EXCLUSIF : une frappe de drone américain en Syrie a tué un médiateur essayant de réfréner al-Qaïda
Une frappe de drone américain qui, selon des responsables, a tué un chef d’al-Qaïda a en réalité tué un important islamiste égyptien qui tentait de convaincre la branche syrienne du groupe de mettre de côté ses ambitions mondiales et de se concentrer sur la lutte contre le gouvernement d’Assad.
Middle East Eye est en mesure de révéler que, au moment de la mort de Rifai Taha le 5 avril, l’Égyptien tentait en personne de persuader les combattants du Front al-Nosra que leurs querelles avec d’autres groupes rebelles et leur souhait de créer un émirat nuisait au pays déchiré par la guerre.
Taha, co-fondateur du groupe militant égyptien al-Gama’a al-Islamiyya, était en Syrie pour mettre fin aux luttes intestines qui ont éclaté entre al-Nosra et Ahrar al-Sham, groupe rebelle le plus puissant en Syrie, concernant les différences théologiques et le territoire gagné à Idlib fin mars, selon deux sources bien informées. L’une était en contact étroit avec Taha quelques jours avant qu’il ne franchisse la frontière avec la Syrie. L’autre combat pour un groupe armé en Syrie.
La source qui était en contact étroit avec Taha avant son voyage a confié que l’Égyptien prévoyait de persuader les combattants d’al-Nosra, qui partage la vision d’al-Qaïda pour une lutte mondiale, de se joindre à Ahrar, qui croit dans la lutte contre le gouvernement syrien et le groupe État islamique (EI), ou au moins réduire l’action d’al-Qaïda en Syrie.
D’après les deux sources, Taha était une personne crédible pour mener à bien cette mission à cause de son influence au sein d’al-Qaïda après de nombreuses années à gagner le respect d’Oussama ben Laden et d’autres dirigeants clés d’al-Qaïda en Afghanistan.
Les derniers moments de la vie du médiateur présumé soulèvent d’importantes questions sur le commanditaire de sa mort. Taha est passé par Atmé, un poste-frontière avec la Syrie qui est uniquement accessible avec l’autorisation de l’armée ou des services de renseignements turcs, selon l’une des sources.
Le 5 avril, deux jours après qu’une frappe de drone américain a tué 21 personnes, dont Abu Firas al-Suri, un porte-parole d’al-Nosra, dans le village de Kafr Jales, Taha a rencontré des membres d’al-Nosra dans la ville voisine d’Idlib. Selon l’une des sources, le leader d’al-Nosra, Mohammed al-Golani, était présent.
Tôt dans la soirée, les résidents d’Idlib ont entendu le bourdonnement des drones. Après la réunion, Taha est parti dans un pick-up Toyota qui transportait également un commandant égyptien d’Ahrar al-Sham, Abu Omar al-Masri, et trois gardes du corps, selon la même source.
Le pick-up a été frappé par des missiles tandis qu’il était arrêté dans une station-service, avant même que les hommes aient eu la chance d’en sortir. Les occupants ont été « vaporisés » par la frappe, a rapporté l’une des sources.
Abu Adnan, un habitant et témoin interrogé par Bilal Abdul Kareem, un contributeur de MEE, a raconté qu’il rentrait du travail et était sur le point de prier lorsqu’il a vu trois drones dans le ciel, puis entendu une série d’explosions.
Une roquette, comme l’a décrit Abu Adnan, a atterri sur le pick-up Toyota et une autre sur la station-service. Il a déclaré que cinq personnes, dont une passante, ont été tuées et dix autres blessées.
La vidéo d’Abdul Kareem montre des morceaux de corps et les restes calcinés d’un véhicule, ainsi que des éclaboussures de sang sur un bus à proximité et des marques laissées par les éclats projetés par le souffle de l’explosion.
Un missile a frappé le véhicule où Taha était assis, toujours selon l’une des sources. Cela suggère que Taha était suivi de près par les États-Unis, ce qu’il aurait confirmé à ses amis et sa famille peu avant sa mort.
Ces récits diffèrent de la version officielle. Au lendemain de l’attaque, le Washington Post, citant des responsables du Pentagone, a indiqué que le drone avait tué des membres du « noyau dur d’al-Qaïda ». Un haut responsable américain de la défense cité dans le même article a dit qu’il était « difficile de savoir si la frappe avait éliminé des haut responsables ».
Deux jours après, rapporte le Post, le commandement central américain a déclaré sur Twitter que des « agents du noyau d’al-Qaïda » qui menaçaient la sécurité nationale des États-Unis avaient été tués dans des frappes menées contre le groupe, allusion à la fois aux frappes du 3 avril et du 5 avril.
Traduction : Ces frappes aériennes ciblaient des responsables d’al-Qaïda qui menaçaient les États-Unis, nos alliés et notre sécurité nationale – @CENTCOM
Traduction : Il s’agissait de frappes aériennes américaines menées contre al-Qaïda. Elles ne font pas partie de la campagne contre l’EI – @CENTCOM
Compte tenu de l’accès de Taha à la frontière à Atmé et la nature précise de la frappe de drone, l’une des sources au courant de son voyage a dit croire que le chef de la Gama’a al-Islamiyya a été piégé.
« Je pense qu’il a été envoyé en Syrie pour mourir – soit par les Turcs, soit par ses propres proches », a-t-il estimé.
Des combattants transformés en médiateurs
Mis à part le mystère sur le déroulement exact des événements qui ont mené à la frappe de drone, la mort de Taha soulève également des questions cruciales quant à savoir si les États-Unis ignoraient les véritables activités d’un groupe d’islamistes qui, pour certains, pourrait pousser les rebelles à travailler ensemble pour mettre un terme à la guerre civile syrienne et les écarter d’ambitions mondiales.
Âgé d’une soixantaine années, Taha a co-fondé le groupe militant égyptien Gama’a al-Islamiyya dans les années 1970. Il a passé plusieurs années en Afghanistan à soutenir les combattants et a également vécu au Soudan. Taha était proche d’Oussama Ben Laden et ami avec d’autres dirigeants d’al-Qaïda, mais ne faisait pas partie du groupe, d’après l’une des sources au courant de ce voyage.
En juillet 1995, Taha fut le cerveau d’une tentative d’assassinat par Gama’a al-Islamiyya du président égyptien de l’époque, Hosni Moubarak, qui visitait la capitale éthiopienne, Addis-Abeba. Il était le chef de l’aile militaire du groupe en 1997 lorsque celui-ci a tué 62 personnes, des touristes pour la plupart, dans un site archéologique de Louxor.
Fin 1997, le département d’État américain a ajouté Gama’a al-Islamiyya sur la liste des organisations terroristes étrangères, que l’organisation n’a ensuite plus quittée.
Quelques semaines seulement après les attentats de septembre 2001, Taha a été enlevé à l’aéroport de Damas par la CIA et envoyé en Égypte. Un membre de Gama’a al-Islamiyya, qui a demandé à rester anonyme, a déclaré à MEE que Taha avait été torturé pendant de nombreuses années, lui laissant des cicatrices physiques et psychologiques.
« Ils l’ont mis plus bas que terre pendant de nombreuses années », a déclaré le membre de Gama’a al-Islamiyya.
Un rapport du département d’État datant de 2005 relatif aux organisations terroristes mentionne Taha, indiquant qu’il a publié un livre en 2001 préconisant des attaques causant de lourdes pertes et a ensuite « disparu » plusieurs mois plus tard. Bien que les membres du groupe en Égypte aient renoncé à l’usage de la violence en mars 2002, selon ce rapport, des membres « mécontents » comme Taha pourraient encore « vouloir mener des attaques contre les intérêts américains ».
Pour des raisons inconnues, les références à Taha ont disparu des rapports et discussions du département d’État concernant Gama’a al-Islamiyya plus récemment.
Lorsque Moubarak a été renversé en 2011, Taha a été libéré et Gama’a al-Islamiyya a formé le Parti de la construction et du développement, qui a remporté 13 des 508 sièges du Parlement lors des élections de 2011.
Mais peu après que Mohamed Morsi (le seul président démocratiquement élu en Égypte) a été renversé par un coup d’État militaire en 2013, Taha est entré clandestinement en Turquie, où il est resté et a demandé l’asile bien que les Turcs lui aient demandé de partir.
Plus récemment, il a servi comme chef du conseil de la choura de Gama’a al-Islamiyya à l’étranger.
Au cours des dernières années, alors qu’il contemplait la guerre civile syrienne depuis Istanbul, sa frustration s’est accrue à mesure que les militants d’al-Nosra se sont aliénés les Syriens et se sont battus contre d’autres rebelles plutôt que de collaborer pour renverser Assad, selon les deux sources au courant de la visite en Syrie de Taha.
Selon l’une d’elles, il s’inquiétait également de certains éléments extrémistes d’al-Nosra qui étaient idéologiquement plus proches de l’EI.
« Il a vu que la situation en Syrie allait dans ce sens – que les gens n’ont tiré aucune leçon de ce qui est arrivé en Afghanistan et en Irak et qu’ils sont en train de répéter étape par étape la même erreur », a déclaré le combattant en Syrie qui s’est régulièrement entretenu avec Taha au cours de l’année tandis qu’il planifiait sa visite.
« Il ne pouvait pas se détourner et se contenter de regarder. »
« Modérer l’élan »
La guerre civile syrienne qui dure depuis cinq ans a commencé comme une confrontation entre des manifestants pacifiques et le gouvernement, et s’est rapidement transformée en une guerre régionale par procuration impliquant les factions rebelles belligérantes, les rebelles syriens et les forces loyales au président Bachar al-Assad. Ces groupes se sont disputés le financement et le soutien militaire étranger, tout en recherchant le soutien local et la légitimité.
Pour arbitrer ces conflits, d’importants militants ainsi que des érudits religieux du monde entier se sont de temps en temps rendus dans le pays pour calmer les combats et gérer les alliances – et certains, selon le combattant en Syrie au fait de la mission de Taha, en quête de rédemption.
« Voilà un aspect que l’Occident ne comprend pas – il y a cette notion négative du mot islamiste ou djihadiste qui doit être clarifiée et démystifiée », a-t-il déclaré.
Selon lui, beaucoup de ceux qui se rendent en Syrie ont suivi dans leur jeunesse des idéologies qui, ont-ils réalisé plus tard, ne peuvent pas « s’appliquer en tout temps et à tout lieu ».
« Certains de ceux qui essaient d’arranger les choses sont d’anciens d’al-Qaïda – ce sont ceux qui attaquent al-Qaïda le plus vivement », a-t-il poursuivi.
La visite de Taha en Syrie est intervenue après des années de tensions entre al-Nosra et d’autres groupes rebelles, en particulier Ahrar al-Sham, en grande partie en raison des liens d’al-Nosra à al-Qaïda et des ambitions du groupe de construire un émirat en Syrie, à partir duquel planifier des attaques à l’étranger.
Au cours des trois dernières années, l’opinion des dirigeants d’al-Nosra a fluctué quant à savoir si – ou pour certains, quand – lancer une telle initiative. En parallèle, il y a eu des collaborations irrégulières entre al-Nosra et d’autres groupes rebelles sur le champ de bataille.
En mars dernier, al-Nosra, Ahrar al-Sham et plusieurs autres groupes dans le nord de la Syrie ont formé une alliance appelée Jaysh al-Fatah – ou Armée de la conquête. Deux mois après sa formation, l’alliance a pris le contrôle de la province d’Idlib.
Plusieurs mois plus tard, al-Nosra s’est éloigné de Jaysh al-Fatah lorsqu’un nouveau chef, Abo Yehia – moins disposés à ignorer les liens d’al-Nosra avec al-Qaïda – a pris le contrôle d’Ahrar al-Sham, selon l’une des sources au courant de la visite de Taha.
Alors que de nombreux analystes et rapports rejettent l’idée qu’al-Nosra se soit éloigné et disent que Jaysh al-Fatah est dirigé par le groupe, la source a indiqué qu’al-Nosra mène seulement les opérations sur le flanc sud, une grande partie des opérations à Alep étant dirigées par un groupe appelé Noredin Zinki.
Plus tôt cette année, après que la Russie a lancé son intervention en Syrie, les négociations entre al-Nosra et Ahrar al-Sham ont repris.
Pour Ahrar al-Sham, la puissance militaire d’al-Nosra fait du groupe un allié précieux sur le champ de bataille dans le nord de la Syrie.
Pour al-Nosra, Ahrar al-Sham et d’autres groupes apportent « une certaine légitimité locale » sur laquelle le groupe pourrait « former un émirat à terme, durable et viable », a déclaré Kyle Orton, un analyste du Moyen-Orient et chercheur associé à la Henry Jackson Society, basée à Londres.
Selon lui, les discussions ont été interrompues en février après qu’Ahrar a insisté pour qu’al-Nosra rompent ses liens avec al-Qaïda et devienne un groupe entièrement local. « Dès qu’Ahrar al-Sham a formulé cette demande, al-Nosra est parti », a-t-il expliqué.
Un mois plus tard, al-Nosra a fait la une lorsqu’il a arrêté des membres de la brigade 13 de l’Armée syrienne libre soutenue par les États-Unis, dont les membres avaient protégé les habitants de Maaret al-Numan qui avaient manifesté contre Assad et al-Nosra.
C’est au lendemain de ces protestations que Taha est venu en ville. « Sa mission principale était d’amener les gens à travailler ensemble et aussi de modérer l’élan visant à créer un émirat en Syrie », a déclaré à MEE Hassan Hassan, chercheur associé à la Chatham House.
Il était également là, selon l’une des deux sources en contact avec Taha avant son voyage, pour pousser les combattants d’al-Nosra à rejoindre Ahrar al-Sham, groupe dont il avait à plusieurs reprises fait l’éloge en privé au cours des derniers mois, toujours selon la même source.
Renforcement des radicaux
Des efforts similaires pour réfréner la branche d’al-Qaïda en Syrie en cooptant les membres « modérés » ont été suggérés l’année dernière par l’ancien directeur de la CIA et général de l’armée américaine David Petraeus.
En 2006, le général Petraeus était en charge des opérations militaires américaines en Irak, où les Américains ont commencé à payer des groupes sunnites, dont certains avaient déjà combattu les États-Unis, pour couper les liens et combattre al-Qaïda en Irak dans le cadre du « réveil d’Anbar ».
Deux ans plus tard, le général Petraeus a déclaré aux politiciens à Washington que cette stratégie avait réduit les pertes américaines, accru la sécurité et économisé de l’argent.
La question en Syrie, a-t-il déclaré à CNN en septembre, était de savoir « s’il pourrait être possible à un certain point de faire partir les soi-disant ‘’conciliables’’ qui seraient prêts à renoncer à al-Nosra et s’aligner sur l’opposition modérée [soutenue par les États-Unis et la coalition] pour lutter contre al-Nosra, l’EI et Assad ».
Les États-Unis désignent al-Nosra et Gama’a al-Islamiyya comme groupes terroristes, il leur serait donc difficile – sinon impossible – d’engager ou d’utiliser quelqu’un comme Taha directement comme intermédiaire.
Cependant, Robert Ford, l’ancien ambassadeur américain en Syrie et chercheur associé au Middle East Institute à Washington, pense que les États-Unis devraient discuter avec des groupes islamistes qui ne sont pas sur la liste, notamment Ahrar al-Sham, et qui pensent que les Syriens devraient décider eux-mêmes comment leur pays sera dirigé à l’avenir.
Ford, qui a écrit sur cette stratégie l’année dernière, a indiqué qu’il avait donné ce conseil aux principaux décideurs, notamment le président américain Barack Obama, à plusieurs reprises.
« La politique américaine judicieuse est de s’engager avec des groupes comme Ahrar al-Sham et Jaysh al-Islam qui, à leur tour, sont en mesure d’écarter les gens d’al-Nosra et de créer des groupes qui acceptent qu’il faille en fin de compte un processus politique pour décider de l’avenir de la gouvernance politique syrienne », a déclaré Ford à MEE.
MEE a contacté le département d’État américain, le ministère de la Défense et le commandement militaire CENTCOM au sujet de la mort de Taha et leur a demandé si les États-Unis devraient envisager une stratégie similaire à celle préconisée par Petraeus et Ford.
Le département d’État a renvoyé les questions vers le ministère de la Défense qui n’a pas répondu, tout comme le CENTCOM.
Méfiance vis-à-vis des islamistes
Ford a dit croire que l’administration Obama, notamment les responsables politiques et certains analystes les conseillant, n’a pas tenté cette approche parce qu’elle a « une méfiance instinctive vis-à-vis des islamistes ».
« Ils sont incapable de comprendre ce qu’est un djihadiste par rapport à un salafiste par rapport à un Frère musulman », a-t-il déclaré.
« Ils ne voient pas comment renverser Assad et donc leur inclinaison – s’ils sont contraints de choisir entre Assad et les islamistes – est de simplement se diriger vers quelque chose de laïc comme Assad, principalement par instinct. »
Les États-Unis ont peut-être classé al-Nosra et Gama’a al-Islamiyya comme des organisations terroristes, mais selon Hassan, le chercheur de Chatham House, les sponsors régionaux des groupes cherchent à soutenir le genre de travail que Taha a tenté d’accomplir.
« Les Américains ne sont pas sur la même longueur d’onde », a-t-il déclaré.
« [L’armée américaine] ne pense pas comme Petraeus. Ce n’est pas sa stratégie. Sa stratégie est de tuer le plus grand nombre possible de ces personnes, de perturber leur direction et de prévenir toute sorte de coalition.
« En gros, ils veulent juste disperser les djihadistes quand et où ils les trouvent. »
Pendant ce temps, le manque de compréhension nuancée, du moins publiquement, des différences entre les islamistes en Syrie pousse les militants vers d’autres extrêmes, ont indiqué nos sources. L’assassinat de Taha est, selon eux, un exemple des conséquences exactes de cette politique schématique.
« Maintenant, après cette frappe aérienne », a déclaré l’une des sources, « les radicaux se sont renforcés. Je ne suis même pas certain que les États-Unis sussent qui exactement se trouvait dans la voiture. »
« Je suis persuadé que [Taha] n’était pas un ami des États-Unis et [que] les États-Unis n’étaient pas le sien », a déclaré le combattant. Toutefois, avec la mission de Taha en Syrie, « il existait des intérêts communs ».
« Qui préféreriez-vous affronter : un groupe islamiste qui croit en un projet national et une Syrie après la guerre ou un groupe avec une idéologie mondiale ? »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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