Georges Nasser, le retour d’un grand nom du cinéma libanais
Même si vous êtes passionné de cinéma, il est possible que vous n’ayez jamais entendu parler de Georges Nasser. En fait, à l’exception d’une poignée de spécialistes au Liban, rares sont ceux qui ont déjà entendu parler de ce pionnier du cinéma libanais.
Pendant plus d’un demi-siècle, Georges Nasser a été poussé à la périphérie de l’histoire du cinéma arabe. Sur le plan international, son héritage a été relégué à une note de bas de page dans le Dictionnaire des cinéastes de l’influent historien français Georges Sadoul.
Après des années d’obscurité totale, Georges Nasser revient enfin à la lumière des projecteurs grâce à un nouveau documentaire biographique, Un certain Nasser, et à la restauration de son premier film, Ila Ayn (1957), dont la nouvelle version a été projetée au Festival de Cannes en 2017.
L’histoire de Georges Nasser n’est pas une simple anecdote de grandeur et décadence d’un réalisateur talentueux qui a émergé au mauvais endroit et au mauvais moment. L’histoire de Georges Nasser est l’histoire du Liban : une identité conflictuelle, une amnésie collective et les mythes d’un récit national décousu.
Né à Tripoli en 1927, Georges Nasser est l’un des premiers cinéastes arabes à avoir étudié le cinéma aux États-Unis, obtenant une maîtrise de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) avant de revenir au Liban au milieu des années 50 pour réaliser son premier long métrage, Ila Ayn.
Sophistiqué et révolutionnaire
Contrairement aux réalisateurs libanais qui l’ont précédé, dont le style était en grande mesure façonné par la tradition théâtrale, le cinéma de Nasser était plus sophistiqué, un cinéma actuel et unique. Ila Ayn est entré dans l’histoire en devenant le premier film libanais à être sélectionné au Festival de Cannes en 1957.
Mélodrame centré autour d’un chef de famille qui décide d’émigrer au Brésil à la recherche d’un avenir meilleur, Ila Ayn est le premier film libanais à exploiter pleinement le potentiel de la cinématographie évocatrice : performances contenues, utilisation avancée des transitions, symbolisme visuel intelligent et thèmes existentiels omniprésents mettant en évidence le récit.
Le cinéma de Georges Nasser est également révolutionnaire dans sa représentation des femmes : tant dans Ila Ayn que dans les films suivants, ses personnages féminins sont libérés sur le plan sexuel, ont un caractère bien trempé, assument sans vergogne leurs désirs et sont aussi déterminés que leurs homologues masculins.
L’histoire de Georges Nasser est l’histoire du Liban : une identité conflictuelle, une amnésie collective et les mythes d’un récit national décousu
Ce travail phénoménal a été réalisé à une époque où les outils cinématographiques de base n’existaient pas. « Nous n’avions pas d’acteurs alors ; nous n’avions pas de techniciens non plus », a déclaré Georges Nasser dans une interview accordée à la chaîne de télévision libanaise MTV l’été dernier.
« J’ai fait le film en donnant à un groupe de jeunes certaines tâches, et je leur ai expliqué quelles étaient ces tâches. C’était un effort immense, mais cela en valait la peine parce que le film a mis le Liban sur la carte du cinéma international. »
Cependant, Ila Ayn n’a pas rencontré le succès au box-office. Son mélange de mélodrame et de néo-réalisme italien était trop radical pour le public de l’époque, peu coutumier du langage cinématographique.
Son film suivant, Le petit étranger, est sorti sur les écrans en 1962, bouleversant Cannes une nouvelle fois. Ce deuxième opus en français qui narre le passage à l’âge adulte d’un jeune garçon de la campagne qui se fait corrompre par la cruauté de la vie en ville était un désordre brûlant : surréaliste, indiscipliné et magnifiquement cadré.
La décision du producteur de couper lui-même le film et d’y ajouter des scènes érotiques accrut la qualité onirique d’une œuvre dont l’esthétique était bien en avance sur son temps.
Une identité conflictuelle
Chaque chapitre de la carrière de Nasser pourrait être considéré comme le reflet d’une identité confuse.
Ila Ayn fait la chronique du désir intrinsèque de quitter la patrie ainsi que du mécontentement suscité par une existence asphyxiante et limitée au Liban. En exposant de nombreuses coutumes libanaises, le premier film de Nasser tente également de cimenter une identité nationale à la fois uniforme et distincte de l’influence ottomane ou arabe.
« C’était comme si le public découvrait un nouveau cinéaste. Les thèmes de l’immigration, du sentiment d’appartenance et de l’identité parlent au public d’aujourd’hui. Ila Ayn et Le petit étranger ont tous deux résisté à l’épreuve du temps »
- Badih Massaad, cinéaste
En utilisant le français dans ses dialogues, Le petit étranger aligne l’identité libanaise sur la France, une idéologie associée à certaines anciennes générations de Libanais chrétiens.
Les années d’oubli
Le petit étranger s’est révélé être un échec critique et commercial, mettant un terme à la carrière de Georges Nasser au Liban et jetant dans l’oubli son héritage.
Parmi les nombreuses histoires à dormir debout dont il est l’auteur, Nasser a accusé les distributeurs égyptiens de l’échec commercial du film, prétendant que ceux-ci avaient menacé les propriétaires de théâtres libanais de retirer les films égyptiens s’ils projetaient celui de Nasser, dans la crainte de déclencher une nouvelle vague cinématographique libanaise qui aurait volé la vedette au cinéma égyptien.
Il faudra douze années à Georges Nasser pour réaliser un autre film. Produit par l’Organisation nationale du cinéma syrienne, sa dernière œuvre, Al-matlub rajul wahid (Il suffit d’un seul homme, 1974), est un conte allégorique palestinien qui relate l’histoire de l’héritier d’une famille paisible qui complote sa vengeance contre le chef malhonnête de son village. Bien que la production ait pu être 100 % syrienne, la simple exploration d’un récit arabe signifiait peut-être que Nasser considérait alors le Liban comme faisant partie du monde arabe.
Abondant de performances délirantes et d’un symbolisme flagrant virant à l’autoparodie, peut-être sans le vouloir, le film est un sublime exemplaire de kitsch ; un western de série B saturé de confrontations, de nus féminins et de couleurs primaires criardes.
Un an plus tard, lorsqu’éclate la guerre civile libanaise, Nasser réoriente ses efforts vers la création d’un syndicat du film libanais – en vain – avant de prendre un poste d’enseignant à l’Académie libanaise des beaux-arts.
« Nasser est un personnage. C’est un metteur en scène qui se met lui-même en scène – la façon dont il marche, dont il s’habille, fume. Il est très visuel »
- Antoine Waked, cinéaste
Contrairement aux nombreux cinéastes libanais qui ont reçu les éloges internationaux en racontant la guerre civile, Nasser n’a – mystérieusement – jamais abordé la question, perdant ainsi toute possibilité d’influencer les générations futures.
Depuis, Nasser est resté une figure essentiellement anonyme parmi la communauté cinématographique et le public en général. Ce, jusqu’à ce que deux de ses anciens étudiants, Badih Massaad de MC Distribution et Antoine Waked de l’éminente société de production d’art et d’essai Abbout, décident l’année dernière de présenter son œuvre et son histoire aux jeunes générations à travers la région.
Hommage à un professeur
« Nasser est un personnage. Après l’avoir rencontré, vous ne l’oublierez jamais », a déclaré Waked à Middle East Eye. « Le croisant un jour, je lui ai dit où je travaillais et il m’a demandé si je pouvais organiser une rencontre avec nous. Après l’avoir rencontré, [le PDG d’Abbout] Georges Schoucair, qui n’était pas familier avec son travail, a immédiatement suggéré de faire un film sur lui. La plupart des gens dans le monde du cinéma libanais savent qui est Georges Nasser, mais seulement la moitié d’entre eux ont en fait vu ses films ou savent de quoi il retourne. »
Un certain Nasser n’était pas destiné à offrir un questionnement intensif de l’identité libanaise, ni ne s’est aventuré à distiller la vérité sur la légende de Nasser. Autrement dit, Waked et Massaad voulaient simplement créer un hommage aimable à leur ancien professeur.
« Nous voulions prendre ce que nous aimions à propos de Nasser, son caractère fascinant, et le faire connaître à ceux qui ne l’ont jamais rencontré. Nous avons fait une longue interview de lui et, progressivement, il a commencé à s’ouvrir à nous », a raconté Antoine Waked. « Nasser est un personnage. C’est un metteur en scène qui se met lui-même en scène – la façon dont il marche, dont il s’habille, fume. Il est très visuel. »
« Les mythes qu’il a propagés font partie intégrante de son personnage », a ajouté Massaad. « Tout au long du film cependant, la vérité derrière l’homme, derrière ces mythes, commence à faire surface. »
L’histoire de Georges Nasser apparaît également comme une miniature de toute l’industrie cinématographique libanaise.
« Nous n’avions pas d’acteurs alors ; nous n’avions pas de techniciens non plus »
- Georges Nasser, cinéaste
« Nasser est un représentant de tous les artistes qui travaillent au Liban », a observé Waked. « Vous avez un rêve, vous travaillez dur pour le réaliser, mais vous faites constamment face à des obstacles qui, au final, tirent le meilleur de vous. »
Georges Nasser a inséré ce qu’il a appris d’Hollywood dans un contexte libanais unique, mais ses films ont été rejetés. Puis il s’est battu pour créer un syndicat afin d’obtenir le soutien de l’État pour le financement et l’exportation de films libanais à l’international, mais il a échoué.
« L’histoire de Nasser, une histoire de rêves inassouvis, est peut-être l’histoire de tout le cinéma libanais : de grands talents naissent, puis meurent, puis ressuscitent tels des phénix, puis ils meurent encore. C’est un cercle sans fin. Le cinéma libanais est entièrement défini par une série de tentatives contrariées », a commenté Waked.
Boucler la boucle
Pour le cinéaste de 91 ans, retourner à Cannes pour la première mondiale de la version restaurée d’Ila Ayn l’année dernière a bouclé une boucle entamée il y a plus d’un demi-siècle.
« L’histoire de Nasser, une histoire de rêves inassouvis, est peut-être l’histoire de tout le cinéma libanais : de grands talents naissent, puis meurent, puis ressuscitent tels des phénix »
- Antoine Waked, cinéaste
D’autres projections au Festival Lumière de Lyon, au Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier et à Dubaï ont ravi les spectateurs.
« C’était comme si le public découvrait un nouveau cinéaste », a observé Badih Massaad. « Les thèmes de l’immigration, du sentiment d’appartenance et de l’identité parlent au public d’aujourd’hui. Ila Ayn et Le petit étranger ont tous deux résisté à l’épreuve du temps. »
Le Liban a toujours eu la mémoire courte – peut-être un mécanisme de survie qui s’infiltre dans tous les autres aspects de la vie contemporaine.
« Le cinéma est le miroir de son pays d’origine », déclare Georges Nasser dans le documentaire.
La plupart des étudiants en cinéma n’ont jamais vu les films de Nasser, ni ceux de réalisateurs plus connus et plus populaires comme Maroun Bagdadi, Borhane Alaouié ou Randa Chahal Sabbag. Les introspections à vif sont peut-être trop pénibles pour un pays toujours confronté à une myriade de conflits internes.
Depuis quelques mois, Georges Nasser est redevenu une célébrité. Les mythes qui entouraient son œuvre, les lacunes criantes de sa filmographie et l’incomplétude de son récit font de lui une histoire entièrement libanaise.
* Joseph Fahim est co-auteur de Georges Nasser : le cinéma intérieur.
Traduit de l'anglais (original).
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