Skip to main content

Les divisions politiques entre les Kurdes de Turquie ressurgissent face au référendum

Malgré un large soutien populaire des Kurdes de Turquie en faveur du référendum kurde, les partis politiques sont divisés
Des Kurdes de Turquie effectuent le signe de la victoire lors des célébrations de Newroz, le Nouvel an kurde, le 21 mars à Istanbul (AFP)

Alors que les Kurdes du nord de l’Irak se préparent à voter ce lundi à l’occasion du référendum d’indépendance, le scrutin controversé a déjà révélé de profondes divisions au sein de la population kurde de la Turquie voisine.

Tandis que l’on considère que l’opinion publique parmi les Kurdes de Turquie est largement favorable au processus qui se déroule de l’autre côté de la frontière, dans la région kurde semi-autonome d’Irak, les penchants des groupes et mouvements politiques kurdes du pays sont moins clairs.

Bien qu’aucun sondage n’ait été réalisé dans le but de mesurer le soutien populaire en faveur du référendum kurde en Turquie, de nombreux Kurdes de Turquie, en particulier ceux qui vivent dans le sud-est majoritairement kurde, ont exprimé leur soutien en faveur de la démarche.

« La plate-forme cherche à atténuer les craintes du gouvernement turc face à un État kurde indépendant et à accroître le soutien des pays occidentaux »

– Sertaç Bucak, président du PDK

Aujourd’hui, la question pourrait faire ressurgir des rivalités politiques intra-kurdes largement en sommeil depuis que le processus de paix kurde s’est effondré en 2015 au milieu d’une vague d’attentats à la bombe, d’attaques des militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et d’une contre-insurrection brutale des forces de sécurité turques dans le sud-est du pays.

En juillet dernier, les factions kurdes pro-référendum ont lancé une campagne, baptisée « Initiative de soutien », pour faire pression sur des personnalités politiques nationales et étrangères afin qu’elles soutiennent le scrutin et l’idée d’un Kurdistan indépendant séparé de Bagdad.

L’initiative a été soutenue par six partis traditionnels kurdes – le Parti de la liberté du Kurdistan (PAK), le Parti démocratique du Kurdistan (PDK – Bakur), renommé Plate-forme démocratique du Kurdistan (PDK) après être devenu un parti légalement enregistré en 2013, le mouvement Azadi, le Parti démocratique du Kurdistan du Nord, le Parti de la liberté et du socialisme et le Parti socialiste du Kurdistan (PSK) –, ainsi que par sept personnalités indépendantes.

Bien que la plupart de ces partis aient été créés il y a des années – certains d’entre eux ont été considérés comme illégaux par l’État –, ils n’ont pas réussi à passer le seuil des 10 % lors des élections pour entrer au parlement. Ces partis ont poursuivi l’indépendance ou une fédération turco-kurde par des « moyens pacifiques politiques et juridiques » plutôt que par la violence ou les armes.

L’absence remarquée sur cette liste a été celle du Parti démocratique des peuples (HDP), actuellement le plus grand parti pro-kurde au parlement turc, qui affiche un faible soutien actif en faveur du référendum. Les dirigeants du parti croupissent en prison tandis que des dizaines de leurs législateurs ont été placés en détention ou se sont vu retirer leur siège en raison de suspicions de liens avec des militants séparatistes.

Et alors que les militants de la campagne pro-référendum ont rencontré des personnalités de l’opposition turque et des groupes de la société civile, leurs propositions de rencontre avec des représentants du gouvernement n’ont jusqu’à présent pas abouti.

Des manifestants crient des slogans et tiennent des pancartes indiquant « Non aux arrestations » suite à l’arrestation de dirigeants du HDP, le 5 novembre 2016, lors d’une manifestation à Istanbul (AFP)

Sertaç Bucak, président du PDK, a néanmoins déclaré à Middle East Eye que la campagne avait contribué à sensibiliser le public au sujet du référendum et fait connaître les partis impliqués.

« Bien que nos appels formulés auprès de l’AKP pour une rencontre soient restés sans réponse jusqu’à présent, la plate-forme cherche à atténuer les craintes du gouvernement turc face à un État kurde indépendant et à accroître le soutien des pays occidentaux dans la mesure où le référendum a reçu un faible soutien international », a déclaré Bucak.

La plate-forme a distribué des brochures et des lettres en turc et en kurde à tous les législateurs kurdes au parlement turc, quelle que soit leur affiliation, pour les amener à soutenir le référendum, a-t-il ajouté.

« Nous leur expliquons pourquoi nous soutenons le référendum, qu’ils doivent respecter le résultat dans la mesure où chaque nation jouit du droit à l’autodétermination, qu’il est conforme au droit international, que nos frères du sud y ont également droit et que cela devrait être reconnu au niveau international », a déclaré à Al-Monitor Vahit Aba, activiste du PAK sur la plate-forme.

Bien que les six partis aient été affaiblis par la création du HDP en 2012 et son entrée au parlement après avoir remporté 13,2 % des suffrages en 2015, les analystes estiment que leur plate-forme les a aidés à retrouver une certaine pertinence sur la scène politique turco-kurde.

Des femmes brandissent des portraits de Selahattin Demirtaş, le chef emprisonné du Parti démocratique des peuples (HDP) turc pro-kurde, lors d’un rassemblement à Diyarbakır le 17 septembre (AFP)

Vahap Coşkun, professeur adjoint de politique turco-kurde à l’Université Dicle de Diyarbakır, a déclaré à MEE que « malgré le potentiel de vote limité des six partis qui forment la plate-forme, l’initiative a acquis une forte légitimité et a eu un impact significatif sur l’opinion publique, car le référendum est considéré comme une question historique et nationale que tout le monde [parmi les Kurdes] devrait soutenir. »

Il estime toutefois que la campagne ne devrait pas accroître la base électorale des partis au-delà de celle du HDP.

« Les campagnes en faveur du référendum sont encouragées et appréciées par le public, mais cette positivité ne s’est pas encore transformée en soutien politique [pour les partis à l’origine de la plate-forme] », a expliqué Coşkun.

Le soutien timide du HDP

Mis à part le HDP, le Parti démocratique des régions (DBP) s’oppose également à l’idée d’un État kurde indépendant. Le DBP a été formé après que son parti frère, le Parti de la paix et de la démocratie (BDP), a été dissous et réorganisé au sein d’une structure commune avec le HDP en 2014.

Si le coprésident du HDP, Selahattin Demirtaş, a déclaré le 10 septembre qu’il soutiendrait toute décision prise par le peuple du GRK (le Gouvernement régional du Kurdistan en Irak), son parti a toutefois refusé de rejoindre l’Initiative de soutien et n’a pas officiellement approuvé le référendum, ni pris des mesures actives pour faire campagne en sa faveur.

Selon des analystes et des membres du parti, la relation compliquée du HDP avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – qui considère le président du GRK, Massoud Barzani, comme un rival régional – est ce qui explique pourquoi le parti n’a pas soutenu ouvertement le référendum.

« Même si dans leur cœur, [les dirigeants du HDP] s’opposent au référendum, le parti a décidé d’afficher un minimum de soutien pour satisfaire son électorat »

– Altan Tan, député HDP de Diyarbakır

« Bien que les électeurs du HDP et certains de ses membres soient favorables au scrutin, le parti ne participera pas à une telle initiative ni n’affichera un soutien important en raison de la sympathie manifestée dans leurs rangs à l’égard du PKK », a déclaré à MEE Altan Tan, député HDP de Diyarbakır.

Néanmoins, selon Tan, étant donné que la majorité des Kurdes dans le sud-est de la Turquie – dont beaucoup ont voté pour le HDP en 2015 – soutiennent le référendum, le parti ne pouvait pas non plus s’opposer fortement au référendum.

Selahattin Demirtaş, codirigeant emprisonné du Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde, le 31 août 2016 à Diyarbakır (AFP)

« Si les gens [favorables au scrutin] voyaient le HDP s’opposer au référendum, ils seraient mécontents et le HDP perdrait de son soutien populaire. Le HDP en a peur et même si dans leur cœur, [les dirigeants du HDP] s’opposent au référendum, le parti a décidé d’afficher un minimum de soutien pour satisfaire son électorat », a expliqué Altan Tan.

Si le HDP a déclaré qu’il n’avait aucun lien avec le PKK, qui poursuit une lutte armée contre la Turquie, l’État turc a néanmoins affirmé qu’il existait des preuves de liens entre les deux.

« Le HDP a jugé qu’il était essentiel de se distinguer du PKK sur la question du référendum »

– Vahap Coşkun, professeur adjoint de politique turco-kurde à l’Université Dicle

Selon Mahmut Bozarslan, journaliste turco-kurde basé dans la ville de Diyarbakır, dans le sud-est du pays, bien qu’il n’y ait pas de « lien officiel entre le PKK et le HDP, les deux groupes se concentrent sur des questions similaires et partagent certaines sympathies ».

« Les gens [les Kurdes turcs de Diyarbakır] sont enthousiastes et heureux au sujet du référendum et sont favorables au processus », a-t-il déclaré à MEE.

« C’est intéressant parce qu’à Diyarbakır et dans les autres régions kurdes du sud-est de la Turquie, les sympathisants du PKK sont majoritaires. Mais malgré le fait que le PKK s’oppose au référendum, la plupart des gens dans la région sont plutôt favorables au processus. »

Dans le même temps, Altan Tan estime que malgré le soutien réticent du HDP pour le référendum, il est probable que le parti reconnaisse un Kurdistan indépendant si le scrutin se déroule et qu’un État est proclamé.

« Le HDP soutiendra le Kurdistan parce qu’il n’a pas d’autre option face à ses électeurs. Mais cela signifiera aussi que le PKK aura perdu sa bataille contre le GRK. »

L’expert en politique kurde Vahap Coşkun a partagé cet avis : « Le PKK s’oppose au référendum en raison de sa concurrence avec le GRK, mais les gens dans les rues ne voient pas l’indépendance du Kurdistan du même œil que les mouvements politiques. »

« À cet égard, le HDP a jugé qu’il était essentiel de se distinguer du PKK sur la question du référendum. »

Un manifestant kurde porte un bandeau avec des badges comportant le logo du PKK et des portraits de son chef, Abdullah Öcalan, et de Che Guevara (AKP)

« Pas pour nous »

Avec la plus grande population kurde de la région – qui représente entre 18 % et 25 % de la population turque –, les autorités turques craignent que la victoire du « Oui » n’alimente le séparatisme dans le sud-est, où le PKK mène une insurrection depuis trois décennies.

Pourtant, Altan Tan a observé que malgré une sympathie répandue pour la cause d’un Kurdistan voisin indépendant, la plupart des Kurdes du sud-est de la Turquie ne partagent pas cette aspiration à la sécession.

« Les Kurdes de Turquie ne veulent pas d’un Kurdistan indépendant dans le sud-est. Ils veulent faire partie de la Turquie et y vivre »

– Altan Tan, député HDP de Diyarbakır

« Les Kurdes de Turquie ne veulent pas d’un Kurdistan indépendant dans le sud-est. Ils veulent faire partie de la Turquie et y vivre », a-t-il déclaré.

« Le référendum a toutefois eu un impact et on observera que seront demandés davantage de droits, de reconnaissance et d’espace pour s’intégrer avec les autres Kurdes de la région », a-t-il ajouté.

Selon Mahmut Bozarslan, la raison de cette divergence entre les demandes kurdes en Irak et en Turquie est liée aux circonstances et à la différente situation démographique de chaque groupe.

« Les conditions de vie des Kurdes en Turquie étaient convenables et les gens ont été heureux de faire partie de la Turquie », a indiqué Bozarslan à MEE.

Contrairement à l’Irak, où la lutte pour un Kurdistan indépendant se poursuit depuis des années, beaucoup de Kurdes de Turquie ne se sont sentis marginalisés que ces dernières années, a-t-il indiqué.

« La rupture du processus de paix kurde en 2015 et la violence et la répression qui ont suivi contre les Kurdes dans le sud-est ont sérieusement mécontenté les gens. Malgré cela, ils ne veulent pas être indépendants de la Turquie. »

Les relations entre Ankara et le GRK

Sur le plan diplomatique, le référendum kurde complique les liens étroits entre Erbil et Ankara.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan s’oppose au référendum depuis le début, craignant son impact sur les minorités kurdes en Turquie et en Syrie.

Les forces armées turques ont lancé ce lundi un exercice militaire à la frontière irakienne, alors que le Premier ministre turc Binali Yıldırım a déclaré que le référendum kurde était une question de sécurité nationale et a averti que la Turquie prendrait toutes les mesures nécessaires.

Erdoğan a également déclaré ce mercredi qu’il envisageait d’imposer des sanctions contre la région kurde du nord de l’Irak suite à son projet de référendum d’indépendance.

« La force de la relation entre la Turquie et le GRK et le niveau des liens politiques et économiques rendent impossible l’opposition inconditionnelle de la Turquie à un Kurdistan indépendant »

– Vahap Coşkun, professeur adjoint à l’Université Dicle

Dans le même temps, les relations bilatérales solides entre Ankara et le GRK ont obligé Erdoğan à faire preuve de retenue dans son opposition au référendum. Depuis plusieurs années ont lieu des visites et des échanges marquants entre les responsables turcs et du GRK, tandis qu’un accroissement rapide du commerce a été observé – le GRK est le troisième marché d’exportation de la Turquie –, notamment avec des entreprises turques qui ont inondé le marché du Kurdistan et la construction d’un pipeline qui permet au GRK d’exporter de manière indépendante ses hydrocarbures vers les marchés internationaux.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan (à droite) rencontre le président de la région kurde d’Irak Massoud Barzani au palais présidentiel d’Ankara, en 2015 (AFP)

« La force de la relation entre la Turquie et le GRK, le niveau des liens politiques et économiques entre les deux et la relation étroite entre Erdoğan et Barzani rendent impossible l’opposition inconditionnelle de la Turquie à un Kurdistan indépendant », a indiqué Coşkun à MEE.

« La Turquie comprend que le statu quo ne peut être maintenu et qu’il n’y a pas de demi-tour possible en Irak. »

« Ainsi, la Turquie observera le déroulement de ce processus et si l’opinion publique internationale finit par reconnaître un Kurdistan indépendant, la Turquie le reconnaîtra », a-t-il ajouté.

Dans le même temps, la priorité principale de la Turquie est de briser le PKK – considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, les États-Unis et l’UE – et son allié en Syrie, les Unités de protection du peuple kurde (YPG), qui s’opposent au GRK. La Turquie a fréquemment bombardé des bases du PKK sur le territoire du GRK depuis que les affrontements ont repris entre Ankara et les combattants kurdes en juillet 2015.

Même si une majorité écrasante des Kurdes d’Irak devrait voter en faveur d’un État indépendant, le doute plane encore sur la manière dont Barzani gérera l’opposition d’à peu près tous les autres camps.

Le référendum n’oblige pas Barzani à proclamer un État kurde indépendant. Il pourrait considérer un « Oui » comme un outil d’influence pour négocier avec Bagdad et les puissances voisines en bénéficiant d’une position renforcée.

Par conséquent, le référendum pourrait laisser plus de place à un soutien d’Ankara et à une coordination des relations dans le but de combattre le PKK et ses alliés dans la région.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

New MEE newsletter: Jerusalem Dispatch

Sign up to get the latest insights and analysis on Israel-Palestine, alongside Turkey Unpacked and other MEE newsletters

Middle East Eye delivers independent and unrivalled coverage and analysis of the Middle East, North Africa and beyond. To learn more about republishing this content and the associated fees, please fill out this form. More about MEE can be found here.