Le cinéma tunisien fait son deuil de la révolution
TUNIS – Du foin, du foin et encore du foin. Six ans de travail à suivre deux jeunes en perdition dont le seul travail est d’écumer le foin, de ville en ville. Le documentaire « El Gort » du réalisateur Hamza Ouni, sorti en catimini après la révolution était l’un des premiers témoignages bruts du ressenti d’une génération perdue, en quête de sens et à l’origine des soulèvements de 2011.
Les deux jeunes garçons que le réalisateur a suivis pendant six ans sous Ben Ali, parfois caméra à l’épaule, d’autres fois avec les moyens du bord, boivent des bières Celtia (principale marque de bière tunisienne), font des blagues grasses sur les filles et la politique et brûlent leur vie en ramassant des bottes de foin et en les livrant à travers le pays pour gagner les malheureux dinars qui serviront à entretenir un quotidien misérable.
À la fin du documentaire, l’un d’entre eux tente de s’immoler en signe de désespoir, douloureux écho au geste de Mohamed Bouazizi qui avait amorcé la révolution de 2011.
Un cinéma non révolutionnaire
Depuis la révolution, le cinéma tunisien – et plus particulièrement le documentaire – a su s’emparer de thématiques sociales sans forcément tomber dans le récit de la révolution.
Ils ont ainsi créé un courant nouveau, à mi-chemin entre le néoréalisme, comme le film « Nhébek Hedi » (Je t’aime Hédi) qui raconte les déboires d’un jeune comptable obligé de se marier alors qu’il est amoureux d’une autre, et le drame, comme dans « Demain dès l’aube », où trois jeunes se retrouvent pris dans les démons du souvenir d’un événement tragique qui s’est déroulé le 14 janvier 2011.
D’autres, comme le jeune réalisateur Alaeddine Slim, refusent cette association avec la révolution mais traitent de thèmes humains et liés à l’actualité : la migration et la solitude.
Dans le film philosophique et pratiquement muet « The Last of us », le réalisateur met en scène l’errance d’un migrant clandestin à travers des paysages filmés dans toute la Tunisie, plus sauvages et authentiques que ceux présentés pendant des années dans les spots touristiques ou les films issus du folklore populaire.
« Je crois fermement qu’être cinéaste doit dépasser les événements de tous les jours. Le rôle d’un cinéaste est le même, peu importe les changements politiques ou sociaux. Le cinéaste ne va pas changer de trajectoire parce que tel événement est survenu, sinon cela devient de l’opportunisme à deux balles. Il faudra rester sur la planète cinéma, seule terre accueillante », affirme à Middle East Eye le réalisateur dont le film a été récompensé à la Mostra de Venise et aux Journées cinématographiques de Carthage (JCC).
Pour Mohamed Ben Attia, réalisateur de « Nhébek Hedi », récompensé dans plusieurs festivals français et au festival international du film de Berlin, la révolution s’inscrit en filigrane dans la complexité de son personnage principal mais aussi, via sa fin ouverte.
« Je crois fermement qu’être cinéaste doit dépasser les événements de tous les jours »
-Alaeddine Slim
Les choix auxquels sont confrontés Hédi montrent que tout est possible au lendemain de la révolution. Lui choisit de rester en Tunisie tandis que sa bien-aimée quitte le pays.
« Pour moi, il ne renonce pas puisqu’il fait le choix de ne pas se marier à celle qu’il n’aimait pas, mais il assume ses choix et de ne fuit pas. L’idée de ce départ de son amante par contre, je l’ai ressentie avant le film quand je voyais que la majorité des jeunes voulaient partir, n’importe quel jeune. Le malaise est profond et le moindre problème est lié à l’impossibilité de vivre en Tunisie alors que partir n’est pas toujours une solution », témoigne le réalisateur à MEE.
L’essor du cinéma documentaire
Si les thématiques ou le travail sur les personnages rejoignent insensiblement le passé révolutionnaire comme dans « Thala, mon amour », fresque romanesque du réalisateur Mehdi Hmili, la jeune génération de réalisateurs s’affirme surtout dans une liberté de ton et de forme qui elle, est novatrice.
Pour beaucoup de cinéastes, c’est la subjectivité qui prime, au-delà d’une vérité générale.
« Les gens qui ont vu ‘’Thala mon amour’’ étaient divisés car ils s’attendaient à un récit épique sur la révolution à la manière d’un film qui serait le produit de son époque », témoignait Mehdi Hmili à MEE l’occasion de la sortie du film dans les salles tunisiennes en janvier dernier.
« Ce que m’a apporté la révolution, c’est surtout une liberté d’expression, je n’ai plus de lignes rouges »
-Kaouther Ben Hania
« On s’attend encore à des films orientalistes avec une génération qui remet en question le pays, la patrie, la vie. Moi je voulais partir simplement d’une histoire d’amour avant de parler de la révolution. Godard disait que nous avons une responsabilité sociale après la révolution, en tant que cinéastes de “filmer l’invisible” mais rien ne nous empêche de le faire avec nos propres outils et notre point de vue. »
« Nous n'avions pas du tout l'intention de faire un film sur la révolution, nous nous voulions parler de l’espoir. On sent qu’il y a une désespérance assez forte chez la jeunesse, pas seulement en Tunisie », explique à MEE Anissa Daoud, l'une des actrices principales du film « Demain dès l'aube » qui a aussi participé à l'écriture du scénario.
« Nous voulions montrer comment notre société cloisonnée a pu exploser pendant la révolution à travers des histoires relevant de l'intime »
-Anissa Daoud
Le réalisateur Lotfi Achour signe avec « Demain dès l'aube » un premier long-métrage, après un court-métrage, « La Laine sur le dos », sélectionné à Cannes l'année dernière. « Plus que la révolution, le film parle de toutes les contre-révolutions, les procès à l'encontre des jeunes des quartiers populaires qui, s'ils n’avaient pas attaqué les commissariats à l'époque, ne nous auraient pas menés dans la rue. Je pense que le monde du cinéma en Tunisie a une responsabilité vis à vis de l’espoir porté par cette jeunesse et nous voulions montrer comment notre société cloisonnée a pu exploser pendant la révolution à travers des histoires relevant de l'intime », ajoute Anissa.
Dans ce nouveau rapport au réel et à la subjectivité, c’est le cinéma documentaire honoré lors des dernières Journées cinématographiques de Carthage avec le Tanit d’or pour le documentaire de Kaouther Ben Hania, « Zaineb n’aime pas la neige » qui ouvre la marche de la création.
Dans ce documentaire, la réalisatrice suit pendant six ans sa nièce, native de Sidi Bouzid, et exilée malgré elle au Canada suite au remariage de sa mère. Six ans où la jeune fille se confronte à l’immigration, au choc culturel, à la famille recomposée et parfois, à la perte d’identité lors du passage à l’adolescence.
La réalisatrice qui avait déjà filmé l’enfance dans son court-métrage « Pot de Colle », choisit ici une caméra intime qui montre surtout l’évolution d’une adolescente en proie à des problématiques parfois plus difficiles que celles des autres enfants de son âge.
« Ce que m’a apporté la révolution, c’est surtout une liberté d’expression assez stimulante, je n’ai plus de lignes rouges ou de problèmes logistiques comme en 2010, où j’étais obligée d’inventer des stratagèmes pour contourner les incessantes demandes d’autorisation de tournage », raconte Kaouther Ben Hania à MEE.
Elle présente le 19 mai à Cannes, son long-métrage, « La Belle et la meute », librement inspiré de l’histoire vraie d’une jeune fille violée par des policiers en 2012.
« Les faits divers m’intéressent aussi bien pour le documentaire [« Le Challat de Tunis », son précédent documentaire s’inspirait aussi d’un fait divers] que pour la fiction, car ils révèlent des symptômes de notre société et les mécanismes qui la régissent », note-t-elle.
« Le réel reste une très bonne école pour la fiction, c’est pour cela que j’ai voulu commencer par le documentaire, pour garder toujours ce souci du réel. »
D’autres sont allés plus loin en abordant directement la question de la violence, celle d’avant la révolution qui perdure encore : le rapport entre les citoyens et la police.
C’est le cas d’Inès Ben Othman, réalisatrice trentenaire qui présentait aux JCC son documentaire « Attitude », dans lequel elle suit la violence des rapports entre les supporters de football en Tunisie et les policiers.
Pour la jeune femme, souvent harcelée pour son orientation politique de gauche alors qu’elle était encore étudiante en 2007, le besoin de filmer le réel et les quartiers populaires a toujours été un moteur.
« La violence dans les stades était pour beaucoup un moyen d’exprimer une violence latente aussi de leurs quartiers et de la société dans laquelle ils vivaient », explique-t-elle.
Au fil d’un travail de recherche et de témoignages, la jeune femme montre comment dans certains slogans entendus dans les stades résonnaient déjà les slogans de la révolution, de Tunis à Sousse en passant par Bizerte, Kairouan, Sfax.
« Le cinéma tunisien a toujours été plus audacieux que d’autres pays arabes »
-Dora Bouchoucha
« J’ai choisi une caméra subjective qui suit presque à la manière d’un voyage initiatique les voix de ces ultras », décrit-elle.
Si la façon de filmer reste très brute, caméra à l’épaule, peu d’étalonnage ou de mixage, à la façon d’« El Gort », Inès Ben Othman a aussi su saisir l’esprit d’une génération qui attendait la révolution pour exploser.
« Pour moi, aujourd’hui, nous sommes dans un climat de liberté conditionnelle et ce genre d’images rappelle aussi ce que c’est la rébellion, être “anti” même dans un sens extrême », ajoute-t-elle.
Une nouvelle vague de réalisateurs ?
Le cinéma tunisien n’est pas né après la révolution même si beaucoup semblent le découvrir aujourd’hui à travers les festivals internationaux. Pour les producteurs et dénicheurs de jeunes talents comme Dora Bouchoucha, figure importante du cinéma en Tunisie, faire un état des lieux ne sert à rien car la création a depuis longtemps pris le dessus.
« Le cinéma tunisien a toujours été plus audacieux que d’autres pays arabes, le problème était plus l’autocensure que la censure en tant que telle », témoigne-t-elle.
« Le cinéma tunisien est encore petit bourgeois »
-Moncef Dhouib
Aujourd’hui, elle encourage les plumes documentaires dans les ateliers d’écriture et refuse les critiques que certains cinéastes peuvent parfois faire sur un « cinéma tunisien encore petit bourgeois » comme le qualifie le réalisateur Moncef Dhouib.
« Je l’ai vu dès la révolution, quand nous avons fait un atelier documentaire autour des premières images que chacun sortait capter du climat post-révolution. Cela a donné des films comme « Maudit soit le phosphate » de Sami Tlili, ou sur la région de Gafsa, « Weld Ammar » de Nasreddine Ben Maati sur la cyber censure, ou encore « C’était mieux demain » de Hinde Boujemaa, le portrait d’une femme défavorisée dans un quartier populaire. Cela n’avait rien de petit bourgeois », commente-t-elle.
Pour Moncef Dhouib, un peu plus sévère, le jeune cinéma tunisien est encore un cinéma d’auteur qui se cherche. « Nous avons eu une vague de cinéastes dans les années 1960 à 1980, profondément gauchistes, qui ont créé les JCC, qui ont filmé la torture et les questionnements politiques bien avant la nouvelle génération. Le cinéma tunisien a toujours été contestataire. C’est dans le documentaire qu’il y a le plus d’originalité aujourd’hui », estime-t-il.
« Pour la ‘’nouvelle’’ génération, comme aiment l’appeler certains journalistes et/ou critiques, il y a de l’effervescence, mais elle a débuté bien avant les événements du 17 décembre 2010. Dès la fin des années 2000, il y a eu un boom dans le court métrage, dû à l’avènement de l’outil numérique pas cher et efficace, et à la sortie de plusieurs diplômés des écoles de cinéma en Tunisie. On a assisté à la formation de petits groupes de jeunes qui s’entraidaient pour réaliser leurs films », témoigne Alaeddine Slim.
En effet dès 2006, le réalisateur Nejib Belkhadi à qui l’on doit aussi le film « Bastardo » remportait un succès en Tunisie avec son documentaire « VHS Kahloucha » dans lequel un peintre en bâtiment, amateur de films, s’amuse à filmer la vie de son quartier.
L’époque voit aussi abordé le thème du viol, déjà exploité avec « La Tendresse du loup » de Jilani Saadi bien avant la révolution et la nouvelle liberté d’expression. Aujourd’hui, de « À peine j’ouvre les yeux » de Leyla Bouzid à « The Last of us », le cinéma tunisien ne cesse de gagner en visibilité à travers sa jeune génération d’acteurs et de producteurs parfois plus engagés que leurs aînés et surtout plus débrouillards malgré le manque de moyens.
Un contexte difficile pour financer et montrer un film
Aujourd’hui, si le cinéma tunisien est plus prolifique et plus diversifié, il manque encore cruellement d’un contexte culturel adéquat pour se développer. Les salles de cinéma sont quasi inexistantes en dehors de Tunis et chaque film relève d’un périple pour être mené à bien.
« The Last of us » a été produit par quatre jeunes sociétés de production [Exit Productions, Inside Productions, Madbox Studios et SVP] sans le recours au financement de l’État tunisien. C’est grâce aux efforts fournis par les porteurs du projet et les techniciens partenaires, ainsi que les acteurs et des amis dans le secteur, que le film a pu voir le jour. Le film a été fait dans des conditions extrêmes, tant sur le plan financier que celui de la fabrication technique en elle-même », raconte Alaeddine Slim.
Ces difficultés, Dora Bouchoucha en témoigne même dans l’accès de la jeune production à des festivals de renommée internationale comme Cannes. « Grâce à la visibilité de certains films, nous avons pu, par exemple, faire accéder de jeunes producteurs au marché du film en parallèle du festival, et organiser un déjeuner pour qu’ils puissent rencontrer des distributeurs. Car bénéficier d’une distribution hors de Tunis est souvent un problème », atteste-t-elle.
Selon elle, il y a un vrai problème de manque de vision et de politique cinématographique. « Nous souffrons aussi d’un manque de critiques cinématographiques qui pourraient faire des articles sur les films que nous produisons », conclut-elle.
Comme le montre un article très détaillé sur l’envers du décor du cinéma tunisien, la commission d’encouragement à la production qui finance près d’un quart du budget des films reste encore très sélective dans ses choix de subvention, parfois sans raison légitime. « The Last of us », par exemple, n’en a jamais bénéficié.
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