Les juifs kurdes d’Irak regardent l’avenir avec espoir et scepticisme
ERBIL, Irak – Taha Smith et son meilleur ami, qui ont grandi à Erbil, capitale de la région autonome irakienne du Kurdistan, étaient inséparables.
Les longues journées passées à jouer au football et au chat se sont transformées en aventures internationales – adolescents, ils ont vagabondé à travers l’Europe avant d’y trouver des emplois et d’y rester quelques années.
Confidents depuis toujours, ce n’est que récemment que chacun a révélé une anecdote : l’un comme l’autre étaient juifs.
« Il ne me l’a jamais dit. Je ne lui ai jamais dit », a confié Taha, 30 ans, qui n’a révélé sa religion ancestrale à son meilleur ami qu’avant de se marier avec la sœur de ce dernier plus tôt cette année. « C’était insensé pour moi. Nous étions si proches. »
Ce scénario aurait rendu perplexes les ancêtres de Taha.
Les juifs vivent en Mésopotamie depuis plus de 2 500 ans ; tout au long de l’avènement de l’islam et jusqu’au vingtième siècle, les mosquées et les synagogues, comme celle que les grands-parents de Taha ont fréquenté dans la citadelle centrale d’Erbil, coexistaient chaleureusement.
Pourtant, ces siècles de cordialité se sont effondrés, lorsqu’au début du mois de juin 1941, l’antisémitisme d’inspiration nazie qui a touché Bagdad a encouragé des émeutiers à piller et à détruire des maisons et des magasins juifs pendant la fête juive de Chavouot.
Connu sous le nom de Farhoud, ce pogrom de deux jours a fait près de 200 morts et traumatisé toute une communauté.
Quelques années plus tard, la création d’Israël a attisé les braises de l’antisémitisme en Irak. En réponse, Israël a organisé l’opération Ezra et Néhémie, un pont aérien mis en place en 1951 qui a permis aux juifs irakiens qui se sentaient menacés de se voir accorder la citoyenneté israélienne.
En seulement deux ans, environ 120 000 juifs irakiens ont fui vers Israël.
Aujourd’hui, le nombre de juifs à Bagdad ne dépasse pas la dizaine : la BBC a rapporté en 2011 qu’il n’en restait que sept.
Ce chiffre était de 80 000 il y a seulement 100 ans, selon un recensement ottoman effectué en 1917.
Une congrégation cachée
Le Kurdistan irakien, qui se présente comme un bastion de la tolérance dans la région et qui se prépare pour un référendum d’indépendance prévu en septembre, abrite un nombre d’habitants juifs plus élevé bien que sujet à débat.
Dans la mesure où beaucoup se sont convertis à l’islam et au christianisme au fil des ans tandis que d’autres se présentent comme des chrétiens ou des musulmans, les statistiques ne sont pas claires et remettent en question ce qui définit un « juif ».
Mordechai Zaken, historien et ancien conseiller du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, a déclaré que la plupart des dizaines de familles qui avaient une connexion familiale lointaine avec le judaïsme ont immigré en Israël à la suite de la guerre du Golfe.
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« La plupart de ces personnes sont des Kurdes musulmans qui ont peut-être une grand-mère ou une arrière-grand-mère d’origine juive qui s’est convertie à l’islam il y a deux ou trois générations », a-t-il expliqué au Jerusalem Post.
Plusieurs décennies après le début d’une vie sans système de soutien aux juifs – synagogues, rabbins, célébration collective des fêtes –, le sentiment autrefois prospère de communauté juive s’est estompé.
En outre, les incidents qui rappellent les juifs à la prudence ne se sont pas arrêtés au crépuscule du XXe siècle.
En 2012, Mawlud Afand, rédacteur en chef du magazine Israel-Kurd, dont la publication est désormais interrompue et qu’un homme de Souleimaniye achetait en secret « comme [s’il achetait] de la cocaïne », a été enlevé et emprisonné en Iran après des avertissements prononcés à répétition pour qu’il cesse la publication du magazine, selon son entourage. Il a été libéré en 2015.
La loi sur les minorités
Une évolution en apparence progressive est survenue en 2015 lorsque le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) a adopté la loi sur les minorités, qui a accordé à une poignée de religions minoritaires – le zoroastrisme, le yarsanisme et le judaïsme, entre autres – le droit d’avoir des représentants officiels au sein du GRK par le biais du ministère de la Dotation et des Affaires religieuses.
Le représentant juif nommé par le GRK a été Sherzad Mamsani, un homme qui affirme avoir perdu sa main droite lors d’un attentat à la bombe survenu en 1997 qui, soutient-il, était dirigé contre sa foi.
« Mon père était tellement heureux qu’il a pleuré lorsqu’on a parlé pour la première fois d’un représentant juif »
– Juif kurde anonyme
Son objectif principal, a-t-il déclaré, est de restaurer les sites historiques juifs de la région, d’ériger des synagogues et de mener un effort de relations publiques pour améliorer la perception des Juifs.
Un juif kurde qui n’a pas souhaité révéler son nom se souvient très bien de la réaction de son père lorsqu’il a entendu la nouvelle de la nomination de Mamsani.
« Mon père était tellement heureux qu’il a pleuré lorsqu’on a parlé pour la première fois d’un représentant juif », a-t-il raconté.
« Je veux effacer l’image dont souffrent les juifs », a déclaré Mamsani dans un café d’Erbil en avril.
« Je veux que les gens sachent que les juifs ne sont pas dangereux. »
Pourtant, deux ans après sa prise de fonctions, Mamsani rencontre toujours des difficultés avec sa propre image au sein des communautés juives.
« Je veux que les gens sachent que les juifs ne sont pas dangereux »
– Sherzad Mamsani, représentant juif au sein du GRK
Quelques mois seulement après sa nomination, Zaken a déclaré au Jerusalem Post que Mamsani était « un homme qui ne fait pas de distinction entre la vérité et les mensonges dans son ardeur », ajoutant que sa « campagne publicitaire [...] suscit[ait] une confusion [et était] nuisible au GRK ».
Zaken, auteur de Jewish Subjects and Their Tribal Chieftains in Kurdistan, a accusé Mamsani de gonfler le nombre de juifs au Kurdistan dans le but de réaliser des gains politiques.
Un recensement controversé
Dernièrement, Mamsani a entrepris une mission controversée visant à effectuer un recensement des familles juives dans la région en rassemblant des documents, une initiative qu’il avait décrite auparavant – dans une interview accordée au Times of Israel en 2016 – comme une « folie » et une idée qui permettrait « aux ennemis de nous trouver et de nous tuer petit à petit ».
« Les informations peuvent être achetées en Irak », s’inquiète un homme juif au sujet des informations le concernant, qui ont été transmises par un membre de sa famille et qui sont désormais répertoriées.
Alors que certaines familles ont coopéré, d’autres se sont opposées à ce qu’elles considèrent comme un système de deux poids, deux mesures initié par un chef qui prétend avoir des racines juives et des connexions officielles sans les avoir prouvées.
Mariwan Naqshbandy, directeur des relations et de la coexistence religieuse au sein du GRK, a confirmé à MEE que Mamsani s’était vu confier ce poste non rémunéré sans présenter de papiers ni de participation communautaire, mais simplement après s’y être porté candidat.
Un juif qui a rencontré Mamsani s’est exprimé à son sujet au nom de sa famille : « Nous n’avons pas remis les papiers. Je n’ai pas encore vu de bonnes choses ou de mauvaises choses à son sujet – je ne lui fais tout simplement pas confiance. »
« De nombreux juifs demandent qui il est. Ils ne veulent pas montrer leurs documents. Ils veulent des preuves [de son identité] avant de sortir de leur réserve. »
Toutefois, la confirmation ne viendra pas de ce qui est pour beaucoup la source la plus fiable : Israël.
« Sherzad n’est pas un citoyen israélien, n’a pas de passeport israélien et n’a aucun lien avec le gouvernement israélien ou un représentant officiel en Israël », a déclaré Margalit Vega, directrice du département des États du Golfe au ministère israélien des Affaires étrangères, dans un e-mail adressé à MEE.
Plus tôt cette année, Mamsani a démissionné temporairement, invoquant « diverses raisons », et lui-même reconnaît qu’il a de nombreux détracteurs.
« La majeure partie de ma communauté [est] anti-Sherzad », a déclaré Mamsani, qui ne cesse pas de souligner qu’il n’est pas un homme politique.
Le représentant juif semble bénéficier de son accueil le plus favorable lors de voyages à l’étranger et dans les publications extérieures, où il est dépeint comme un champion courageux représentant des minorités religieuses qui, comme l’affirme Mamsani, « [se] trouve au cœur des flammes entre des pays islamistes radicaux ».
Des complots d’assassinat ?
Dans de nombreuses interviews, il affirme avoir été visé par de multiples tentatives de meurtre, dont une, dit-il, est la raison pour laquelle il porte une prothèse à la main droite.
L’an dernier, CNN a fait intervenir Mamsani dans une analyse consacrée aux « minorités au bord de l’extinction » en Irak.
L’an dernier également, dans un article du New York Times résumant un voyage de lobbying de la délégation kurde à Washington, Mamsani, qui y participait, a été décrit comme un « haut responsable » engagé « dans un appel ouvert visant à renforcer le soutien en Israël en faveur de l’effort kurde ». (Mamsani indique avoir échangé des cadeaux – une kippa contre un drapeau américain – avec Trent Franks, représentant de l’Arizona au Congrès).
Pour les Kurdes progressistes, enclins à applaudir les mesures du GRK visant à améliorer les relations avec les minorités – par exemple, sur les 111 sièges parlementaires, les partis turkmènes et chrétiens doivent avoir respectivement cinq sièges et 30 % des sièges au minimum doivent être occupés par des femmes –, les nominations comme celle de Mamsani ont éloigné davantage le Kurdistan de l’Irak rigide.
« J’ai vu le travail [de Mamsani] sur Facebook et sur Instagram et ce qu’il fait pour les juifs – comment il se présente pour les juifs », a indiqué Aria Youssef, une défenseuse des droits des femmes kurdes syriennes qui a assisté à l’un des dîners organisés par Mamsani à l’occasion du shabbat juif à Erbil.
« Il était intéressant de voir la réalité – pas les photos – de la manière dont il peut présenter les juifs au Kurdistan. »
Alors que le Kurdistan connaît une période de paix, les décennies de conflits en dents de scie – en moins de trente ans, les Kurdes ont vécu la guerre Iran-Irak, le massacre des Kurdes par Saddam Hussein, deux invasions américaines de l’Irak et la montée du groupe État islamique – ont poussé bon nombre d’entre eux à se montrer prudents.
« Les Kurdes aiment les juifs et notre gouvernement aime Israël »
– Taha Smith, Juif kurde
Même Taha Smith, qui exprime aujourd’hui ouvertement sa foi et qui s’est fait tatouer l’étoile de David sur le bras droit, reconnaît que l’avenir est rempli d’inconnues.
« Je fais confiance à mon gouvernement. Je fais confiance aux [forces militaires des] peshmergas [kurdes]. Les Kurdes aiment les juifs et notre gouvernement aime Israël, a affirmé Taha. Mais bien évidemment, nous ne savons pas ce qui se passera ensuite. »
Le soutien israélien
Israël est un partisan fervent et bienvenu de l’indépendance kurde, tandis que le Kurdistan est parfois qualifié de « second Israël ».
Les Américains sont également tenus en haute estime par les Kurdes, d’autant plus que les bombes américaines ont dissuadé le groupe État islamique d’avancer vers Erbil à l’été 2014.
Avec de solides alliances internationales et un intérieur bien contrôlé et chargé de postes de contrôle, la source de préoccupation des minorités religieuses n’est pas la sécurité quotidienne, mais le penchant de la région pour l’instabilité aléatoire et la propagation de la violence depuis l’extérieur.
En 2014, après quelques années d’accalmie de la violence contre les Yézidis, les Yézidis du Kurdistan ont été confrontés à un génocide sporadique et barbare perpétré par l’État islamique.
« Si quelqu’un me voit commenter sur une page Facebook [juive], peut-être qu’un jour viendra [où cela posera problème], Dieu nous en préserve, a déclaré un homme. Le Kurdistan est comme un nid d’espions et de taupes. »
Alors que les juifs kurdes se sentent protégés en tant que Kurdes, ils seraient heureux de recevoir plus de soutien de la part d’Israël et des États-Unis, qui abritent les trois quarts de la population juive mondiale.
« Nous espérons pouvoir établir une connexion avec les États-Unis ou Israël. Nous n’avons pas besoin d’y aller », a affirmé un vétéran juif de la guerre Iran-Irak, qui s’est distancié des Kurdes qui se sont présentés en tant que juifs pour obtenir la citoyenneté israélienne au fil des années.
« Si Israël envoyait ne serait-ce que deux rabbins au Kurdistan, on verrait une queue devant le ministère »
– Juif kurde anonyme
« Même si nous avons notre nom à l’ambassade des États-Unis [à Erbil], même s’ils nous donnent un papier qui nous protège si quelque chose se produit à nouveau – c’est suffisant. »
En termes de fondements spirituels, cependant, on sait clairement quelle nation a les meilleures chances de faire sortir la communauté de l’ombre.
« Si Israël envoyait ne serait-ce que deux rabbins au Kurdistan, on verrait une queue devant le ministère [de la Religion]. Ils pourraient dire que nous existons officiellement. Voici nos passeports. Voici nos cartes d’identité, a affirmé un juif d’Erbil. Si cela arrivait, on verrait une foule jamais observée auparavant. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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