Skip to main content

À la rencontre des enfants soldats du Yémen

De nombreux enfants soldats ne sont pas motivés par la pauvreté mais la foi en leur cause – et souvent avec les encouragements de leurs parents et des politiques
Un garçon yéménite pose avec une kalachnikov lors d’un rassemblement houthi à Sana’a en juillet 2017 (AFP)

TA’IZZ, Yémen -  Saeed passe ses vacances, chez ses parents. Leur domicile se situe dans le district d’al-Ma’afer, l’une des zones les plus pauvres du Yémen, et reflète la vie au village.

Le premier étage abrite la famille tandis que le rez-de-chaussée accueille le bétail dont dépend le revenu de nombreux habitants. Il y a également la production de mangues, mais celles-ci ne peuvent être récoltées que pendant deux mois chaque année. L’électricité est rare, elle provient de panneaux solaires et sert exclusivement à l’éclairage.

À l’extérieur de la maison de famille, surplombée par des collines, le silence n’est rompu que par le bruit de la pluie. L’odeur de terre mouillée imprègne l’atmosphère.

À 17 ans, Saeed est plus grand que la plupart des adolescents de son âge. Il porte une tenue décontractée et universelle : sandales, chino couleur sable et chemise à carreaux.

Cependant, Saeed n’est pas un adolescent lambda, même au Yémen. C’est un soldat et il combat dans les forces pro-gouvernementales loyales au président Abd Rabbo Mansour Hadi depuis qu’il a 15 ans, âge auquel il a troqué ses cahiers et les salles de classe pour les munitions et les baraques militaires.

Saeed, qui a demandé à conserver l’anonymat, prend du khat et un soda lorsqu’il monte au front (MEE)

Et il l’a fait avec le soutien de ses parents. « Les hommes courageux deviennent des martyrs sur les champs de bataille », affirme-t-il, une kalachnikov en bandoulière. « Mais les lâches meurent chez eux. »

Saeed est le benjamin de trois fils (il a également trois sœurs). Comme le reste de sa famille, il a demandé à conserver l’anonymat en raison de craintes pour sa sécurité.

Ses frères, Ahmed (38 ans) et Khalid (36 ans), n’ont pas terminé leurs études. Ils ont rejoint l’armée il y a dix-sept ans jour pour jour, affirmant que c’était le devoir des « gens courageux ».

À l’origine, Saeed devait s’engager à 18 ans après avoir terminé le lycée. Toutefois, lorsque la guerre a éclaté à Ta’izz en mars 2015, son père Murad lui a dit que s’il voulait combattre, le moment était venu. 

« L’âge n’est pas un problème pour combattre. C’est une question de courage… Si un homme est courageux comme mes fils, alors il peut combattre »

- Murad, père de soldats

Lui-même ancien soldat, Murad est grand, mince, âgé d’une cinquantaine d’années, pourtant il semble bien plus vieux. Il peut à peine marcher, et seulement à l’aide d’une canne. Lorsqu’il évoque la guerre, sa loyauté au gouvernement est manifeste : il insulte quiconque laisse entendre une divergence d’opinion, même pour plaisanter.

En dehors de ses propres enfants, il a encouragé d’autres enfants du village à s’engager dans l’armée. « Je ne le considère pas comme un enfant », déclare-t-il à propos de son benjamin. « Il a une condition physique et un courage que bon nombre d’adultes n’ont pas. L’âge n’est pas un problème pour combattre. C’est une question de courage… Si un homme est courageux comme mes fils, alors il peut combattre »

Un ministre veut envoyer les enfants au combat

Les enfants soldats sont une caractéristique constante de la guerre de Yémen depuis qu’elle a éclaté en 2015. Au début du conflit, l’UNICEF avait annoncé que les moins de 18 ans représentaient environ un tiers des troupes.

Les rebelles houthis ainsi que les groupes pro-gouvernmentaux s’étaient initialement engagés à mettre fin à cette pratique, des promesses qui selon l’UNICEF, ont été rompues

Murad n’est pas le seul à suggérer que les enfants peuvent combattre. Hassan Zaid, ministre de la Jeunesse et des Sports dans l’administration mise en place par les rebelles houthis, a suggéré le 20 octobre que les cours devraient être suspendus pendant un an afin qu’élèves et professeurs puissent être envoyés au front.

« Ne serions-nous pas en mesure de renforcer nos rangs avec des centaines de milliers de combattants et de gagner la bataille ? » a-t-il écrit sur Facebook.

Un enfant soldat houthi tient un point de contrôle de fortune à Sana’a en septembre 2014 (AFP)

Les utilisateurs des réseaux sociaux ont réagi avec colère au post du ministre. « Et si nous laissions les étudiants étudier et envoyions les ministres et leurs gardes du corps au front ? » a écrit l’un d’eux. « Cela nous apporterait la victoire et un avenir prospère. »

En février, Amnesty a signalé le recrutement par les Houthis de garçons dès l’âge de 15 ans. 

Cette situation a été exacerbée par l’effondrement de l’administration civile du Yémen. Dans certaines parties du pays, en particulier dans le nord, les enseignants sont restés impayés pendant des mois et les écoles ont fermé : certains universitaires ont même atterri sur les champs de bataille et ont fini par se battre aux côtés de leurs élèves.

Jamal Aidarows, un ancien enseignant à l’école al-Fawz dans la région de Bani Shaiba, a déclaré à Middle East Eye en avril : « Lorsque je suis entré dans le camp militaire pour y suivre une formation, j’y ai retrouvé deux de mes anciens élèves. Pour le coup, ils se sont montrés plus courageux que moi en rejoignant la bataille avant moi. »

Les enfants, n’ayant rien d’autre à faire, ont été attirés par les salaires relativement élevés offerts en combattant – bien plus que le salaire mensuel moyen de 50 dollars (42 euros) pour un ouvrier – ainsi que par l’attrait de l’armée elle-même.

« Lorsque je suis entré dans le camp militaire pour y suivre une formation, j’y ai retrouvé deux de mes anciens élèves »

- Jamal Aidarows, enseignant

Jamal al-Shami est le président de Democracy School, une ONG de défense des droits des enfants basée à Sana’a. Il affirme que les enfants soldats sont désormais monnaie courante dans la vie yéménite, se battant sur les champs de bataille et tenant les postes de contrôle.

« La plupart d’entre eux [les enfants soldats] sont issus de familles pauvres parce que les parties en guerre exploitent leur besoin d’argent », explique-t-il. « Cela menace l’avenir des enfants. De nombreuses familles ont contraint leurs enfants à rejoindre la bataille pour l’argent. »

Cependant, il y a aussi des parents, comme ceux de Saeed, qui encouragent leurs enfants à partir en guerre pour ce qu’ils considèrent comme des raisons morales. Saeed rapporte que ses parents et amis ont tous soutenu ses actes : en effet, on lui a dit à l’âge de 10 ans qu’il deviendrait un jour un soldat.

Murad ajoute : « Même si je perds tous mes fils dans la bataille, je ne le regretterai pas parce que je suis un soldat, je sais très bien comment servir mon pays. »

Frères d’armes

Saeed a passé moins d’un mois à s’entraîner au camp militaire de Khiami, à 30 km au sud de la ville de Ta’izz, sous la supervision d’Ahmed, et a rapidement appris.

Comme de nombreux Yéménites venant d’une région rurale, il est habitué à manipuler une kalachnikov. La plupart des familles possèdent au moins un fusil, qui sert à tirer en l’air lors de fêtes telles que les mariages : déjà avant la guerre, le Yémen se classait deuxième en termes de taux de possession d’armes au monde derrière les États-Unis.

Peu après, Saeed a été envoyé se battre à Haifan, une région de collines et de vallées dans la province de Ta’izz.

Soixante-dix kilomètres au nord se trouve la ville de Ta’izz, la capitale régionale ; au sud et à l’est se trouve la province voisine de Lahij. Les forces gouvernementales et les rebelles se battent depuis 2015 pour le contrôle d’une route d’approvisionnement clé à proximité du port stratégique d’Aden.

« Pendant quelques semaines, j’ai observé les combattants plus âgés et comment ils travaillent. Puis j’ai commencé à tirer »

- Saeed, enfant soldat

Les frères de Saeed l’ont conseillé sur la façon d’observer l’ennemi sans être détecté, ainsi que sur la façon d’entrer et de sortir de la zone de conflit sans être victime des snipers. « Il ne m’a pas fallu longtemps pour apprendre les techniques de combat parce que mon sujet préféré à l’école était l’éducation islamique », explique Saeed. « Cela inclut beaucoup d’histoires sur les batailles de notre prophète Mohammed et sa bravoure. »

« Je fais de mon mieux pour l’imiter. Pendant quelques semaines, j’ai observé les combattants plus âgés et comment ils travaillent. Puis j’ai commencé à tirer.»

Le rôle de Saeed était de faire feu en couverture contre les Houthis, soit quand ils essayaient d’avancer, soit quand son propre camp passait à l’offensive. Il dit ne pas savoir s’il a tué quelqu’un : il se contentait de tirer au hasard.

Au début, il n’a pas pu dormir pendant plusieurs jours parce qu’il craignait pour sa sécurité. « Le premier jour, les bruits des bombardements et des coups de feu me terrifiaient. J’étais prêt à quitter le champ de bataille, mais les paroles de mon père m’empêchaient de le faire, car j’aurais été lâche si j’étais parti. Après quelques semaines, je me suis habitué à ces bruits et je me suis rendu compte qu’ils étaient loin de moi. »

Ce que Saeed appréciait sur le champ de bataille, en plus de servir son pays, c’était la camaraderie due au fait de se battre aux côtés d’amis qu’il avait rencontrés sur les champs de bataille ou dans les camps.

Les combattants comme Saeed comptent parfois sur le khat pour rester vigilants sur le champ de bataille (MEE)

Avant de devenir un enfant soldat, Saeed aimait jouer au football. Plus maintenant. « J’ai arrêté il y a deux ans et j’ai changé de vie pour combattre », raconte Saeed. « Je pense que la plupart de mes amis ont arrêté de jouer. Nous sommes devenus des hommes pour libérer notre pays des rebelles houthis. »

Au lieu de jouer au foot, il se bat aux côtés de soldats professionnels et reçoit 2 000 rials yéménites (un peu moins de 7 euros) par jour, salaire identique à celui d’un combattant adulte et beaucoup plus que le salaire mensuel d’un ouvrier yéménite. Il n’a pas d’uniforme et va au combat dans les mêmes vêtements décontractés qu’il porte lors de notre rencontre.

« Chaque jour, j’achète du khat, des boissons gazeuses et de l’eau pour 1 000 YR (3,40 euros) », indique-t-il en référence à la plante narcotique populaire au Yémen. « Le khat est nécessaire pour mon travail afin de pouvoir rester alerte la nuit. »

Mais le khat l’a aussi rendu accro et il ne peut plus vivre sans sac de feuilles vertes. Ses amis ne le peuvent pas non plus : entre les combats, ils se rassemblent pour mâcher les feuilles vertes, se souvenant de la vie dans leur village, parlant de politique et faisant des plans pour la fin de la guerre.

« Je travaille comme n’importe quel autre soldat », poursuit Saeed, « mais je préfère mâcher du khat avec mes vieux amis. »

Le cynisme de la guerre

Mais la vie de cet enfant soldat a changé le 11 décembre 2016.

C’était un dimanche. Les Houthis avançaient depuis le district de Haifan vers la route principale entre Aden et Ta’izz. « Notre chef nous a donné des instructions pour riposter à leur progression », se souvient Saeed, son discours gagnant en émotion. 

Il dirigeait les tirs de couverture comme d’habitude quand un ami a crié par-dessus le bruit de la bataille : « Ton frère a été blessé ! »

Ahmed, posté à seulement 50 mètres de là, avait reçu une balle dans la tête d’un sniper houthi. Saeed s’est précipité mais c’était trop tard – Ahmed était déjà mort. Il avait 38 ans.

Avant de s’engager, Saeed jouait au football avec ses amis. Plus maintenant (MEE)

Saeed et ses compagnons de combat ont emmené le corps à l’hôpital Khalifa à At Turbah, à 70 km de la ville de Ta’izz. Il avait retenu ses larmes sur le champ de bataille, mais ne pouvait plus contenir ses émotions lorsque ses parents arrivèrent et qu’il leur raconta les derniers instants de son frère.

« Mes parents et mes frères et sœurs n’ont pas pleuré car ils croient que mon frère ira au paradis », rapporte-t-il. « Des dizaines de mes collègues ont été tués et blessés près de moi, mais rien ne m’a autant affecté que la mort de mon frère. Je pense toujours à lui et je prie pour lui tous les jours. »

Saeed est resté chez lui pendant un mois pour faire son deuil, puis est reparti sur le champ de bataille. Au début de l’année, il a été transféré à la ville de Ta’izz et affecté à la sécurité d’un chef militaire du gouvernement, bien qu’il soit toujours appelé à se battre.

« Des dizaines de mes collègues ont été tués et blessés près de moi, mais rien ne m’a autant affecté que la mort de mon frère »

- Saeed, enfant soldat

« C’est un honneur d’être le garde du corps d’un chef militaire courageux qui a consacré sa vie à servir le pays et à stopper l’avancée des Houthis », clame-t-il.  Je consacre également ma vie à servir le pays. Je ne crains pas la mort. Au contraire, je veux suivre mon frère au paradis. »

Saeed est maintenant un enfant soldat depuis plus de deux ans, mais il est devenu cynique quant à savoir qui va gagner la guerre, rejetant l’idée que les forces pro-gouvernementales – ou n’importe quel camp en fait – finissent par remporter la victoire. « Nous n’avons pas pu reprendre Ta’izz aux Houthis, ce qui signifie que la seule solution sera politique et non militaire. »

Et le futur ?

« Quand la guerre cessera, je veux terminer mon travail de soldat et être promu colonel dans l’armée yéménite. J’ai servi le pays dans des conditions difficiles et je veux recevoir une juste récompense après la fin de la guerre. »

La victoire ou le martyre

Et puis il y a les rebelles houthis que combat Saeed. Ils utilisent aussi des enfants soldats, comme Rasheed, âgé de 16 ans.

Comme Saeed, il nous a demandé de conserver l’anonymat. Il vit à Hamdan, à l’ouest de la capitale Sana’a, où de nombreux habitants soutiennent les rebelles houthis. Il a arrêté ses études quand il avait 12 ans – le travail, selon lui, est plus important pour sa famille que l’éducation – et il a aidé son père et ses trois frères à vendre du khat à Sana’a.

Rasheed se bat maintenant depuis un an. Mais sa famille n’est pas pauvre et ne fait pas cela pour la nourriture : Rasheed s’est engagé dans le cadre de la vague de soutien aux Houthis de la région.

« Je me bats pour libérer mon pays de l’invasion menée par les Saoudiens », explique-t-il. « Mon père est contre l’offensive menée par les Saoudiens, laquelle détruit notre pays, alors il m’a encouragé à le faire. J’ai également discuté avec mes amis qui étaient déjà au front. »

Des enfants soldats yéménites fidèles au président Hadi posent devant un char brûlé dans la province de Marib en avril 2016 (AFP)

Il n’avait aucun état d’âme à propos de son âge. « Si vous pouvez vous battre, vous n’êtes plus un enfant et si vous pouvez travailler, vous n’êtes pas un enfant non plus. »

Rasheed n’a reçu aucune formation militaire, mais il a pris son propre fusil – offert par son père lorsqu’il avait 12 ans – et s’est dirigé vers le front à Nihm, à environ 70 km de Sana’a.

« Je n’ai pas assez d’expérience pour le combat et les affrontements en face à face », explique-t-il, « alors les combattants comme moi restent derrière la crête jusqu’à ce qu’ils aient suffisamment d’expérience. »

Rasheed a travaillé avec environ cinq autres personne dans la même position. Pendant le premier mois, il a juste observé ses collègues tirer.

Portant le même kamis qu’il porte sur le champ de bataille, il parle avec le plus grand sérieux, comme s’il avait plus de deux fois son âge. « Lorsque vous êtes loin du champ de bataille, vous vous imaginez qu’il est difficile de tirer sur l’ennemi, mais alors vous y allez et vous découvrez que c’est facile à faire. »

Il a deux fonctions. La première est de tirer sur les combattants pro-gouvernementaux qui avancent. Puis, une fois le combat terminé, ses amis et lui emportent les morts. Certains de ses camarades ont également été tués.

« Le martyre est l’objectif de nos combats. Nous nous battons pour la victoire ou le martyre »

- Rasheed, enfant soldat

« Les familles des martyrs se réjouissent quand leurs fils meurent sur le champ de bataille parce qu’ils sont des martyrs », affirme-t-il. Ils iront au ciel, le martyre est le but de nos combats. Nous nous battons pour la victoire ou le martyre. »

Il pense que l’Arabie saoudite finira par être repoussée et devra défendre ses propres frontières, alors les Houthis pourront crier victoire.

Et quand la guerre sera finie, que fera-t-il ?

« J’espère pouvoir reprendre mon travail en tant que vendeur de khat et établir un nouveau marché de khat à Sana’a. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

New MEE newsletter: Jerusalem Dispatch

Sign up to get the latest insights and analysis on Israel-Palestine, alongside Turkey Unpacked and other MEE newsletters

Middle East Eye delivers independent and unrivalled coverage and analysis of the Middle East, North Africa and beyond. To learn more about republishing this content and the associated fees, please fill out this form. More about MEE can be found here.