À Gaza, un one-man-show provoque le rire et les larmes
Dans la salle bondée, l’atmosphère devient humide et épaisse au fur et à mesure qu’augmente l’excitation du public. Il est exceptionnel de voir autant de monde traverser la bande de Gaza pour se rassembler au même endroit. Des hommes, des femmes, des enfants, des adolescents, des artistes, des responsables politiques et religieux – tous sont amassés dans la salle du théâtre al-Michal et attendent le début de ce monodrame intitulé Le photographe.
Personne ne sait exactement à quoi s’attendre, mais tout le monde espère trouver ici une échappatoire, un peu d’humour pour se soulager, et peut-être une occasion de rire de bon cœur face au poids de la vie sous le blocus israélo-égyptien de Gaza – ne serait-ce que pour une heure.
Cette pièce est inspirée de la vie de personnes réelles et d’événements qui ont eu lieu à Gaza. Au moment où l’acteur, Ali Abou Yassine, apparaît sur la scène, le public fait le silence.
La première scène s’ouvre sur Ali Abou Yassine, qui interprète le photographe Darwich al-Yanfawi, dans sa maison de la côte méditerranéenne située dans l’un des camps de réfugiés de Gaza les plus pauvres et les plus densément peuplés : le camp d’al-Shati.
Pendant plus d’une heure sur scène, Darwich (Ali Abou Yassine) captive le théâtre plein à craquer en narrant l’histoire douloureuse d’un pays portant le nom de Palestine, de ses citoyens, y compris les habitants de Gaza, qui, au cours des 50 dernières années, ont vécu le déplacement forcé et se sont vus arrachés à leurs maisons et isolés de leurs compatriotes.
L’histoire commence lorsque Madame Soma, une femme de son quartier, demande à Darwich de chercher une photo de son fils Atallah prise il y a quelques années, avant qu’il ne soit tué en 2014. Atallah, son seul enfant, a été abattu par des navires de guerre israéliens qui ont ouvert le feu sur lui alors qu’il se baignait dans la mer de Gaza.
Tandis qu’il cherche la photo, les doigts de Darwich parcourent tous les clichés qu’il a pris dans le camp de réfugiés pendant les 50 dernières années.
Darwich donne l’impression d’un homme très affecté par le poids de la vie sous l’occupation, tout en débordant de joie, d’amour et de dévouement pour son peuple. Son personnage interpelle le public : passionné, plein d’audace, en sueur sur la scène, il délivre un récit très détaillé en se servant de chacune des photos ainsi que des images suspendues aux murs de son petit studio et aux fenêtres qui donnent sur la plage.
« Darwich est à l’image de Gaza : tout le monde l’a laissé tomber, mais malgré tout, il trouve la force de vivre, de respirer, de rêver et de se rebeller », explique à MEE l’auteur de la pièce, Atef Abou-Seif.
Abou-Seif, qui a étudié la littérature anglaise à l’université de Beir Zeit, a grandi en racontant des histoires qu’il tenait de sa grand-mère Aïcha, morte en nourrissant l’espoir éternel de retourner à Jaffa, sa ville natale.
Il a écrit plusieurs romans en langue arabe ainsi qu’un ouvrage sur la guerre de Gaza, il a obtenu sa maîtrise de lettres en Europe et il prépare actuellement un doctorat en science politique.
Darwich, explique l’auteur, fait « un voyage à la recherche de l’identité palestinienne à travers l’histoire et la réalité socio-politique, afin de mettre au jour les transformations qui se sont produites dans la bande de Gaza sur une période d’un demi-siècle ».
Abou-Seif a déclaré à MEE qu’il voulait que la pièce apporte une perspective plus positive à ceux qui ont peut-être perdu l’espoir de retrouver leur nation, leur identité et leur liberté.
« Le personnage de Darwich se retrouve partout, dans tout être humain et dans chaque foyer palestinien », avance-t-il avant de s’interrompre pour serrer la main de dizaines de spectateurs qui font la queue pour le rencontrer. « Darwich représente le prisonnier palestinien, et tous ceux qui ont été blessés ou tués pendant les différentes guerres. »
La pièce pose également des questions cruciales aux Palestiniens – auxquelles eux seuls peuvent répondre. Elle soulève aussi des interrogations quant à la division intra-palestinienne, qui, selon Abou-Seif, a été source d’humiliation pour les Palestiniens et a terni leur réputation au niveau mondial. Enfin, elle interroge la façon qu’ont des frères de se battre pour un pouvoir purement symbolique tout en subissant l’occupation, oubliant et négligeant ainsi la véritable résistance dans l’union.
« Notre situation, en tant que Palestiniens, mérite-t-elle actuellement de voir encore plus de gens mourir, être blessés ou faits prisonniers, sans parler de ceux qui ont perdu leur toit ? », demande Abou-Seif.
La pièce se termine sur un Darwich incapable de mettre la main sur la photo qu’il cherchait en particulier, et pourtant, qui réussit en l’espace d’une heure à mettre en lumière l’histoire du camp de réfugiés et celle de ses habitants.
Son imitation d’un arabe approximatif mélangé à de l’hébreu a fait rire la salle aux éclats pendant qu’il amusait le public en imitant le ton des soldats israéliens le menaçant alors qu’il essayait de photographier des activistes fedayin pendant l’intifada.
Quand le spectacle s’achève, il jette au loin toutes ses photos dans une explosion de résistance frustrée face à cet effort futile et à cette situation sans espoir. Darwich s’écrie : « Mais qui vous a dit que la vie se résumait à une photo ? La vie, c’est bien plus qu’une photo ! »
Le professeur Mohammed al-Boji, critique et analyste de théâtre qui était présent dans la salle, est resté incrédule face à la réaction du publique. « Voilà quelque chose que je n’avais encore jamais vu dans les grandes capitales culturelles du monde arabe, que ce soit au Caire, à Amman, ou dans n’importe quelle autre capitale arabe. Il est tout bonnement impossible d’y rencontrer des publics aussi nombreux comprenant des jeunes, des personnes âgées, des jeunes femmes et des enfants », affirme-t-il.
D’après lui, cela signifie deux choses : « Soit que la société, qui traverse une grande période de crise tout en étant sous pression, a trouvé là une échappatoire vers un ailleurs et un moyen de jouir d’un sentiment de liberté, soit que la société palestinienne a en elle un grand amour de la vie et de l’art dans toutes ses formes, et aime se voir représentée sur une scène. »
Du point de vue de Mohammed al-Boji, l’interprète de Darwich a énormément apporté au texte, non seulement en le mémorisant, mais en lui insufflant une émotion sincère, car il vit justement dans le même camp que celui où se situe l’action.
À la fin du spectacle, le public a offert un tonnerre d’applaudissements enthousiastes, et certains spectateurs se sont approchés de la scène pour féliciter l’acteur.
Cette pièce a eu un profond impact sur certaines personnes dans le public. « À certains moments, je n’arrivais pas à croire que j’étais encore à Gaza », explique Sarah Bakri, étudiante en médecine âgée de 21 ans. Ses amis lui avaient dit qu’elle verrait quelque chose de spécial et d’unique, mais elle n’avait jamais imaginé que cela la ferait réfléchir autant sur sa propre vie, sur le passé douloureux de sa famille et sur l’histoire de Gaza avant sa naissance.
En tant que personne originaire de Gaza, poursuit-elle, elle n’avait jamais pensé qu’elle serait un jour ici pour assister à une pièce de théâtre jouée par un seul acteur dans une salle comble. « C’est la première fois que je vois une pièce à Gaza », explique-t-elle en guise de description de cet attroupement inhabituel dans le territoire palestinien assiégé.
« Quel grand acteur, cet Ali Abou Yassine, il nous a fait pleurer à chaudes larmes et il nous a fait réfléchir sérieusement sur Gaza et sur la situation de nombreuses familles de notre connaissance », commente Hecham Saqallah, un Palestinien proche de la cinquantaine assis dans un fauteuil roulant. « Après tout, ce n’était pas une pièce étrangère, mais une histoire qui parlait de nous – c’était notre propre histoire.
« En tant que Palestiniens, nous avons maintenant une histoire à raconter capable de remplir les théâtres de Paris, de Londres et de nombreuses autres villes du monde civilisé ; certes, nous vivons parmi les ruines de maisons démolies, mais nous sommes en mesure de dire au monde que nous avons notre propre culture, et nous pouvons surgir des flammes comme un oiseau antique pour contempler notre magnifique réalité culturelle », ajoute Hecham Saqallah, qui a perdu sa maison au cours de la guerre de 2014 à Gaza.
Après le spectacle, Ali Abou Yassine accueille la foule qui se presse pour le féliciter et le remercier d’avoir fait voyager la nouvelle génération de Gaza dans le monde de l’imagination, des rêves et du théâtre – chose pour laquelle le dur quotidien de la rue laisse peu de place.
Une jeune femme lui serre la main, manifestement émue par tout le spectacle. « Je le sens dans mon sang, lance-t-elle, je sens que je suis en train de serrer la main de la liberté. »
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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