Skip to main content

EXCLUSIF : Les deux ans de maltraitance et de séquestration d’un citoyen qatari par les EAU

Pour la première fois, Mahmoud al-Jaidah raconte comment il a été torturé, drogué et détenu à Dubaï en raison d’un « problème politique » entre le Qatar et les Émirats arabes unis
Mahmoud al-Jaidah a été arrêté en 2013 et séquestré à Dubaï, où il affirme avoir été torturé (MEE/Alex MacDonald)

DOHA – Un citoyen qatari a décrit pour la première fois, dans un entretien exclusif avec Middle East Eye, les tortures et la séquestration qu’il a subies aux mains des Émirats arabes unis (EAU).

S’exprimant depuis son domicile à Doha, l’air conditionné évacuant dans un ronronnement l’accablante chaleur estivale, Mahmoud al-Jaidah a décrit les deux ans de supplice au cours desquels il est devenu un pion kafkaïen dans la lutte pour le pouvoir régional des États du Golfe, subissant des maltraitances, un isolement et des souffrances mentales infligées par les autorités de Dubaï.

Al-Jaidah, médecin travaillant pour la Qatar Petroleum, a été arrêté à Dubaï en février 2013 alors qu’il rentrait d’un voyage en Thaïlande où il avait rendu visite à son frère, qui avait eu un accident vasculaire cérébral. Il avait été informé que sa femme avait besoin d’une opération à Bahreïn et était retourné dans le Golfe pour la voir, via l’aéroport de Dubaï.

À l’aéroport, il avait fait une halte dans une mosquée pour faire la prière du coucher du soleil (Maghrib), puis avait été arrêté au contrôle de l’immigration par un gardien de sécurité.

Il m’a dit : « Nous allons vous tuer, personne ne saura rien sur vous. Nous avons ici une tombe, nous allons vous tuer, personne ne saura »
– Mahmoud al-Jaidah

Après avoir été fouillé et interrogé, al-Jaidah a été invité à se rendre au commissariat pour apposer sa signature sur un document confirmant que les autorités l’avaient interrogé.

« J’ai dit : “Non, je n’irai pas, je veux parler à mon ambassade et je veux mon avocat.”

Il a répondu : OK, vous avez raison, venez au commissariat, nous vous permettrons de parler à votre ambassade de là.” »

Al-Jaidah a été emmené jusqu’à une voiture où, à sa surprise, il a eu les mains liées et les yeux bandés. Il a été emmené dans un bâtiment situé dans un endroit inconnu, où il a été obligé d’échanger son thawb traditionnel contre un pyjama.

Il a été conduit le long d’un couloir puis, à nouveau les yeux bandés, a été soumis au premier de ce qui allait être une longue série d’interrogatoires, tous axés sur le gouvernement qatari et ses relations avec les Frères musulmans et le groupe palestinien Hamas.

« Il [l’interrogateur] a commencé par me demander : “Pourquoi le Qatar interfère-t-il dans tout ?” »

« J’ai répondu : “Je ne sais pas, je ne peux pas répondre à ça. Demandez au gouvernement qatari.” »

On lui a demandé s’il connaissait un Émirati basé aux Émirats arabes unis. Al-Jaidah a admis qu’il avait rencontré cet homme mais qu’il ne le connaissait pas personnellement. Il n’a pas voulu s’étendre sur l’identité de cet Émirati.

« Donc, j’ai dit “Je ne le connais pas.” C’est alors que j’ai reçu une gifle. J’étais choqué. Je n’avais plus été giflé depuis l’enfance. »

Un Émirati regarde les passagers qui reviennent de leurs portes d’embarquement après qu’un avion de ligne bangladais a été contraint d’avorter son décollage à Dubaï, le 12 mars 2007 (AFP)

Les gardiens lui ont alors demandé s’il avait apporté de l’argent aux Émirats arabes unis, l’accusant d’avoir apporté 100 000 dirhams (environ 23 000 euros).

« J’ai dit : “Je n’ai jamais apporté d’argent.” Ensuite, ils ont commencé à me frapper avec un bâton. »

Les gardiens ont soumis al-Jaidah à des battements répétés qui lui ont laissé de multiples ecchymoses sur le dos, le cou et les jambes. Pendant trois jours supplémentaires, il a été enfermé dans une petite cellule et interrogé à plusieurs reprises sans dormir.

À un moment donné, al-Jaidah affirme avoir reçu de l’eau droguée, ce qui l’a amené à « rire sans raison » et à devenir très bavard. Il a également été frappé à l’estomac, ce qui a provoqué des douleurs abdominales, et sur la plante des pieds avec un bâton pendant de longues minutes.

Il a ajouté que les gardes avaient menacé de l’électrocuter, de lui arracher les ongles et de l’enterrer jusqu’au cou dans le sable.

« Le garde m’a dit : “Ne vous inquiétez pas, on pourrait même aller jusqu’à vous tuer, nous en avons l’autorité.” »

Il a poursuivi : « Nous allons vous tuer, personne ne saura rien sur vous. Nous avons ici une tombe, nous allons vous tuer, personne ne saura. »

Répression contre les Frères musulmans

Mahmoud al-Jaidah a passé six semaines dans ce centre de détention secret sans contact avec les membres de sa famille, un avocat ou un représentant. Sous la pression des sévices physiques, il a donné aux gardes de nombreux faux noms de prétendus partisans des Frères musulmans et du Hamas, y compris celui d’un voisin palestinien décédé plusieurs années auparavant.

À partir de 2012, les Émirats arabes unis ont adopté de lourdes mesures répressives contre les partisans d’al-Islah, la branche émiratie des Frères musulmans.

Bien qu’al-Islah soit une organisation légale aux Émirats arabes unis depuis 1974, Abou Dabi se méfie de l’influence croissante des populistes islamiques dans la région et de leur promotion d’une alternative démocratique officiellement libérale aux monarchies établies.

En mars 2013, 94 personnes, toutes présentées comme membres d’al-Islah, ont été jugées à Abou Dabi, accusées d’avoir établi un réseau secret dans le but d’organiser un coup d’État aux Émirats arabes unis.

Pour sa part, al-Islah affirme depuis longtemps désirer une démocratisation des EAU et plus d’espace pour les partis politiques.

Al-Jaidah a supposé que sa propre arrestation était motivée par la répression contre les Frères musulmans, bien qu’il soit citoyen d’un État voisin.

« Je pense que les Émirats arabes unis veulent impliquer l’ensemble de la région du Golfe dans ce problème », a-t-il estimé. « Ils voulaient montrer à tous les pays du Conseil de coopération du Golfe : “Vous devriez faire tout ce que nous faisons.” »

Le Qatar entretien depuis longtemps des liens étroits avec les Frères musulmans et a soutenu publiquement et financièrement la présidence de Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en Égypte, ce qui a profondément perturbé les EAU et les autres États du Golfe.

Le leadership du Hamas est également basé à Doha, bien que le Qatar conserve également une communication relativement ouverte avec Israël.

Mahmoud al-Jaidah a nié tout lien avec al-Islah ou avec les Frères musulmans, mais a admis qu’il les appréciait, ainsi que leur idéologue Yusuf al-Qaradawi, également basé à Doha.

« Je suis islamiste, je suis religieux, j’apprécie vraiment le cheikh Yusuf al-Qaradawi, j’aime vraiment ses livres, mais je n’ai aucune relation avec lui », a-t-il expliqué.

« Je le connais, il est célèbre, qui ne le connaît pas ? Je l’ai vu, j’ai assisté à plusieurs de ses conférences. Mais je ne lui ai jamais rendu visite, ni eu de bonnes relations avec lui, ni pris des instructions auprès de lui comme ils l’ont affirmé. »

« Lire, pleurer, prier. C’étaient les seules choses que je pouvais faire »

– Mahmoud al-Jaidah

Finalement, Mahmoud al-Jaidah a déclaré qu’il avait été « oublié » par les gardes et était resté dans le centre de détention pendant six semaines, sans même être convoqué pour interrogatoire.

Après ces six semaines, il a été amené au ministère public où il a finalement été autorisé à voir l’ambassadeur du Qatar et ses deux fils, Hassan et Abdulrahman.

Revoir sa famille et entendre les assurances de l’ambassadeur qatari lui ont procuré un bonheur intense, mais de courte durée : la visite a été interrompue après dix minutes et il a été reconduit dans sa cellule.

Al-Jaidah a passé au total huit mois dans le centre de détention avant d’être traduit en justice. Pendant cette période, Amnesty International l’a adopté comme prisonnier d’opinion. À un moment donné, on lui a demandé de signer des aveux de 35 pages, qu’il ne pouvait pas lire en raison de ses yeux bandés.

Tout au long de sa détention, al-Jaidah n’avait rien pour lui tenir compagnie, excepté une copie du Coran. « Lire, pleurer, prier. C’étaient les seules choses que je pouvais faire. »

Un « problème politique »

Au cours de la période qu’il a passée en détention, les relations entre le Qatar et les Émirats arabes unis se sont fortement détériorées – le gouvernement soutenu par les Frères musulmans en Égypte a été renversé par un putsch soutenu par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui ont rappelé leurs ambassadeurs au Qatar en mars 2014.

Le même mois, Mahmoud al-Jaidah a finalement été amené devant un tribunal de Dubaï, où il a été formellement accusé de soutien logistique et financier aux Frères musulmans. Peu avant le début du procès, il avait été transféré dans la célèbre prison d’al-Rezin, où de nombreux autres prisonniers d’opinion étaient détenus.

Là-bas, bien que les conditions fussent meilleures que lors de sa précédente détention, son accès aux installations extérieures était encore très restreint et on l’empêchait d’assister aux prières du vendredi.

Al-Jaidah est également devenu accro aux antidépresseurs pendant sa détention. Après avoir été transféré à al-Rezin, où le médicament ne pouvait pas être fourni, il a souffert de nombreuses insomnies et des symptômes du sevrage.

Plus tard, il a dû subir une opération chirurgicale pour retirer une tumeur, il a fallu 52 jours pour la traiter, rapporte-t-il.

Responsables du Conseil de coopération du Golfe (AFP)

Le procès a duré un an, période pendant laquelle Mahmoud al-Jaidah a été informé par le procureur que son affaire était un « problème politique ».

« Il a dit : “Nous n’avons rien contre vous, mais si maintenant les relations s’améliorent entre le cheikh Tamim [dirigeant du Qatar] et les EAU, vous serez libéré”. » Malgré tout, al-Jaidah a déclaré qu’il croyait qu’il serait innocenté par le tribunal.

« Quand j’ai entendu le juge dire ‘’sept ans’’, je n’y ai pas cru »
– Mahmoud al-Jaidah

« Alors, quand j’ai entendu le juge dire “sept ans”, je n’y ai pas cru. »

« Mais je souriais, vraiment. Je n’ai pas été choqué… Je me suis dit : “Je crois qu’il y a un jour du jugement, je serai face à Lui. ” »

Finalement, un jour de mai 2015, al-Jaidah a été conduit hors de la prison, les yeux bandés, et emmené dans une voiture noire pour un trajet d’une heure. Au début, il craignait d’être ramené dans sa cellule d’origine. Mais ensuite, alors qu’il avait toujours les yeux bandés, la voiture s’est arrêtée et ses conducteurs l’ont brièvement quittée.

« Quand ils sont sortis de la voiture, ils ont laissé la radio allumée », a-t-il expliqué. « Et il y avait un flash d’informations évoquant “la libération de deux Qataris des Émirats arabes unis.” »

C’était la première indication qu’al-Jaidah allait finalement être libéré.

« Alors j’ai crié “Allahu Akbar !” Ils sont venus en courant et m’ont demandé ce que je faisais. J’ai répondu : “Rien, je dis juste ‘Allahu Akbar’.” »

Mahmoud al-Jaidah a été emmené à l’aéroport de Dubaï, où il a été mis dans un avion de ligne avec un autre prisonnier qatari. Juste avant d’être autorisé à embarquer, son gardien émirati l’a averti de ne rien tweeter à propos de ce qu’il lui était arrivé.

« Je lui ai dit : “Je ne suis pas actif sur Twitter, mais je vais me plaindre de vous à Dieu” », s’est-il rappelé.

« Il a rétorqué : “Dieu, pas de problème. Mais ne tweetez pas”. »

Cela « laisse des cicatrices »

Depuis sa sortie de prison, Mahmoud al-Jaidah a réussi à retrouver son ancien poste chez Qatar Petroleum. En dépit de son supplice, il se présente comme affable et jovial – il admet que ses proches ont été « surpris » qu’il ait le moral, ce qu’il attribue à sa forte foi religieuse et à la conviction que tout cela faisait partie du plan de Dieu. Néanmoins, il a souffert de problèmes de sommeil après sa sortie.

Alors qu’il s’est dit satisfait des efforts déployés par le gouvernement qatari pour obtenir sa libération, le bref dégel des relations entre l’émirat et ses voisins amenèrent les autorités qataries à lui demander de ne pas s’exprimer publiquement sur son emprisonnement.

Mais en juin 2017, les relations entre le Qatar et les Émirats arabes unis se sont détériorées comme jamais auparavant, Abou Dabi rompant ses relations avec Doha et se joignant à l’Arabie saoudite et à Bahreïn pour imposer un blocus au Qatar, encore une fois officiellement en raison du soutien de ce dernier à des groupes comme les Frères musulmans.

À LIRE : Ce que les Émirats arabes unis craignent le plus : la démocratie

« Je n’avais jamais imaginé que la situation pourrait être ainsi dans les pays du Conseil de coopération du Golfe », a déclaré Mahmoud al-Jaidah. « Au sein du Conseil de coopération du Golfe, il existe beaucoup de relations entre tous les pays. »

« J’ai des sœurs à Bahreïn, ma tante au Koweït, j’ai des parents en Arabie saoudite. »

Il a suggéré que le Qatar recevait à l’échelle nationale le traitement que lui-même avait subi aux mains des Émirats arabes unis.

« Je suis une personne – il est facile de fabriquer des histoires sur moi et de dire des mensonges », a-t-il déclaré. « Maintenant, ils font ces choses contre des pays. »

Néanmoins, Mahmoud al-Jaidah s’est dit optimiste quant au fait que les problèmes entre le Qatar et ses voisins, comme ses propres problèmes, finiraient par être résolus.

« Je soupçonne qu’ils finiront par se résoudre. Mais généralement, une plaie, même si elle guérit, laisse des cicatrices. »

Middle East Eye a contacté les autorités émiraties pour leur demander de réagir aux allégations d’al-Jaidah mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

New MEE newsletter: Jerusalem Dispatch

Sign up to get the latest insights and analysis on Israel-Palestine, alongside Turkey Unpacked and other MEE newsletters

Middle East Eye delivers independent and unrivalled coverage and analysis of the Middle East, North Africa and beyond. To learn more about republishing this content and the associated fees, please fill out this form. More about MEE can be found here.