement apparu après coup qu’ils n’étaient pas aussi loyaux envers les Émirats qu’envers l’Égypte.
Le document stratégique stipule qu’à l’avenir, les Émirats devraient choisir leurs partenaires en Égypte avec plus de soin. Faisant référence à la campagne actuellement menée par les médias égyptiens contre le nouveau chef d’État saoudien, le roi Salmane et son fils Mohammed – où le royaume est critiqué pour son rôle en Syrie et le contrôle autoritaire qu’il exerce sur l’Égypte –, le document déclare qu’ils devront mettre fin à cette guerre des mots parce que cela nuit aux intérêts émiratis.
Trois phases
Le document stratégique expose les grandes lignes de trois phases d’investissement en Égypte qui commenceront au début de l’année prochaine. Au cours de la troisième phase, les Émirats chercheront à passer de leur rôle de financier à celui de « partenaire à part entière ».
Selon les recommandations du document, les Émirats devraient recruter et financer des groupes de réflexion égyptiens, des universités et des médias. Ces investissements directs devraient obéir à une stratégie et une vision clairement définies, et chaque paiement devrait être analysé en fonction des bénéfices qu’il pourra rapporter à Abou Dhabi.
Le document expose noir sur blanc la prétention qu’ont les Émiratis de contrôler l’Égypte. Ce but est implicite dans un passage qui recommande de poser trois conditions pour continuer à renflouer les caisses du gouvernement Sissi.
Quelles sont ces conditions ? Supprimer la subvention sur l’essence au cours des trois prochaines années, en la diminuant respectivement de 30 %, 30 % puis 40 % par an ; exiger que les Émirats décident de la stratégie à suivre pour indexer la livre égyptienne sur le dollar, ce qui reviendrait à contrôler la politique monétaire égyptienne ; et réduire la bureaucratie. Il s’agit dans tous les cas de politiques intérieures.
Le document révèle en outre à quel point Sissi a déçu ses trésoriers. Un analyste qui a étudié la détérioration des relations entre les deux pays affirme : « Les critiques montrent qu’ils sont mécontents de Sissi et qu’il ne sert pas leur objectif. Les Émiratis ont dans l’idée que MBZ [ben Zayed] devrait être le vrai dirigeant de l’Égypte, et que quiconque est aux commandes devrait faire ce qu’ils lui demandent de faire. »
Des raisons de s’inquiéter
Les Émiratis ont trois raison de s’inquiéter.
Premièrement, ils pensent que la guerre médiatique qui a éclaté entre l’Égypte et la monarchie saoudienne nuit aux intérêts d’Abou Dhabi. Le mois dernier, le quotidien égyptien al-Youm al-Sabea a rapporté un différend entre Ahmed al-Sayed al-Naggar, président du groupe de presse al-Ahram (qui appartient à l’État) et l’ambassadeur saoudien en Égypte, Ahmed Qattan, qui s’est conclu avec la proclamation par al-Ahram que « n'importe quel immeuble du centre du Caire » est plus ancien que le royaume. Un présentateur TV acquis au gouvernement, Ibrahim Eissa, a accusé l’Arabie saoudite de financer des groupes terroristes en Syrie, a fait appel à Sissi pour qu’il cesse d’être « un prisonnier de Riyad », et a exhorté l’Égypte à se libérer de sa gratitude envers l’Arabie saoudite.
Deuxièmement, les Émiratis sont mécontents que Sissi n’ait pas tenu sa promesse d’envoyer des forces terrestres lors de la campagne menée par les Saoudiens contre les Houthis au Yémen – une guerre pour laquelle les EAU ont dû s’engager à envoyer des troupes. Sissi avait employé l’expression du dialecte arabe égyptien « masafah as-sikkah », signifiant qu’il ne mettrait pas plus de temps que celui nécessaire pour traverser une rue afin de venir en aide aux États du Golfe s’ils avaient besoin d’un soutien militaire. Or jusqu’à maintenant, aucune troupe égyptienne ne s’est matérialisée sur le terrain au Yémen.
Troisièmement, ils se plaignent que Sissi ne les écoute pas quand ils réclament une réforme économique et administrative, ou quand ils demandent qu’une bonne gestion forme la base d’un État stable.
« Du point de vue d’Abou Dhabi, Sissi n’a pas été performant. Il n’a pas de stratégie de réforme économique. Les services publics sont déplorables. Donc pour les Émiratis, Sissi ne fait pas ce qu’on lui dit de faire », constate l’analyste, qui s’est entretenu avec MEE sous couvert d’anonymat. « Au cours de la phase suivante, à partir du début de l’année prochaine, les Émirats planifient cette vaste campagne. Ils ne le lâchent pas et il [Sissi] est toujours leur protégé, mais ils ne sont pas contents de lui. Ils attendent une soumission totale, de façon à pouvoir régner en maîtres. »
Les relations avec Riyad
Les relations de Sissi avec Riyad se sont aussi détériorées depuis qu’il a découvert qu’un général rival de l’armée égyptienne avait passé les deux dernières semaines dans le royaume pour poursuivre des entretiens privés.
Des sources proches de la monarchie ont révélé que les services de renseignement militaire égyptiens ont demandé aux Saoudiens ce que Sami Annan, un ex-chef d’État–major, faisait là-bas. On leur a répondu qu’Annan effectuait une visite privée à titre personnel, et que le gouvernement de Riyad ne pouvait rien faire pour l’en empêcher.
Dans la hiérarchie militaire, Annan venait immédiatement après Mohammed Hussein Tantawi quand Moubarak fut détrôné en 2011. Il fut congédié par Mohammed Morsi quand ce dernier devint président en 2012. Cependant, quand Morsi fut à son tour déposé par un coup d’État militaire l’année suivante, Annan annonça son intention d’être candidat à la présidence. Il a 67 ans et on l’estime proche de Washington ; il se trouvait aux États-Unis lors de la révolution du 25 janvier.
D’après ces sources saoudiennes bien informées, Annan est l’un des trois hommes envisagés pour remplacer Sissi. Les autres sont Ahmed Chafik, un ex-général actuellement en exil à Abou Dhabi, et Mourad Mouafi, ex-chef du service de renseignement général, également renvoyé par Morsi. Chafik et Mouafi sont tous deux considérés comme étant proches des Émirats.
Au cours de ses conversations avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan, le roi Salmane n’a pas caché son désir de maintenir les militaires au pouvoir en Égypte. L’Arabie saoudite estime que l’armée égyptienne est seule garante de la stabilité du pays, et c’est la stabilité plus que la démocratie qui intéresse Riyad.
Cependant, ces calculs ont changé au cours des trois derniers mois au point que Salmane ne considère plus Sissi comme un dirigeant stable pour l’Égypte. Les Saoudiens jugent que comme leader, Sissi a fait son temps. Ils passent donc en revue les officiers qui pourraient lui succéder, et ils tendent aussi la main aux représentants des différents courants de l’opposition politique égyptienne, qui se trouvent pour la plupart en exil.
Annan, avec sa réputation de leader calme mais rusé, naturellement prudent, est bien placé pour emporter la préférence des Saoudiens. Il peut prétendre représenter l’armée, bien que ces références même le rendent suspect aux yeux de l’opposition égyptienne, qui se souvient de son passage au Conseil suprême des forces armées. Celui-ci a dirigé l’Égypte de la chute de Moubarak à l’élection de Morsi, supervisant le pays pendant que le sang des opposants coulait sur la place Tahrir au Caire.
« S’ils cherchent une personnalité militaire, Annan est le meilleur choix. Mais quelqu’un qui sera accepté par l’armée ne sera pas accepté par la majorité. Tel est le problème d’Annan », a commenté un membre de l’opposition politique égyptienne.
Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
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