La jeune génération tunisienne révolutionne le féminisme
TUNIS – Khouloud*, confortablement vêtue d’un legging noir, tente de s’extirper de l’emprise d’une main baladeuse. La jeune étudiante en sciences biologiques de 21 ans n’a pas l’habitude des mouvements du cours d’autodéfense. Comme d’autres, elle est venue par curiosité un samedi matin pour tenter l’expérience, et les débuts sont sportifs.
« J’habite à el-Mourouj, une des banlieues de Tunis. Je prends souvent les transports en commun et j’en ai marre d’être embêtée, j’aimerais avoir assez d’assurance pour me défendre et répliquer », dit-elle à bout de souffle entre deux prises que lui apprend l’entraîneuse pour immobiliser l’agresseur.
Ce cours d’autodéfense est le premier du genre à Tunis. Gratuit et régulier, il a l’ambition d’aider les femmes à se défendre. « Quand on a commencé ces cours, c’était surtout pour lutter contre le harcèlement de rue », déclare Rym Amami, membre de l’association CHOUF, à Middle East Eye. Créée en 2013 par un collectif de jeunes femmes, Chouf visait d’abord à défendre les minorités sexuelles en Tunisie. Son action s’est élargie ensuite aux femmes issues de minorités, les prostituées par exemple, puis à toutes les femmes victimes d’un quotidien de plus en plus étouffant dans l’espace public et dans la rue.
Des actions directes pour se réapproprier l’espace public
Parmi les trois élèves présentes ce jour-là, beaucoup sont novices et ont peur des mouvements que montre la formatrice, qui mélange kick-boxing et certaines prises d’arts martiaux. « Ce qu’il faut que vous sachiez, c’est que votre agresseur a peur lui aussi quand il vous attaque, donc l’effet de surprise si vous réagissez va toujours jouer en votre faveur, il ne s’y attend pas », explique-t-elle aux filles en mimant la gestuelle d’un agresseur.
Sur fond de musique techno, l’entraîneuse, qui n’a pas voulu être interviewée ni donner son nom par mesure de sécurité, mène les jeunes femmes à la baguette.
Inès Ellouze, 33 ans et graphiste de formation, essuie des perles de sueur sur son front. Cheveux coupés court et jogging de sport, elle est devenue accro au cours et vient tous les samedis. Elle prend également des cours particuliers avec l’entraîneuse.
« J’ai adoré l’idée et, surtout, ça donne confiance en soi. Chaque fois que je rentre, je m’entraîne avec mon mari et ça marche vraiment, malgré le fait que je sois beaucoup plus petite et plus légère que lui. »
Inès ne se dit pas féministe mais déplore le fait de ne pas pouvoir marcher dans la rue en fumant ou en portant les habits qu’elle veut. « On te regarde toujours mal et tu sens que tu fais partie d’une minorité à vivre ainsi », confie-t-elle à Middle East Eye. Ce sont justement ces minorités que Chouf entend défendre en sensibilisant davantage et en ouvrant le débat. Mi-mai, l’association organisait avec un autre collectif de femmes, Chaml, le festival Chouftouhonna, dédié au féminisme et à son expression artistique.
« L’idée, c’était de mettre en place un espace d’expression avec zéro censure, que l’on puisse aussi créer des points de rencontre avec les associations plus régionales qui représentent d’autres femmes », commente Dorah Mongalgi, membre de Chouf et co-organisatrice du festival. Pour l’interview, elle a mis un point d’honneur à nous donner rendez-vous dans l’un des cafés les moins chers du quartier chic d’Ennasr, à Tunis. C’est dimanche après-midi et jour de match. La plupart des clients sont masculins, mais Dorah s’en fiche. Comme d’autres féministes, elle a réinvesti ces lieux qui représentent une forme de ségrégation à leurs yeux.
Mona Dachri Bouzaiene, une jeune juriste de 28 ans, a d’ailleurs dédié à cette pratique une caméra cachée dans une émission décalée, « RDV9 », sur une chaîne de télévision tunisienne. Des femmes y investissent des cafés pour hommes, sans gêne.
« La discrimination basée sur le genre est banalisée en Tunisie. Beaucoup de gens trouvent aberrant de consacrer des lieux uniquement aux hommes, comme les cafés dits ‘’populaires’’. Pourtant, personne ne se demande pourquoi cela existe, nous avons été élevés dans une société qui trouve ça ‘’normal’’ et on a appris à l’accepter », dit-elle à MEE.
La vidéo a fait le buzz sur la toile avec près de 59 000 vues, tout comme une autre où une jeune femme fait semblant d’harceler des hommes dans la rue pour leur montrer ce que ça fait.
Combattre les clichés et les tabous
À Tunis aujourd’hui, la question de la femme et de son image reste centrale, comme on le voit dans les panneaux publicitaires qui décorent les rues et dont Chaml a fait une analyse sur son blog, ou avec la saison des mariages qui sera à son sommet après le Ramadan et durant laquelle les centres de beauté proposent de ressembler à une princesse pour un package de 1 500 dinars (environ 700 euros), soit le salaire minimum pratiquement multiplié par cinq.
« Il y a encore des clichés et une pression sociale autour de la femme tunisienne à déconstruire », déclare Hajer Boujemaa, membre de Chaml. L’image de la femme tunisienne a aussi été galvaudée par Leïla Ben Ali, qui a laissé sa marque dans la vision de la femme et du féminisme en Tunisie. Le stéréotype de la coiffeuse arriviste, manipulatrice et matérialiste a été entretenu par certains dans le contexte post-révolution pour mieux rejeter la culpabilité de la chute du régime sur la femme du dictateur déchu et son clan familial plutôt que sur Zine el-Abidine Ben Ali lui-même.
Pour certaines féministes, dont l’étudiante Sabrine Ghannoudi, ce travail de déconstruction passe aussi par l’écriture. Tous les mois, elle organise au sein d’un café culturel un événement appelé Notre-Dame-des-Mots, où près de 25 femmes viennent exprimer leur ressenti via des poèmes ou des écrits personnels.
« Tous les thèmes sont abordés, il y a des femmes de Gabès au Sud, de Tabarka au Nord, et aussi de Tunis », raconte Sabrine à MEE. L’événement est également ouvert aux hommes qui peuvent participer. « Les thèmes de la mère, de la patrie mais aussi de la sexualité et des tabous dominent. Beaucoup de femmes expriment une souffrance par rapport à des interdits », décrit Sabrine, qui ne s’attendait pas à un tel succès quand elle a lancé l’événement.
Une rupture avec l’ancienne génération et le féminisme à l’occidental
Réseaux sociaux, actions directes et sensibilisation, les méthodes de ces jeunes féministes diffèrent de celles de l’ancienne génération, plus axées sur le militantisme et la défense des acquis juridiques.
Bochra Bel Haj Hmida, ancienne militante de l’association historique des Femmes démocrates (ATFD), voit cette nouvelle garde d’un bon œil. Aujourd’hui députée à l’Assemblée des représentants du peuple, elle reste toujours accaparée par des problématiques liées au statut de la femme en Tunisie.
« Les ONG sont là pour faire pression, on a vu qu’elles étaient là aussi dès qu’il y a eu le dépôt du projet de loi d’un parlementaire sur l’égalité dans l’héritage, c’est important qu’elles fassent du lobbying et que leurs méthodes viennent un peu secouer le reste », déclare-t-elle à MEE. Ce projet de loi suggère de modifier la loi actuelle selon laquelle l’homme hériterait plus que la femme.
Bien que Chouf et Chaml se démarquent des associations dites historiques, elles n’en renient pas l’héritage et les acquis. « On leur a reproché beaucoup de chose, d’être élitistes ou peu inclusives vis-à-vis de certaines femmes, mais finalement ce sont elles qui se sont battues pour nos droits », déclare Dorah.
Elle insiste toutefois sur le fait que le combat doit aller au-delà de Tunis. Comme l’explique la journaliste Charlotte Bienaimé dans son livre Féministes du monde arabe, les femmes des régions périphériques manquent encore de visibilité. À l’instar de Houda, qui anime une radio pour femmes à Gafsa, la « Voix des mines », ou de Ghofrane, qui s’engage pour les femmes au Kef, ces activistes restent peu représentées dans les milieux dits « féministes » de la capitale.
« On veut changer cela, il faut qu’on arrive à structurer de vrais contacts dans les régions, où les questions des inégalités économiques sont une des priorités pour les femmes », affirme Dorah.
Le point commun entre toutes ces femmes est qu’elles ne se focalisent pas sur les problématiques dites « occidentales ». « Par-delà le voile, point de fixation des Occidentaux, beaucoup de ces jeunes féministes aspirent d’abord à se rassembler comme l’ont fait les manifestantes voilées ou non lors des révolutions », écrit Charlotte Bienaimé dans son livre.
Vers la fin du féminisme d’État ?
Autre point de rupture de cette nouvelle génération : le féminisme d’État imposé par Bourguiba puis poursuivi par Ben Ali, soit la volonté politique de donner des droits à la femme, comme avec le Code du statut personnel de 1956, afin essentiellement de montrer une façade démocratique du pays.
Comme l’explique l’historienne Sophie Bessis dans son article « Le féminisme institutionnel en Tunisie », dans ce contexte, l’émancipation ne se fait jamais sans conditions : « En contrepartie de sa ‘’sollicitude’’ […] envers la cause des femmes, le président exige qu'elles soutiennent sans faille sa politique par leur ‘’participation à l'activité nationale sur tous les plans’’, qu'elles ne transgressent pas les limites fixées à leur émancipation et qui s'incarnent entre autres dans les valeurs religieuses, et qu'elles prennent une part active à la lutte anti-islamiste qui bat alors son plein ».
Après la révolution, Béji Caïd Essebssi, l’actuel président de la République, a lui aussi utilisé cet étendard pour rassembler l’électorat féminin lors des élections présidentielles, mais sans pour autant donner plus de droits aux femmes tunisiennes depuis son mandat.
Cette tension entre un discours officiel et une réalité qui peine à changer continue donc de rythmer le combat féministe en Tunisie jusqu’à aujourd’hui, où les jeunes féministes refusent de se positionner par rapport à un modèle politique imposé. Beaucoup confient d’ailleurs leurs désillusions, même après la révolution.
« On a voulu nous imposer un modèle de féminisme, alors que la femme tunisienne n’est pas soit un extrême, soit l’autre, soit Meherzia Laabidi, soit Amina Sboui, elle est tout à la fois », lance Hajer Boujemaa en se référant à une députée du parti islamiste Ennahdha qui représente plutôt un modèle de femme conservateur et à Amina, ancienne Femen qui avait créé la polémique en posant seins nus.
Malgré les fragilités et le manque de structuration de ce nouveau mouvement féministe, la diversité et la multiplication des initiatives témoignent d’un renouveau qui atteint les sphères politiques. À l’assemblée, une députée du parti islamiste a ainsi pris position contre le machisme : Sayida Ounissi, 28 ans, est montée au créneau à plusieurs reprises contre les inégalités homme/femme en politique.
« Quand on voit ce qu’il se passe en France avec l’initiative des députées femmes pour lutter contre le harcèlement, on se dit qu’ici il faudrait la même chose. Il y a souvent des commentaires déplacés et un comportement aussi très machiste des députés hommes vis-à-vis des journalistes ou politiciennes femmes », témoigne-t-elle à MEE. Mais pour elle, le changement doit se faire progressivement pour toucher davantage les mentalités et éviter d’être imposé : « Pour la loi sur l’égalité dans l’héritage, par exemple, il faut qu’il y ait un débat et des réflexions avec tous les partis », ajoute-elle.
Il y a encore quatre ans, son parti proposait la « complémentarité » de la femme avec l’homme – et non l’égalité entre sexes – dans la constitution tunisienne, mais les mobilisations et les discussions avaient eu raison de cet article. Aujourd’hui, elle et Bochra Bel Haj Hmida parlent d’une union entre les femmes parlementaires à l’assemblée, au-delà des appartenances politiques, et d’un vrai soutien entre femmes.
L’assemblée tunisienne compte proportionnellement plus de femmes (31%) que l’assemblée française (26% de femmes). Mais le gouvernement tunisien actuel, malgré un président de la République qui a gagné sa campagne grâce au « million de femmes » le soutenant, compte seulement trois femmes ministres. Le chemin reste encore long pour les féministes tunisiennes.
*La personne interviewée a souhaité garder l’anonymat et taire son nom de famille.
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