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À Beyrouth, un archiviste d’affiches de films préserve les années de gloire du cinéma libanais

Face au manque d’archives nationales, Abboudi Abou Jaoude a reconstitué le patrimoine du cinéma libanais, affiche après affiche
Le collectionneur Abboudi Abou Jaoude avec l’affiche du film Haram Aalayki (MEE/Roland Ragi)

Dans le sous-sol d’un immeuble du quartier d’Hamra, à Beyrouth, derrière des étagères interminables de livres en langue arabe, se trouve une petite arrière salle qui est un sanctuaire du cinéma du passé. Rempli de piles d’affiches soigneusement rangées, cet endroit est l’une des collections les plus complètes d’accessoires de films du monde arabe, et chaque centimètre de ses murs est tapissé d’affiches vives et de photographies d’acteurs.

Ce trésor qui regroupe un demi-siècle de cinéma arabe est l’œuvre d’un seul homme. Abboudi Abou Jaoude, un éditeur libanais qui est lui-même une encyclopédie du cinéma, collectionne des affiches de films depuis l’âge de quinze ans.

En décembre 2015, Abboud Jaoude a publié le livre Tonight, un guide complet consacré aux films tournés au Liban de 1929 à 1979, relatés à travers des affiches, des photos et des articles. Le livre est l’aboutissement de son passe-temps devenu passion, le résultat de décennies passées à collectionner des affiches et à construire une archive du cinéma libanais.

L’arrière salle de la maison d’édition et de distribution Al-Furat, où Abboudi Abou Jaoude conserve sa collection d’affiches (MEE/Roland Ragi)

Depuis le bureau de sa maison d’édition et de distribution de livres Al-Furat, Abouddi, habillé sobrement et une paire de lunettes autour du cou, hoche la tête en direction d’une affiche en arabe imprimée au Caire pour Le Voleur de Bagdad, une production britannique de 1940 réalisée par Michael Powell. « C’est le premier film à avoir essayé la technique de l’écran bleu, et il a été si populaire dans le monde entier qu’il a été reprojeté pendant plus de trente ans après le tournage, en particulier dans les pays arabes », explique-t-il, son visage s’illuminant.

Sur un autre mur se trouve Cinquante millions pour Johns, une affiche d’une production américaine de 1965 imprimée à Beyrouth qui montre un pilote pointant son arme contre un assaillant inconnu. La légende égyptienne de la danse du ventre, Nadia Gamal, danse en arrière-plan. « Il y a eu environ 25 films français, anglais et américains tournés ici dans les années 1960 et 1970, explique Abboudi. Mais c’étaient pour la plupart des séries B, voire des séries C ou D pour certains », ajoute-t-il en riant.

D’autres affiches mettent en vedette des icônes musicales du monde arabe – Fairuz, Sabah, Souad Hosny, Farid el-Atrache –, rappelant une époque où elles faisaient partie des plus grandes stars du cinéma.

À l’âge de quinze ans, Abboudi Abou Jaoude a commencé à collectionner des affiches de ses acteurs préférés, comme Clint Eastwood et Steve McQueen, avant d’y ajouter rapidement des films mettant en vedette des chanteurs arabes emblématiques. Sa collection se compose aujourd’hui d’environ 20 000 pièces et met en lumière le patrimoine cinématographique du monde arabe à travers des affiches du Levant et de l’Afrique du Nord, des clichés de films et des magazines de cinéma arabes.

Bien que des réseaux de télévision comme ART, Sabbah Brothers et Rotana détiennent les droits de nombreux films arabes du passé, certaines séquences ont été perdues ou détruites pendant les quinze ans de guerre civile au Liban ou en raison du manque d’archives adéquates. Dans certains cas, la seule preuve que ces films ont existé est une affiche qui a été accrochée un jour dans un hall de cinéma lorsqu’il était projeté.

Sélection d’affichettes utilisées pour faire la promotion de films dans les cinémas (MEE/Roland Ragi)

« Il y a eu des films libanais et arabes sur lesquels je n’ai trouvé aucune information. Il n’existait pas d’archives, donc il y a dix ans, j’ai commencé à en créer une », raconte Abboudi.

Après avoir découvert que les traces de films produits au Liban avec le ministère de la Culture et d’autres sources étaient non seulement incomplètes, mais également « inexactes », Abboudi s’est donné pour mission de combler les vides.

« Ce livre est important parce qu’il est fait avec professionnalisme et que tous les films produits sont mentionnés. Abboudi a voulu être exhaustif », explique Antoine Khalife, directeur du programme arabe au Festival international du film de Dubaï et conseiller spécial et producteur pour ART, qui a animé une discussion autour de Tonight lors de sa sortie. « Il vise un public large. Ce livre peut être tout autant apprécié par les cinéphiles que par le grand public. »

Les icônes musicales arabes au cinéma : à gauche, Yahya al-Hob, un film égyptien de 1938 avec Mohamed Abdel Wahab et Leila Mourad ; à droite, Bint el-Haress, un film libanais de 1968 avec la chanteuse libanaise Fairuz (MEE/Roland Ragi)

Une collection d’affiches de cinéma vintage

Sur un mur du bureau d’Abboudi, une affiche de Yahya al-Hob (Vive l’amour), un film de 1938, représente dans une peinture complexe le chanteur et compositeur égyptien Mohammed Abdel Wahab et l’actrice Leila Mourad, alors que des notes fluides flottent le long d’une partition de musique qui les enveloppe. Avec huit films à son actif entre 1933 et 1949, Abdel Wahab a été le pionnier de la comédie musicale arabe, devenue l’un des genres les plus populaires du cinéma égyptien.

Les affiches peintes à la main varient en termes de style et de qualité. Certaines font preuve d’un sens du détail impressionnant, d’autres semblent avoir été faites de manière plus précipitée – peut-être conçues à toute vitesse par un artiste mal payé avec un délai court. Elles montrent des productions libanaises qui couvrent tous les genres, des thrillers d’espionnage représentant des bandits armés et des femmes à moitié nues aux romances illustrées deux personnages pris dans une étreinte passionnée.

Selon Abboudi, de nombreux artistes n’avaient pas leur propre style et s’inspiraient des affiches américaines. Pourtant, ils démontrent bel et bien d’une liberté, là où « tout est possible ». « À partir de ces affiches, nous pouvons étudier l’époque, la sociologie, tout », ajoute-t-il. Antoine Khalife estime que les affiches dépeignent un monde d’évasion idyllique. « Elles [racontent] le rêve et la fantaisie auxquels les producteurs voulaient inciter les spectateurs à croire. Les affiches nous parlent de la liberté, de la joie de vivre, loin des vrais problèmes de la société libanaise. »

La dernière affiche de film peinte par Zohrab, en 1972, pour la comédie musicale française Peau d’Âne de Jacques Demy (avec l’aimable autorisation de Krikor Zohrab Keshishian)

Du début au milieu des années 1960, la plupart des affiches de cinéma libanaises étaient réalisées au Caire ; toutefois, avec la nationalisation du cinéma égyptien sous le président Gamal Abdel Nasser, de nombreux producteurs ont afflué vers Beyrouth et l’industrie a suivi. La période du milieu des années 1960 au milieu des années 1970 est considérée comme l’« âge d’or » du cinéma libanais, avec environ 35 à 40 films réalisés chaque année à son apogée, d’après Abboudi.

« Les plus belles affiches sont celles des années 1940 au début des années 1960, avec des œuvres d’artistes comme Jaissour, Abdel-Rahman, Abdul Aziz Hawarian et Zohrab, affirme Abboudi. Par la suite, le travail était de qualité moindre. Les studios et les producteurs ne voulaient pas payer. »

Le labeur quotidien d’un peintre d’affiches de films

« J’ai peut-être peint des milliers d’affiches de films et j’ai travaillé dans [l’industrie] pendant 16 ans », a raconté le peintre libano-arménien Krikor Zohrab Keshishian, buvant le café du matin dans son atelier beyrouthin avec des amis de son voisinage, perché entre des toiles à moitié terminées.

Âgé d’un peu plus de 70 ans, Krikor Zorab Keshishian, qui est aujourd’hui un artiste réputé et a exposé dans le monde entier, a commencé sa carrière à 13 ans, en 1956, en peignant des affiches de cinéma dans un atelier d’art commercial à Alep. Il a travaillé pour l’artiste gréco-syrien Serios, avant de s’installer au Liban en 1962 pour travailler dans la galerie du peintre et caricaturiste libano-italien Juliano Achkar.

L’artiste Krikor Zohrab Keshishian avec l’une de ses dernières œuvres d’art moderne (avec l’aimable autorisation de Krikor Zohrab Keshishian)

Avant la numérisation de la conception graphique, chaque affiche de cinéma, quelle que fût sa taille, était minutieusement peinte à la main. Cette tâche se résumait en de longues heures de travail, des salaires faibles et des patrons esclavagistes. « Nous travaillions comme des mules. Nous peignions de très grandes affiches pour le cinéma en deux jours et nous travaillions toute la nuit. Nous étions payés une misère », raconte Kirkor. Le salaire était d’une livre libanaise par feuille (avant la guerre, trois livres libanaises valaient un dollar).

Les affiches étaient souvent tellement grandes qu’elles ne rentraient pas dans l’atelier et que la seule façon de travailler était d’enrouler la toile tout en peignant ; les affiches de contreplaqué étaient travaillées sur des blocs individuels, puis reconstituées.

Une des plus grandes affiches peintes par Krikor Keshishian était une affiche de 50 mètres sur 60 pour Les Anges aux poings serrés, un film de 1967 avec Sidney Poitier, pour le Piccadilly Theatre de Londres. Pendant la majeure partie de sa carrière, il était un peintre fantôme et signait sous le nom du patron de la galerie. Ce n’est qu’en ouvrant son propre atelier en 1968 qu’il a commencé à signer « Zohrab ».

S’il ne pouvait pas s’offrir un appareil photo, l’artiste a payé un photographe pour prendre des photos de ses œuvres, et son expérience est encore impressionnante. Une photo en noir et blanc montre le cinéma Empire de Beyrouth, où trône son affiche pour le film Goldfinger de la saga James Bond, devant lequel une foule excitée s’amasse pour la première du film.

Ses œuvres comprennent des affiches pour des stars de cinéma arabes telles que Faten Hamama, Mahmoud Yassine et Rushdy Abaza, ou encore des géants d’Hollywood comme Gregory Peck et Ingrid Bergman.

Affiche peinte par Zohrab pour le film Goldfinger au cinéma Empire de Beyrouth, signée sous le nom de son patron, Juliano Ackhar (avec l’aimable autorisation de Krikor Zohrab Keshishian)

« Je suis heureux d’avoir quelques photos de cette époque. Elles appartiennent à l’histoire, explique-t-il. Aujourd’hui, je les apprécie davantage. J’ai travaillé avec mon cœur. »

Après avoir peint sa dernière affiche de film en 1972, Krikor a fait sa première exposition personnelle consacrée à ses propres œuvres au Bristol Hotel de Beyrouth. Il a été invité à Venise en 1975 pour réaliser une grande peinture pour une église et est parti quelques jours après le début de la guerre civile libanaise.

Les épreuves et les récompenses d’un collectionneur compulsif

Pour Abboudi, ce sont les rencontres avec des personnes telles que Kirkor qui ont rendu son périple dans l’histoire du cinéma libanais si intéressant. « C’est une joie de savoir qu’il y a beaucoup de gens qui aiment les affiches, confie-t-il. J’ai rencontré des personnes plus âgées qui ont travaillé un jour sur ces films et qui conservent des affiches depuis des années. »

Lors des recherches qu’il a menées pour son livre, Abboudi a rencontré Ibrahim Takkoush, un réalisateur et acteur libanais à l’origine de quelques films dans les années 1950, dont Lastu Muthniba (« Je ne suis pas coupable »). D’après Abboudi, il vend maintenant des fleurs dans la rue Hamra, tout près des vieux cinémas où ses films étaient projetés autrefois. Cet homme n’est qu’un exemple de la réalité de la guerre, capable de bouleverser des destins, et d’une industrie qui a été mise à genoux dans ses années de gloire, interrompant des carrières cinématographiques en pleine course.

Il a fallu des décennies à Abboudi pour rassembler des informations sur l’histoire du cinéma libanais, des années au cours desquelles il a voyagé aux quatre coins du monde arabe et visité les vieux cinémas de Syrie, d’Égypte, d’Irak et du Maroc en quête d’affiches manquantes.

« C’est un puzzle, explique-t-il. J’ai trouvé au Maroc des affiches de films libanais et syriens que je n’ai pas trouvées ici, des films libanais en Égypte et des films égyptiens au Liban. » Abboudi connaît quelques autres collectionneurs d’affiches de films dans la région.

Bien qu’ils se concentrent principalement sur un acteur ou un thème spécifique, la demande fait que le prix pour des affiches rares peut être élevé. Le prix le plus élevé qu’il ait jamais payé a été de 1 000 dollars, pour l’affiche d’Al-Warda El-Baida (La Rose Blanche), une comédie musicale égyptienne de 1933 avec Mohamed Abdel Wahab. Toutefois, comme il n’a pas vu d’autre copie réapparaître depuis, il ne regrette aucunement cet investissement.

L’importance des archives                                               

En l’absence d’archives nationales complètes au Liban et au vu de la situation similaire dans la région en général, de nombreuses institutions privées et de nombreux individus ont dû intervenir pour sauver son patrimoine culturel des oubliettes de l’histoire. Des associations telles que la Fondation pour la recherche et l’archivage de la musique arabe (AMAR) et la Fondation arabe pour l’image (FAI) œuvrent en vue de créer des archives accessibles au public.

Affiche peinte par Zohrab pour Quo Vadis, un film de 1951 avec Robert Taylor et Deborah Kerr (avec l’aimable autorisation de Krikor Zohrab Keshishian)

Pour Antoine Khalife, cependant, la création d’archives nationales demeure essentielle. « Les institutions privées sont importantes et font un excellent travail, mais il doit exister des archives nationales et le ministère de la Culture doit y participer, soutient-il. Malheureusement, ils ne se rendent pas compte de l’importance du cinéma. Il est impossible pour les initiatives privées de travailler sur les archives. Elles n’ont pas toujours les finances nécessaires pour continuer. »

Dans le même temps, Abboudi souhaite continuer de partager l’héritage culturel du Liban avec le public. « Les jeunes générations n’ont pour la majorité aucune idée de ce que nous avons fait dans les années 1960 et 1970. Je veux leur montrer la culture que nous avions », affirme-t-il.

Alors qu’une exposition récente de sa collection d’affiches dans la baie de Zaitunay a attiré plus de 100 visiteurs par jour, son message trouve assurément un écho.

À l’avenir, Abboudi espère emmener son exposition dans d’autres villes du Liban et envisage un futur centre culturel dans lequel ses archives seraient ouvertes au public. « Les archives sont la vie des gens et la continuation de la vie, indique-t-il. C’est notre culture passée et les gens doivent la voir. »

Peinture de Zohrab (avec l’aimable autorisation de Krikor Zohrab Keshishian)

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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