Marwa al-Sabouni : « L’architecture a précipité le conflit syrien »
Art majeur souvent jugé sur ses dimensions esthétiques et fonctionnelles, l’architecture joue un rôle qui s’étend bien au-delà de ses seules fonctions pratiques, en participant à la cohésion des sociétés ou à leur effondrement.
Dans son premier ouvrage, Dans les ruines de Homs, journal d’une architecte syrienne, traduit et publié par les éditions Parenthèses en octobre dernier, Marwa al-Sabouni démontre la responsabilité des édifices et de l’aménagement de l’espace dans la création du lien social entre les individus.
À travers l’histoire de sa propre nation, elle explique comment l’architecture syrienne, faute d’avoir su répondre aux besoins de son identité singulière, a progressivement divisé sa population multiconfessionnelle.
Elle nous entraîne ainsi à travers des différentes périodes architecturales de la Syrie : des palais omeyyades aux bâtiments de l’époque ottomane, en passant par ceux du mandat français, jusqu’aux ruines de Homs.
Un périple passionnant dans les méandres du conflit d’un pays qui, loin de ne dresser qu’un tableau noir de la situation, offre aussi l’espoir d’une reconstruction salutaire qui pourrait enfin réconcilier les Syriens dans leur environnement bâti.
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Marwa al-Sabouni : Qu’il s’agisse d’espaces privés ou publics, l’architecture des lieux affecte la vie des gens à plusieurs niveaux. Elle se doit donc d’être à la fois belle, agréable, mais aussi de permettre à chacun de se connecter et vivre ensemble.
MEE : Dans le livre, vous utilisez l’exemple de votre ville natale, Homs, pour illustrer le rôle de l’architecture dans la communauté.
MS : Je parle surtout de l’ancienne partie de la ville. Le vieux Homs était un musée vivant d’architecture antique, mais ses trésors ont été abandonnés.
Souvent, on entendait les cloches des églises chrétiennes et l’appel à la prière des musulmans résonner de concert dans la rue. Des principes qu’il aurait fallu protéger car aujourd’hui, ils manquent cruellement
Je pense en particulier à deux bâtiments de la ville devenus iconiques pour ses habitants car ils revêtent une importance sentimentale pour les chrétiens comme pour les musulmans : la mosquée ottomane Khalid ibn al-Walid et l’église Sainte-Marie. Outre leur importance pour les Homsis, les deux bâtiments ont en commun d’avoir subi d’importantes dégradations lors des récents conflits.
Le tissu social s’est construit sur le même principe que celui de l’architecture : mélange des usages, des origines et des religions. Souvent, on entendait les cloches des églises chrétiennes et l’appel à la prière des musulmans résonner de concert dans la rue. Des principes qu’il aurait fallu protéger car aujourd’hui, ils manquent cruellement.
La vieille ville contribuait à donner un sentiment de communauté aux habitants. Tout le monde vivait en collectivité grâce à la configuration même des habitations, qui favorisait la cohésion : leurs proportions, hauteur, alignement, formes et les matériaux utilisés avaient été pensés comme un élément à part entière de la ville.
Aujourd’hui, la partie plus moderne, située à la périphérie de la ville, s’est au contraire constituée comme un agglomérat de quartiers basés sur l’origine démographique ou la religion de sa population.
MEE : Le gouvernement syrien a-t-il échoué dans la planification d’une architecture permettant à ses habitants de vivre ensemble sereinement ?
MS : Il a échoué à de multiples niveaux en négligeant les fonctions de base de l’architecture : l’aspect esthétique, social, économique et même politique que les bâtiments devraient fournir.
Plutôt que de préserver la partie ancienne de la ville et améliorer la nouvelle, les responsables de la ville ont décidé « d’actualiser » l’urbanisme et l’architecture. Un bon nombre d’anciens bâtiments ont été détruits, remplacés par des fantaisies sorties de leur imagination.
Des masses en béton sans vie ont pris la place de palais, de thermes et d’autres édifices d’importance historique et esthétique
Un jour, par exemple, la mairie a décrété que le centre commercial en plein cœur de la vieille ville serait pourvu d’un parking ouvert. Des masses en béton sans vie ont pris la place de palais, de thermes et d’autres édifices d’importance historique et esthétique.
Une autre construction massive, le complexe Ibn al-Walid, n’a pas été achevée et ressemble aujourd’hui à une verrue maligne. Ce projet a été conçu et réalisé par la société de construction militaire, entrepreneur principal des projets publics en Syrie.
Les rares fois où les responsables ont opté pour la préservation et la restauration, les résultats ont été désastreux, comme pour le palais al-Zahrawi par exemple, qui est devenu la propriété du gouvernement syrien en 1976. L’équipe officielle de restauration n’a pas respecté l’harmonie et la cohérence de ce magnifique édifice et l’a repeint avec des couleurs tapageuses.
MEE : Comment l’architecture a-t-elle donc précipité le conflit syrien ?
MS : Le conflit est l’objet d’une série d’événements, dont l’architecture est une infime partie. Si je parle principalement de Homs dans mon livre, c’est qu’elle suit un schéma qu’on retrouve partout à l’échelle d’autres villes syriennes.
Le vieux Homs, qui est à la fois le cœur de la ville et son quartier historique, a été construit à l’origine à l’intérieur des murs antiques qui protégeaient la ville des envahisseurs. C’est dans les années 40 que la cité s’est étendue au-delà de la zone circonscrite par ces murs, elle était alors entourée de vergers luxuriants qui poussaient à proximité du fleuve al-Assi.
Dans les années 50, la promulgation d’une loi d’expropriation a permis au gouvernement de confisquer les propriétés privées pour un usage public, ouvrant ainsi la voie à des constructions massives en dehors des limites de la ville.
Même avant la guerre, l’érosion des vieux quartiers de Homs et, surtout, leur remplacement par de nouveaux basés sur la religion ou sur les origines démographiques de la population ont contribué à déconnecter les habitants de la ville et d’eux-mêmes
Dans ce nouveau secteur qui est devenu l’autre centre-ville, l’urbanisme a prolongé de manière hétéroclite la vieille ville, en mélangeant des éléments de l’architecture coloniale avec des constructions sans réelle identité ni signification.
Le troisième secteur comprend des quartiers plus résidentiels où se trouvent les habitations des classes moyennes et supérieures, dont les éléments architecturaux vont du « moderne expérimental » au néant de l’anti-architecture.
Même avant la guerre, l’érosion des vieux quartiers de Homs et, surtout, leur remplacement par de nouveaux basés sur la religion ou sur les origines démographiques de la population, ont contribué à déconnecter les habitants de la ville et d’eux-mêmes. Aux prémices du conflit, les gens se sont ainsi retrouvés cloîtrés dans certaines zones de la ville à cause des mauvaises décisions des autorités en matière de planning urbain.
MEE : Vous parlez aussi d’amalgame entre architecture arabe et islamique. Qu’est-ce que l’architecture arabe ?
MS : L’architecture arabe n’existe pas. Quand les Ottomans ont été vaincus par les Arabes, ces derniers ont commencé à parler d’arabisme afin de s’unifier et le concept d’architecture arabe est alors apparu. L’idée d’architecture arabe est une simple construction politique.
L’architecture arabe n’existe pas […] il s’agit d’une simple construction politique
Il y a en revanche une architecture islamique, que vous pouvez voir à travers les monuments et les structures de nombreux pays arabes. Ce qui est apparu après n’était que de l’architecture européenne importée.
MEE : Quelle est le principal problème de l’architecture au Moyen-Orient ?
MS : Son principal problème est qu’elle est l’objet d’un héritage colonial que les anciens pouvoirs nous ont laissé et non pas une création nationale. En Syrie, les nouveaux plans d’urbanisme ont été planifiés par les Français et mis en œuvre après les indépendances.
L’architecture doit permettre aux gens de se sentir chez eux en trouvant des formes d’expression et de production singulières, qui ne se résument pas à importer des plans d’architectes de l’étranger.
Nous entretenons un complexe d’infériorité depuis des années, une maladie sociale dont nous devrions nous débarrasser, en essayant de mieux comprendre notre histoire pour trouver notre propre voie.
MEE : Êtes-vous nostalgique de l’architecture traditionnelle de l’époque ottomane ?
MS : Ce n’est pas une question de nostalgie mais plutôt de raison. Mon message est le suivant : essayons d’observer et d’analyser ce qui a fonctionné pour nous dans le passé et de construire sur la base de ces leçons.
MEE : Restez-vous optimiste quant à la reconstruction de votre pays ?
MS : En tant que citoyenne de ce pays, je dois garder espoir, sinon il n’y a plus de raison de vivre. Si le conflit syrien semble péniblement toucher à sa fin, la reconstruction de nouvelles infrastructures capables d’accueillir une population meurtrie, dispersée et plus que jamais divisée semble nécessaire.
Une mission qui ne pourra se réaliser qu’au terme d’une réflexion profonde sur l’identité nationale et sur les erreurs passées, afin de trouver une culture commune qui puisse s’exprimer dans l’espace et l’environnement.
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