Les séries turques conquièrent le monde
Dans l’arrière-salle d’un nightclub, quatre hommes sont assis à une table haute. Avec leurs épaisses moustaches et leurs costumes sombres, ils ont l’air de parrains de bourgades.
De jeunes femmes en tenue légère traversent la pièce pour les rejoindre. La caméra effectue un travelling d’avant en arrière. Le ton du dialogue est sarcastique. Un personnage masculin demande à l’une des femmes : « Avez-vous un syndicat pour les travailleurs de casino ? » « Un quoi ? » « Un syndicat. » Courte pause. « Non. » Un autre homme prend la relève : « Vous devriez. Je ne supporterais pas d’être dans la même position d’impuissance que vous ». Il éclate de rire. Coupez.
La scène est tirée de Poyraz Karayel (« Pour mon fils »), une fiction sur la mafia sur fond de romance qui compte parmi les quelque 60 séries télévisées produites en Turquie chaque année.
Selon le directeur de l’Assemblée des exportateurs turcs (TIM), Mehmet Büyükekşi, la Turquie est le second plus grand exportateur de séries télévisées après les États-Unis, vendant ses productions à plus de 75 pays différents de par le monde et générant un chiffre d’affaires estimé à plus de 350 millions de dollars.
Chaque série consiste d’environ 40 épisodes d’une durée de 130 minutes chacun, ce qui correspond à 5 200 heures de contenu télévisé national diffusé chaque année.
Avec un budget moyen de 600 000 livres turques (200 000 dollars) par épisode – essentiellement dépensés pour le design de production, les costumes, l’équipement technique et les cachets des comédiens – la valeur de la production peut être élevée, mais souvent au détriment de la main-d’œuvre et des équipes de travail, aux dires de nombreux professionnels du secteur.
Meriç Demiray a noirci des centaines de pages de contenu télévisuel depuis le début des années 2000, dont certains des épisodes les plus récents d’Arka Sokaklar (« Ruelles »), une série criminelle à l’affiche sans interruption depuis neuf ans.
« En tant que scénariste, c’était merveilleux jusqu’à il y a environ dix ans. À l’époque, je devais écrire un épisode de 60 minutes par semaine, comparé aux plus de 130 minutes d’aujourd’hui. C’est devenu un processus très mécanique et inintéressant, le but est juste de ne pas interrompre le flot du mélodrame », affirme-t-il.
« Comparé au cinéma ou au théâtre, aucune profondeur n’est exigée de la performance des acteurs, la courbe émotionnelle d’un personnage n’est pas cohérente du début à la fin. Un personnage peut changer à chaque minute, en fonction de l’accueil du public », déclare Kanbolat Görkem Arslan, qui interprète le rôle du bras-droit du parrain dans Poyraz Karayel.
Çağrı Vila Lostuvalı, dix ans dans le métier dont quatre comme réalisateur, ajoute : « Pour produire un épisode par semaine, nos équipes travaillent jusqu’à dix-huit heures par jour. Ce boulot dévore complètement nos vies. »
« En raison de l’augmentation de la durée des épisodes et par conséquent du nombre d’heures de travail, l’industrie a perdu ses professionnels les plus chevronnés, qui refusent de travailler dans de telles conditions. Les salaires n’ont pas beaucoup augmenté non plus », observe Meriç Demiray.
Pour se faire une idée, il suffit de penser au processus de développement d’un script de cinéma, qui prend environ deux ans, et aux sept semaines nécessaires au minimum pour tourner 90 minutes de film édité.
Cependant, les chiffres du marché semblent envoyer des signaux différents. Au cours des dernières années, les séries télévisées locales ont dominé la programmation, une tendance suivie par presque tous les principaux diffuseurs qui ne veulent pas perdre de terrain face aux chaînes concurrentes. Si l’on examine le programme des six principales chaînes de télévision, les premières diffusions, les rediffusions et les récapitulatifs de séries télévisées nationales constituent approximativement 60 à 65 % des premières parties de soirée.
Ce véritable phénomène de pop-culture n’a pas surgi de nulle part. Ces séries télévisées sont le produit d’une longue tradition de mélodrames turcs projetés dans les salles de cinéma puis adaptés plus tard au petit écran.
Yeşilçam Street, dans le centre d’Istanbul, a constitué le foyer des studios de cinéma, des acteurs et des réalisateurs dans les années 1950-1970. Environ 300 films en sortaient chaque année, dont des comédies romantiques, des drames, des mélodrames, des films de gangsters et des romances historiques ; un éventail de genres ayant en commun une connotation culturelle et un langage cinématographique spécifiques qui ont évolué à travers le temps mais qui demeurent au cœur de la production télévisée contemporaine.
Par rapport aux drames télévisés en langue anglaise, les productions turques sont beaucoup plus lentes, les sentiments et émotions y sont souvent exagérés, et la durée des scènes considérablement rallongée.
Par exemple, une scène du drame télévisuel Son (« La fin »), durant laquelle un personnage pleure pendant quatre minutes, a dû être réduite à 30 secondes lors de sa diffusion à la télévision suédoise.
« Bien qu’ils ne fassent aucun effort pour plaire aux audiences étrangères, certains des drames télévisuels de la dernière décennie sont énormément populaires non seulement dans le pays mais aussi à l’étranger », indique Kerem Çatay, le directeur de l’une des principales sociétés de production télévisuelle de Turquie.
Le Moyen-Orient, l’Asie du Sud, les Balkans et la Russie comptent parmi les plus grands importateurs de séries turques, redéfinissant une sorte d’expansion territoriale de l’Empire ottoman à travers les ondes.
Quelques – plus rares – pays d’Europe de l’Ouest ont également suivi la tendance, achetant le plus souvent des drames historiques.
Tandis que le marché traditionnellement fiable du Moyen-Orient a vu sa demande chuter en raison de l’instabilité politique et des conflits, de nouveaux marchés pour la production télévisuelle populaire turque ont vu le jour, notamment en Amérique du Sud où la culture et le marché de la série télévisée sont forts.
Il semblerait que lorsqu’il est question d’amour, de famille, de trahison et d’intrigues, les frontières géographiques disparaissent.
« Les comédies sont plus difficiles à vendre à l’étranger », constate le directeur des opérations des drames de Star TV, Ali Leskay. « L’humour est trop spécifique culturellement alors que les drames ont une qualité plus universelle, fermement ancrée dans les émotions humaines », ajoute-t-il.
Sakine, 29 ans, travaille dans un magasin de cosmétiques de la station de métro Osmanbey, dans un quartier chic d’Istanbul. Elle vit avec sa famille dans un arrondissement conservateur de la ville. « J’adore Paramparça [Morceaux brisés]. C’est un drame qui parle de deux bébés qui ont été échangés à la naissance et donnés aux mauvaises mères, lesquelles appartiennent à deux milieux sociaux très différents. »
« Chaque lundi soir, au moment du feuilleton, toute la famille est installée sur le canapé et personne ne s’en va avant la fin de l’épisode. C’est un rendez-vous immanquable, que j’attends avec impatience toute la semaine. J’aimerais simplement pouvoir connaître l’amour aussi passionnément que les personnages. »
Morceaux brisés, connu sous le nom de Güzel en Iran, a atteint un audimat de 18 % lors de sa dernière diffusion à la télévision turque le 18 janvier 2016, arrivant en seconde position après Kırgın Çiçekler (« Fleurs blessées »), un autre drame télévisé local plébiscité par 22 % du public.
« Ces séries ont tendance à idéaliser la réalité et c’est ça qui est génial », s’enthousiasme Sakine.
« Elles ne sont pas réalistes, elles ne parlent pas de notre pays, mais elles font rêver les gens », ajoute Olgun, un vendeur de snacks ambulant âgé de 28 ans qui a migré à Istanbul depuis la région de la mer Noire. S’il regarde les drames télévisés, c’est essentiellement parce que les multiples rebondissements des histoires d’amour qu’ils mettent en scène le passionnent. « J’avais pris l’habitude de regarder Aşk-ı Memnu [« Amour interdit »] avant de déménager ici et de me mettre à travailler autant. »
La série culte Aşk-ı Memnu a brisé les records d’audimat en Turquie avec 59 % des parts de marché lors de sa dernière diffusion en juin 2010. Elle a également rencontré un succès majeur au Pakistan, où le dernier épisode a été visionné par plus de 90 millions de personnes. C’était la première fois qu’un drame produit à l’étranger avait autant d’audience au Pakistan.
De même que Bollywood représente un échappatoire idéal pour une grande partie de la population indienne qui ne peut que rêver de vies aussi luxueuses et libérées, les séries TV turques nourrissent également les rêves de vastes segments de sociétés conservatrices – le noyau dur de l’audience étant constitué de femmes âgées de 45 ans ou plus en Turquie et au Moyen-Orient.
La plupart du temps, ces séries ont pour cadre de magnifiques demeures peuplées de personnages habillés chez eux comme s’ils assistaient à une soirée de gala.
C’est certainement le cas dans Kaderimin Yazıldığı Gün (« Le jour où mon destin est écrit »), une série dont l’intrigue principale tourne autour du thème de la maternité de substitution – une pratique illégale en Turquie.
Récemment, en mars 2015, la plus haute institution religieuse de Turquie – la Diyanet – a décrété que « la maternité de substitution est inacceptable sur le plan religieux dans la mesure où elle contient des éléments d’adultère », en référence à l’ensemble des cas de fertilisation in vitro où l’ovule, le sperme ou l’utérus n’appartiennent pas à un homme et à son épouse mais à une tierce partie.
Ali Leskay, de Star TV, clarifie : « Dans le tout premier épisode de la série, nous avons montré que les personnages se rendaient à Chypre pour avoir recours à ce procédé. Nous n’avons ainsi rencontré aucun problème judiciaire ou de censure, et avons pu traiter d’un sujet interdit et donc captivant. »
Bennur Duyucu joue le rôle de la domestique de la famille dans cette série : « C’est mon premier rôle dans un drame télévisé et j’ai eu beaucoup de chance de commencer avec une série aussi populaire. Maintenant, les gens m’interpellent dans la rue.
« Un jour, ma propre grand-mère a appelé ma mère pour demander si elle savait que j’allais me faire licencier. Bien sûr elle voulait dire en tant que servante ! »
Pendant ce temps, sur les plateaux de tournage, le rythme effréné de la production ne ralentit pas, même si la prochaine scène est un gros plan statique de la superstar Özcan Deniz. « Nous avons terminé les préparatifs pour l’après-midi », indique Seliha, l’assistante du réalisateur. « Après cela, nous pouvons nous octroyer une pause jusqu’à la fin de la journée. »
Traduction de l’anglais (original).
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